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braver

mes; en arracher les métaux et les façonner à son usage; dompter l'onde et le feu pour les faire coopérer à ces transformations merveilleuses; le climat par les précautions, et le temps par les édifices; s'assujettir, en un mot, la nature physique; se la rendre esclave, et tourner ses forces contre elle-même; ce ne sont là que les premiers pas de l'homme vers la conquête de l'univers. Bientôt, s'élevant plus haut encore, il dirige contre ses propres passions sa raison éclairée par l'expérience. Il impose un joug uniforme à ces ennemis intérieurs, plus rebelles que tous les obstacles extérieurs qu'il a vaincus. Il obtient de lui-même et de ses semblables des sacrifices qu'on eût dit impossibles. Il parvient à faire respecter la propriété par celui qu'elle exclut, la loi par celui qu'elle condamne. De rares exceptions facilement réprimées ne dérangent en rien l'ordre général.

Alors, l'homme, considéré toujours sous des rapports purement terrestres, semble être arrivé au comble de son perfectionnement moral et physique. Ses facultés sont admirablement combinées pour le guider vers ce but. Ses sens, plus parfaits que ceux des espèces inférieures, sinon chacun en particulier, du moins tous ensemble, par la réunion et par l'assistance mutuelle qu'ils se prêtent; sa mémoire, si fidèle, qui lui retrace les objets divers, sans leur permettre de se confondre; son jugement, qui les classe et les compare; son es prit qui, chaque jour, lui dévoile en eux de nou

veaux rapports; tout concourt à le conduire rapidement à des découvertes successives et à consolider ainsi son empire.

Cependant au milieu de ses succès et de ses triomphes, ni cet univers qu'il a subjugué, ni ces organisations sociales qu'il a établies, ni ces lois qu'il a proclamées, ni ces besoins qu'il a satisfaits, ni ces plaisirs qu'il diversifie, ne suffisent à son ame. Un désir s'élève sans cesse en lui et lui demande autre chose. Il a examiné, parcouru, conquis, décoré la demeure qu'il renferme, et son regard cherche une autre sphère. Il est devenu maître de la nature visible et bornée, et il a soif d'une nature invisible et sans bornes. Il a pourvu à des intérêts qui, plus compliqués et plus factices, semblent d'un genre plus relevé. Il a tout connu, tout calculé, et il éprouve de la lassitude à ne s'être occupé que d'intérêts et de calculs. Une voix crie au fond de luimême, et lui dit que toutes ces choses ne sont que du mécanisme, plus ou moins ingénieux, plus ou moins parfait, mais qui ne peut servir de terme ni de circonscription à son existence, et que ce qu'il a pris pour un but n'était qu'une série de moyens.

Il faut bien que cette disposition soit inhérente à l'homme, puisqu'il n'est personne qui n'ait, avec plus ou moins de force, été saisi par elle, dans le silence de la nuit, sur les bords de la mer, dans la solitude des campagnes. Il n'est personne qui ne se soit, pour un instant, oublié lui-même, senti comme entraîné dans les flots d'une contemplation

vague, et plongé dans un océan de pensées nouvelles, désintéressées, sans rapport avec les combinaisons étroites de cette vie. L'homme le plus dominé par des passions actives et personnelles a pourtant, malgré lui, subitement, de ces mouvements qui l'enlèvent à toutes les idées particulières et individuelles. Ils naissent en lui lorsqu'il s'y attend le moins. Tout ce qui au physique tient à la nature, à l'univers, à l'immensité; tout ce qui au moralexcite l'attendrissement et l'enthousiasme; le spectacle d'une action vertueuse, d'un généreux sacrifice, d'un danger bravé courageusement, de la douleur d'autrui secourue ou soulagée, le mépris du vice, le dévouement au malheur, la résistance à la tyrannie, réveillent et nourrissent dans l'ame de l'homme cette disposition mystérieuse ; et si les habitudes de l'égoïsme le portent à sourire de cette exaltation momentanée, il n'en sourit néanmoins qu'avec une hontesecrète qu'il cache sous l'apparence de l'ironie, parce qu'un instinct sourd l'avertit qu'il outrage la partie la plus noble de son être.

Ajoutons qu'en nous étudiant bien dans ces heures si courtes et si peu semblables à tout le reste de notre existence, nous trouverons qu'à l'instant où nous sortons de cette rêverie et nous laissons reprendre par les intérêts qui nous agitent, nous nous sentons comme descendre d'un lieu élevé dans

une atmosphère plus dense et moins pure, et nous avons besoin de nous faire violence pour rapprendre ce que nous nommons la réalité.

Il existe donc en nous une tendance qui est en contradiction avec notre but apparent et avec toutes les facultés qui nous aident à marcher vers ce but. Ces facultés, toutes adaptées à notre usage, correspondent entre elles pour nous servir; se dirigent vers notre plus grande utilité, et nous prennent pour unique centre. La tendance que nous venons de décrire nous pousse au contraire hors de nous, nous imprime un mouvement qui n'a point notre utilité pour but, et semble nous porter vers un centre inconnu, invisible, sans nulle analogie avec la vie habituelle et les intérêts journaliers.

Cette tendance jette fréquemment au-dedans de nous un grand désordre; elle se repaît de ce que notre logique nomine des chimères; elle se plaît à des émotions dont notre intelligence ne peut nous rendre compte ; elle nous désintéresse de nos intérêts; elle nous force à croire en dépit de nos doutes, à nous affliger au milieu des fêtes, à gémir au sein du bonheur : et il est remarquable que des traces de cette disposition se trouvent dans toutes nos passions nobles et délicates. Toutes ces passions ont comme elle quelque chose de mystérieux, de contradictoire. La raison commune ne peut en expliquer aucune d'une manière satisfaisante. L'amour, cette préférence exclusive, pour un objet dont nous avions pu nous passer long-temps, et auquel tant d'autres ressemblent (1); le besoin de

(1) Traduit devant le tribunal d'une logique sévère, l'amour pourrait fort bien y perdre sa cause. En subsisterait-il moins? Cesserait-il

la gloire, cette soif d'une célébrité qui doit se prolonger après nous; la jouissance que nous trouvons dans le dévouement, jouissance contraire à l'instinct habituel de notre nature; la mélancolie, cette tristesse sans cause, au sein de laquelle est un plaisir qui se dérobe à l'analyse ; mille autres sensations qu'on ne peut décrire, sont inexplicables pour la rigueur du raisonnement.

Nous ne rechercherons point ici quelle est l'origine de cette disposition, qui fait de l'homme un être double et énigmatique, et le rend quelquefois comme déplacé sur cette terre. Les croyants peuvent y voir le souvenir d'une chute, les philosophes y reconnaître le germe d'un perfectionnement futur. C'est une question que nous laissons indécise.

Mais nous affirmons que si l'on rapproche cette disposition du sentiment universel dont nous avons parlé ci-dessus, de ce sentiment qui porte l'homme à s'adresser à des êtres invisibles, à faire dépendre d'eux sa destinée, à mettre plus d'importance à ses rapports avec le monde qu'ils habitent, qu'aux

de faire la destinée des ames les plus délicates et les plus sensibles, pendant la plus belle portion de la vie? Le sentiment religieux n'est pas comme l'amour un penchant passager. Son influence ne se borne pas à la jeunesse. Il se fortifie au contraire, et s'accroît avec l'âge. En le détruisant, si on pouvait le détruire, on ne priverait pas seulement l'époque des passions de quelques jouissances enthousiastes; on dépouillerait celle de l'isolement et de la faiblesse, du dernier rayon de lumière, du dernier souffle de chaleur.

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