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Or la persécution a des effets qui sont infaillibles. Le désir de briser le joug d'une forme qui se montre oppressive et vexatoire devient l'unique objet vers lequel se dirige le travail de la pensée.

L'activité de l'imagination, la subtilité du raisonnement, se tournent contre ce que le raisonnement trouvait naguère plausible, contre ce que

« une charité pure, et sans aucun mélange du motif de l'intérêt propre... << Ni la crainte des châtiments, ni le désir des récompenses n'ont plus «de part à cet amour. »

2o PROPOSITION. — « Dans cet état, on perd tout motif intéressé de crainte et d'espérance.

22o PROPOSITION. -«

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Quoique la doctrine du pur amour fût la pure « et simple perfection de l'évangile marquée dans toute la tradition, les « anciens pasteurs ne proposaient d'ordinaire au commun des justes, << que les pratiques de l'amour intéressé. »

23o PROPOSITION. « Le pur amour fait lui seul toute la vie intérieure, et devient alors le principe unique et l'unique motif de tous «<les actes désintéressés et méritoires. >>

«

Bref d'Innocent XII, contenant condamnation des Maximes des Saints, du 12 mars 1699.

On voit que toutes les propositions réprouvées tendent à faire prévaloir le sentiment religieux sur les motifs intéressés. Cette préférence porte nécessairement un grand préjudice à l'autorité sacerdotale. Elle met l'homme en communication directe avec la divinité, et lui rend superflue l'intervention des intermédiaires. Elle doit nuire par là même, à l'influence de ceux qui sont les organes des demandes qu'il adresse au ciel pour obtenir des faveurs ou pour échapper à des peines. Celui qui aspire à des récompenses, ou qui redoute des châtiments, doit prêter une oreille plus docile aux directions qui lui sont données, que celui qui, trouvant son bonheur dans le sentiment, n'a besoiu de personne pour arriver à ce bonheur et pour en jouir, et si ce pur amour, c'està-dire le sentiment religieux, fait à lui seul la vie intérieure, le culte extérieur, les rites, la forme en un mot, perdent beaucoup de leur importance.

l'imagination se plaisait à révérer, en un mot le sentiment religieux se sépare de sa forme.

Mais comme alors les persécutions redoublent, elles font naître dans les ames révoltées une sorte de fanatisme d'incrédulité qui saisit et enivre les portions éclairées, les classes supérieures de la société, et cette incrédulité attaque bientôt le sentiment religieux lui-même. Étouffé jusqu'alors par la forme matérielle, il rencontre plus de défaveur encore durant le combat que se livrent l'incrédulité et la religion. Comme les révolutions contre le despotisme sont suivies d'ordinaire d'un moment d'anarchie, l'ébranlement des croyances populaires est accompagné d'une haine et d'un mépris effréné contre toutes les idées religieuses et bien qu'au fond, en dépit de cette impulsion désordonnée, le sentiment religieux conserve ses droits, bien que cet enthousiasme pour la nature, pour le grand tout, que nous remarquons chez les écrivains les plus incrédules, et qui, à juste titre, nous paraît bizarre, ne soit que le sentiment religieux se reproduisant sous un autre nom au sein de l'athéisme lui-même, les apparences n'en indiquent pas moins l'incrédulité la plus complète, et l'on dirait que l'homme a pour jamais abjuré tout ce qui tient à la religion.

Mais ici se présente un nouveau problême, et c'est encore la distinction entre le sentiment et la forme qui seule peut l'expliquer.

Comment se fait-il que toutes les fois

que les

religions positives sont entièrement décréditées, l'homme se précipite dans les superstitions les plus effroyables?

Voyez les habitants du monde civilisé durant les trois premiers siècles de notre ère. Contemplezles tels que nous les décrit Plutarque, honnête écrivain qui aurait désiré être dévot, qui s'imaginait quelquefois l'ètre, mais que poursuivaient malgré lui l'incrédulité contemporaine et la contagion du scepticisme.

