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passer. Il veut pouvoir compter sur sa croyance; il faut qu'il la retrouve aujourd'hui ce qu'elle était hier, et qu'elle ne lui semble pas, à chaque instant, prête à s'évanouir et à lui échapper comme un nuage. Il faut, de plus, qu'il la voie appuyée du suffrage de ceux avec lesquels il est en rapport d'intérêt, d'habitude et d'affection: destiné qu'il est à exister avec ses semblables, et à communiquer avec

eux,

,il ne jouit de son propre sentiment que lorsqu'il le rattache au sentiment universel. Il n'aime pas à nourrir des opinions que personne ne partage; il aspire pour sa pensée, comme pour sa conduite, à l'approbation des autres, et la sanction du dehors est nécessaire à sa satisfaction intérieure (1).

De là résulte à chaque époque l'établissement d'une forme positive, proportionnée à l'état de cette époque.

Mais toute forme positive, quelque satisfaisante qu'elle soit pour le présent, contient un germe

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(1) « De même que le langage donne à l'homme, pour les choses « ordinaires de la vie, la certitude qu'il n'est pas le jouet d'un rêve qui l'a transporté dans un monde imaginaire, mais que celui dans lequel il se trouve est bien le monde réel, commun à tous ses semblables, (HÉRACLITE), de même le culte public lui paraît une espèce d'assurance que le sien n'est pas l'œuvre fantastique de son imagina<< tion, mais le moyen véritable de communiquer avec les objets de son « adoration religieuse. » (NÉANDER, sur le siècle de Julien.) On pourrait voir dans cette disposition, l'une des causes de l'intolérance, quand elle est unie à la boune foi. L'homme intolérant persécute les opinions opposées aux siennes, comme si l'existence des premières infirmait les vérités qu'il chérit, de sorte que l'intolérance qu'on attribue à l'orgueil, aurait plutôt pour principe la défiance de soi-même, et une espèce d'hu

milité.

d'opposition aux progrès de l'avenir. Elle contracte, par l'effet même de sa durée, un carac-tère dogmatique et stationnaire qui refuse de suivre l'intelligence dans ses découvertes, et l'ame dans ses émotions que chaque jour rend plus épurées et plus délicates. Forcée, pour faire plus d'impression sur ses sectateurs, d'emprunter des images presque matérielles, la forme religieuse n'offre bientôt plus à l'homme fatigué de ce monde qu'un monde à peu près semblable. Les idées qu'elle suggère deviennent de plus en plus étroites comme les idées terrestres dont elles ne sont qu'une copie, et l'époque arrive, où elle ne présente plus à l'esprit que des assertions qu'il ne peut admettre; à l'ame, que des pratiques qui ne`la satisfont point. Le sentiment religieux se sépare alors de cette forme pour ainsi dire pétrifiée. Il en réclame une autre qui ne le blesse pas, et il s'agite jusqu'à ce qu'il l'ait trouvée.

Voilà l'histoire de la religion; on doit voir main*tenant que si l'on confond le sentiment et la forme, on ne s'entendra jamais.

En effet, comment expliquerez-vous, sans cette distinction, la suite des phénomènes religieux qui frappent nos regards dans les annales des différents. peuples?

Pourquoi, par exemple, lorsqu'une forme religieuse est rétablie, et que la civilisation s'est élevée à un certain degré, l'incrédulité se manifeste-telle infailliblement avec une audace toujours crois

sante? La Grèce, Rome, l'Europe moderne, nous démontrent ce fait.

Vouloir l'expliquer par l'ascendant de quelques individus qui, tout-à-coup, on ne sait pourquoi, se plaisent à saper dans leur base des dogmes respectés, c'est prendre l'effet pour la cause et le symptôme pour la maladie.

Les écrivains ne sont que les organes des opinions dominantes. Leur accord avec ces opinions, leur fidélité à les exprimer, fondent leur succès. Placez Lucien dans le siècle d'Homère, ou seulement de Pindare; faites naître Voltaire sous Louis IX ou sous Louis XI, Lucien et Voltaire n'essayeront pas même d'ébranler la croyance de leurs contemporains. Ils le tenteraient inutilement. Les applaudissements que de leur temps ils ont obtenus, les éloges qui les ont encouragés, ils en sont redevables moins à leur mérite qu'à la conformité de leurs doctrines avec celles qui commençaient à s'accréditer. Ils ont dit sans ménagement et sans retenue ce que tout le monde pensait. Chacun se reconnaissant en eux, s'est admiré dans son interprète.

