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avantages les plus immédiats du monde actuel, l'on ne pourra nier que ces deux choses ne semblent se tenir étroitement, et que la seconde ne soit, en quelque sorte, l'application pratique de la première.

Nous éprouvons un désir confus de quelque chose de meilleur que ce que nous connaissons : le sentiment religieux nous présente quelque chose de meilleur. Nous sommes importunés des bornes qui nous resserrent et qui nous froissent : le sentiment religieux nous annonce une époque où nous franchirons ces bornes : nous sommes fatigués de ces agitations de la vie, qui, sans se calmer jamais, se ressemblent tellement qu'elles rendent à la fois la satiété inévitable et le repos impossible : le sentiment religieux nous donne l'idée d'un repos ineffable toujours exempt de satiété. En un mot, le sentiment religieux est la réponse à ce cri de l'ame que nul ne fait taire, à cet élan vers l'inconnu, vers l'infini, que nul ne parvient à dompter entièrement, de quelques distractions qu'il s'entoure, avec quelque habileté qu'il s'étourdisse ou qu'il se dégrade.

Si l'on accusait cette définition d'être obscure ou vague, nous demanderions comment on définit avec précision ce qui, dans chaque individu, dans chaque pays, à chaque différente époque, se métamorphose et se modifie? Tous nos sentiments intimes semblent se jouer des efforts du langage: la parole rebelle, par cela seul qu'elle généralise

ee qu'elle exprime, sert à désignér, à distinguer, plutôt qu'à définir. Instrument de l'esprit, elle ne rend bien que les notions de l'esprit. Elle échoue dans tout ce qui tient, d'une part aux sens et de l'autre à l'ame. Définissez l'émotion que vous causent la méditation de la mort, le vent qui gémit à travers des ruines ou sur des tombeaux, l'harmonie des sons ou celle des formes. Définissez la rêverie, ce frémissement intérieur de l'ame, où viennent se rassembler et comme se perdre dans une confusion mystérieuse toutes les jouissances des sens et de la pensée.

En plaçant le sentiment religieux à un degré plus haut, mais dans la même cathégorie que nos émotions les plus profondes et les plus pures, nous sommes loin de rien prononcer contre la réalité de ce qu'il révèle ou de ce qu'il devine. Pour refuser à ce sentiment une base réelle, il faudrait supposer dans notre nature une inconséquence d'autant plus étrange qu'elle serait la seule de son espèce. Rien ne paraît exister en vain. Tout symptôme indique une cause, toute cause produit son effet. Nos corps sont destinés à périr : aussi contiennent-ils des germes de destruction. Ces germes, combattus quelque temps par le principe vital qui assure notre durée passagère, triomphent néanmoins. Pourquoi la tendance que nous avons décrite et qui peut-être est déterminée par un germe d'immortalité, ne triompherait-elle pas aussi? Nous sentons nos corps entraînés vers la

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tombe la tombe s'ouvre pour eux. Nous sentons une autre partie de nous, une partie plus intime, quoique moins bien connue, attirée vers une autre sphère: qui osera dire que cette sphère n'existe pas, ou nous reste fermée?

Si vous erriez au sein de la nuit, n'ayant que la notion de l'obscurité, et toutefois y trouvant une douleur secrète et amère, et si tout à coup, dans le lointain, la voûte ténébreuse s'entr'ouvrait par intervalles laissant échapper une splendeur subite qui disparaîtrait aussitôt, ne penseriez-vous pas que derrière cette voûte opaque, est l'univers lumineux dont le désir inexplicable vous dévorait à votre insu?

On peut donc, bien que le sentiment religieux n'existe jamais sans une forme quelconque, le concevoir indépendamment de toute forme, en écartant tout ce qui varie, suivant les situations, les circonstances, les lumières relatives, et en rassemblant tout ce qui reste immuable, dans les situations et les circonstances les plus différentes.

Car par cela même que ce sentiment se proportionne à tous les états, à tous les siècles, à toutes les conceptions, les apparences qu'il revêt sont souvent grossières. Mais en dépit de cette détérioration extérieure, on retrouve toujours en lui des traits qui le caractérisent et le font reconnaître. En s'associant, comme nous l'avons montré, aux intérêts communs, aux calculs vulgaires, il répugne néanmoins à cette alliance; pareil à un

envoyé céleste, qui, pour policer des tribus barbares, se plierait à leurs mœurs et à leur langue imparfaite, mais dont la voix et le regard attesteraient toujours qu'il est d'une race supérieure et a vu le jour dans de plus heureux climats. Quoi de plus ignorant, de plus superstitieux que le sauvage abruti, qui enduit de boue et de sang son informe fétiche? Mais suivez-le sur le tombeau de ses morts: écoutez les lamentations des guerriers pour leurs chefs, de la mère pour l'enfant qu'elle a perdu. Vous y démêlerez quelque chose qui pénètrera dans votre ame, qui réveillera vos émotions, qui ranimera vos espérances. Le sentiment religieux vous semblera, pour ainsi dire, planer sur sa propre forme.

CHAPITRE II.

De la nécessité de distinguer le sentiment religieux des formes religieuses, pour concevoir la marche des religions.

La distinction que nous avons tâché d'établir dans le chapitre qu'on vient de lire, a été méconnue jusqu'à présent. Elle est néanmoins le chef d'une foule de problêmes, dont aucun effort n'a pu encore nous donner la solution. Non-seulement l'origine des idées religieuses est inexplicable, si nous n'admettons l'existence du sentiment religieux; mais il se rencontre, dans la marche de toutes les religions, mille phénomènes dont il nous est impossible également de nous rendre compte, si nous ne distinguons entre le sentiment et la forme. II faut donc ne rien négliger pour rendre cette vérité manifeste, et pour l'environner d'évidence.

Le sentiment religieux naît du besoin que l'homme éprouve de se mettre en communication avec les puissances invisibles.

La forme naît du besoin qu'il éprouve également de rendre réguliers et permanents les moyens de communication qu'il croit avoir dé

couverts.

La consécration de ces moyens, leur régularité, permanence, sont des choses dont il ne peut se

leur

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