A côté de ce scepticisme, invincible dans ses arguments, péremptoire dans ses dénégations, triomphant dans son ironie, un déluge de superstitions grossières et souvent féroces envahit tout l'univers policé. L'ancien polythéisme est tombé, un autre le remplace, occulte, sombre, bizarre, auquel chacun se livre, et dont chacun rougit. Aux cérémonies régulières des pontifes, succèdent les courses tumultueuses des prêtres isiaques, derniers auxiliaires et alliés suspects d'un culte expirant, tour à tour repoussés et rappelés par ses ministres, désespérant de leur cause. Missionnaires turbulents et méprisés, danseurs indécents, prophètes fanatiques, mendiants importuns, les cheveux épars, le corps déchiré, la poitrine sanglante, privés de leur sexe qu'il ont abjuré, de leur raison qu'ils ont étourdie, ils promènent les simulacres ou les reliques des divinités dans les bourgs et les villages. Ils remplissent l'air de leurs hurlements; il étonnent la foule par des contorsions grotesques; ils

l'effrayent par des convulsions hideuses et cette foule que ne touchaient plus les pompes antiques, sent sa dévotion ranimée par cette irruption de jongleurs sauvages, chez des peuples qu'on croit éclairés (1). Les pratiques ordinaires qui ne suffisent plus à la superstition devenue barbare, sont remplacées par le hideux taurobole, où le suppliant se fait inonder du sang de la victime. De toutes parts pénètrent dans les temples, malgré les efforts des magistrats, les rites révoltants des peuplades les plus dédaignées. Les sacrifices humains se réintroduisent dans la religion et déshonorent sa chute, comme ils avaient souillé sa naissance. Les dieux échangent leurs formes élégantes contre d'effroyables difformités; ces dieux, empruntés de partout, réunis, entassés, confondus, sont d'autant mieux accueillis que leurs dehors sont plus étranges. C'est leur foule que l'on invoque, c'est de leur foule que l'imagination veut se repaître. Elle a soif de repeupler, n'importe de quels êtres, le ciel qu'elle s'épouvante de trouver muet et désert. Les sectes se multiplient, les inspirés parcourent la terre, l'autorité politique ne sait plus comment conjurer à la fois l'incrédulité qui menacé ce qui existe, et les doctrines délirantes qui veulent remplacer ce qui existait. Elle contracte avec les pon

(1) PHED. liv. III, fab. 20, Apul. metam. VIII. PLIN. XXXV, 12. DEN. D'HAL. II, 7. OVID. Fast. IV, 180-370. Tibull. I, IV, 604. BRANCH. de Sist. ap. Græv. VI. OVID. epist. ex Pont. I, 37-40.

tifes du culte ébranlé d'impuissantes alliances. Elle s'épuise en exhortations inutiles encore plus que pathétiques. Elle s'arme pour le passé (1), mais elle ne réussit qu'à en maintenir la trompeuse apparence, tandis que la raison dispute l'avenir aux erreurs inattendues qui le réclament comme leur conquête.

Ces erreurs ne sont point le partage exclusif de la classe ignorante. Le délire envahit tous les rangs de la société. Les Romains les plus efféminés, les femmes les plus délicates, gravissent prosternés les degrés du Capitole, et se félicitent d'arriver au faîte les genoux ensanglantés (2). Dans le palais des empereurs et dans les appartements des dames romaines, on voit tous les monstres de l'Égypte, des simulacres à tête de chien, de loup, d'épervier, et ces scandaleux symboles montrés autrefois dans les mystères comme emblêmes de la force créatrice, mais devenus les objets à la fois de la dérision et de l'adoration publique, et ces

(1) C'est à cette époque que les Romains qui se disaient religieux voulaient qu'on brûlât les livres de Cicéron, comme contraires à la religion de l'état. V. ARNOB. adv. gentes. Arnobe répond: Intercipere scripta et publicatam velle submergere lectionem, non est deos defendere, sed veritatis testificationem timere. « Supprimer les écrits et vouloir en << interdire la lecture, ce n'est pas défendre les dieux, mais craindre la « vérité. »

(2) JUVÉNAL, Satyr. VI, 523-525. DION CASS. XLIII, 21, XLVI 23. Cette superstition remonte plus haut, mais pourtant à une époque où la religion était de fait détruite. TIBULL. 1, 3, 85. On dit que César et Claude s'y soumirent, Senec. de vitâ beatâ, 27. ̧

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