Ce n'est pas une fantaisie chez les peuples que d'être dévots ou irréligieux; la logique est un besoin de l'esprit, comme la religion est un besoin de l'ame. On ne doute point, parce qu'on veut douter, comme on ne croit point, parce qu'on voudrait croire.

Il y a des époques où il est impossible de semer

le doute, il y en a d'autres où il est impossible de raffermir la conviction.

D'où viennent ces impossibilités en sens opposés ?

que

C'est que l'intelligence a fait des progrès, et la forme étant restée la même, n'est plus, en quelque sorte, qu'une déception. Le sentiment religieux lutte contre cette déception. Il se glisse, quelquefois à l'insu de celui qui l'éprouve, dans les religions positives, mais l'instinct de leurs ministres le découvre et le combat.

Les philosophes de l'antiquité, jusqu'à Épicure exclusivement, n'ont fait, pour la plupart, qu'exprimer cette tendance du sentiment religieux (1).

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(1) Un auteur moderne semble insinuer que le sentiment religieux n'a existé que depuis l'établissement du christianisme. « Jusques alors, dit-il, Dieu n'avait manifesté que sa puissance... Cette notion... produisait un sentiment de respect et de crainte... Dieu achève de se dé« couvrir... et un amour immense s'empare du cœur de l'homme. »> (Essai sur l'indifférence en mat. de relig., tome II, préf. 87, 88.) Pour démontrer l'inexactitude de cette assertion, il nous suffira d'un passage de Plutarque. On y voit clairement le sentiment religieux se glissant dans le polythéisme que l'intelligence travaillait à épurer. « Aucune fète, aucune cérémonie, aucun spectacle, » dit le philosophe de Chéronée, n'a pour l'homme un charme égal à celui qu'il trouve << dans l'adoration des dieux, dans la participation aux danses solennelles, aux sacrifices et aux mystères. Son ame alors n'est pas abat« tue, triste et découragée comme si elle avait à redouter des puissan« ces malignes et tyranniques. Elle est, au contraire, délivrée de toute «< crainte, de toute donleur, de toute inquiétude, et s'enivre de joies ineffables. Ces joies sont étrangères à celui qui ne croit pas à la Pro«vidence. Car ni la magnificence des ornements, ni la profusion des parfums, ni l'abondance des vins et des mets ne plaisent à l'ame dans

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Ils n'avaient point d'intentions irréligieuses. Leurs efforts pour épurer la croyance étaient si peu hostiles, qu'ils défendaient avec conviction l'ensemble dont ils auraient voulu modifier ou plutôt écarter quelques détails. Mais les religions positives ne savent aucun gré de cette espèce de bienveillance. Pour elles, les réformateurs sont des ennemis. On connaît la mort de Socrate, et l'exil d'Anaxagore. Deux mille ans plus tard, l'amour pur de Fénélon, qui n'était autre chose que le sentiment religieux cherchant à se placer sous des dogmes fixes et à se concilier avec ces dogmes, fut condamné comme une hérésie (1).

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« les rites sacrés. Ce qui lui plaît, ce qui l'enchante, c'est la persua«sion que les dieux assistent au sacrifice, et acceptent avec bonté ce « que la piété leur consacre. Pour qui n'a point cette persuasion, le temple est un désert; la cérémonie, une pompe vaine et lugubre; «<les prières, des paroles que la raison désavoue; le sacrificateur, un << vil mercenaire qui égorge un innocent animal. » PLUT. — Non posse suaviter vivi secundum Epicuri decreta, cap. 22. Nous pourrions trouver mille passages où Sénèque se livre avec des formes philosophiques, à l'exaltation du sentiment religieux. L'époque l'y invitait, il vivait sous Néron, et, pressé par la tyrannie, il se réfugiait où la tyrannie ne pouvait l'atteindre. Les traces du même sentiment s'aperçoivent dans les nouveaux platoniciens; mais ils étaient gênés en deux sens opposés par Ja tendance aux abstractions, et par le désir de prolonger l'existence des formes anciennes.

(1) Comme il est probable que le public de nos jours a oublié les motifs du bref d'Innocent XII contre l'archevêque de Cambray, et les doctrines qui se trouvèrent frappées de réprobation par l'église romaine, nous rapporterons quelques-unes des propositions qui furent condam

nées.

Ire PROPOSITION. -«

Il y a un état habituel d'amour de Dieu qui est

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