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statues panthées, indiquant l'énigmatique assemblage et le mélange de tous les dieux (1)..

Tout cela néanmoins ne satisfait pas l'espèce humaine. Elle retrouve la terreur, mais elle cherche en vain la croyance, et c'est de croyance qu'elle aurait besoin. Le même Plutarque nous peint les hommes de tous les états, riches, pauvres, vieux, jeunes, tantôt saisis, sans cause visible, d'un désespoir frénétique, déchirant leurs vêtements, se roulant dans la fange, criant qu'ils sont maudits des dieux (2); tantôt reprenant en parlant de ces dieux, par habitude et par vanité, le ton du persiflage et de l'ironie, puis, consultant dans quelque réduit obscur, des sorciers, des vendeurs d'amulettes et de talismans, parcourant la nuit les cimetières pour y déterrer les restes des morts, égorgeant des enfants ou les faisant périr de faim sur des tombes pour lire le destin dans leurs entrailles : enfin, malgré leur nature énervée, bravant la douleur ainsi que le crime, et soumettant à des macérations incroyables leurs corps fatigués de voluptés, comme pour faire violence à la puissance inconnue qu'ils semblent chercher à tâtons et pour arracher aux enfers ce qu'ils n'espèrent plus obtenir des cieux.

D'où vient ce désordre moral, à une époque

(1) Toute la satyre sixième de Juvénal est une peinture frappante de la superstition romaine à cette époque.

(2) PLUT. de Superstit., ch. 3.

où la philosophie a étendu partout ses enseignements, et où les lumières semblent avoir dissipé les ténèbres de l'ignorance?

L'homme s'applaudit d'avoir repoussé tous les préjugés, toutes les erreurs, toutes les craintes, et toutes les craintes, tous les préjugés, toutes les erreurs semblent déchaînées. On a proclamé l'empire de la raison, et tout l'univers est frappé de délire; tous les systêmes se fondent sur le calcul, s'adressent à l'intérêt, permettent le plaisir, recommandent le repos, et jamais les égarements në furent plus honteux, les agitations plus désordonnées, les douleurs plus poignantes: c'est que dans ses attaques contre la forme qu'il a réduite en poussière, le scepticisme a porté atteinte au sentiment dont l'espèce humaine ne saurait se passer. L'homme, sorti vainqueur des combats qu'il a livrés, jette un regard sur le monde dépeuplé de puissances protectrices et demeure étonné de sa victoire. L'agitation de la lutte, l'idée du danger qu'il aimait à braver, la soif de reconquérir des droits contestés, toutes ces causes d'exaltation ne le soutiennent plus. Son imagination, naguère toute occupée d'un succès qu'on lui disputait encore, maintenant désœuvrée et comme déserte, se retourne sur elle-même. Il se trouve seul sur une terre qui doit l'engloutir. Sur cette terre, les générations se suivent, passagères, fortuites, isolées; elles paraissent, elles souffrent, elles meurent; nul lien n'existe entre elles. Aucune voix ne

se prolonge des races qui ne sont plus aux races vivantes, et la voix des races vivantes doit s'abîmer bientôt dans le même silence éternel. Que fera l'homme sans souvenir, sans espoir, entre le passé qui l'abandonne et l'avenir fermé devant lui? Ses invocations ne sont plus écoutées, ses prières restent sans réponse. Il a repoussé tous les appuis dont ses prédécesseurs l'avaient entouré, il s'est réduit à ses propres forces. C'est avec elles qu'il doit affronter la satiété, la vieillesse, le remord, la foule innombrable des maux qui l'assiégent. Dans cet état violent et contre nature, ses actions sont un démenti perpétuel de ses raisonnements, ses terreurs, une constante expiation de ses railleries. On le dirait frappé d'un double vertige, tantôt insultant à ce qu'il révère, tantôt tremblant devant ce qu'il vient de fouler aux pieds.

Une loi éternelle qu'il faut reconnaître, quelque opinion que nous ayons d'ailleurs sur des des questions que nous avouons être insolubles, une loi éternelle semble avoir voulu que la terre fût inhabitable, quand toute une génération ne croit plus qu'une puissance sage et bienfaisante veille sur les hommes. Cette terre, séparée du ciel, de- ' vient pour ses habitants une prison, et le prisonnier frappe de sa tête les murs du cachot qui le renferme. Le sentiment religieux s'agite avec frénésie sur des formes brisées, parce qu'une forme manque que l'intelligence perfectionnée puisse

lui

admettre.

Que cette forme paraisse, l'opinion l'entoure, la morale s'y rattache, l'autorité, quelque temps rebelle, finit par céder; tout rentre dans l'ordre. les esprits inquiets, les ames épouvantées retrou-vent le repos.

C'est en effet ce qui arrive à l'apparition de la religion chrétienne. Le sentiment religieux s'empare de cette forme épurée; sa portion vague, mélancolique et touchante y trouve un asyle, au moment où l'homme ayant acquis des connaissances sur les lois des choses physiques, la religion existante a perdu l'appui que lui prêtait l'igno

rance.

Sous l'empire de la forme ancienne, la religion s'était élevée de la terre au ciel; mais sa base était écroulée. La forme nouvelle, en lui rendant une base, la fait redescendre du ciel sur la terre. L'on peut considérer cette époque comme la résurrection morale du genre humain. Le monde politique reste en proie au chaos; le monde intellectuel est réorganisé pour plusieurs siècles.

Une chose encore est à observer. A cette époque, le sentiment religieux, plein du souvenir de ce qu'il a souffert dans les liens d'une forme positive, craint dans la forme nouvelle tout ce qui ressemble aux entraves que lui imposait celle qu'il vient de briser. Il jouit de toute sa liberté. Heureux d'avoir retrouvé des axiomes qu'il croit infaillibles, et des vérités qui lui paraissent incontestables, il savoure avec transport les douceurs

de croire, mais il repousse des symboles dont il n'éprouve pas le besoin, des pratiques qui sont à ses yeux indifférentes ou superflues, des hiérarchies qui lui retracent le joug matériel qui l'a tant blessé.

Il ne veut point de sacerdoce. Nous sommes tous prêtres, dit Tertullien. Nous sommes tous consacrés comme tels devant le Père céleste (1).

Il dédaigne la magnificence des cérémonies. Il ne s'occupe que de l'Être infini, universel, invisible, auquel chaque homme doit élever un temple au fond de son cœur (2). Couverts des vêtements les plus humbles, et quelquefois à demi-nus, les chrétiens méprisent les pompes païennes, les décorations des édifices sacrés et les ornements des pontifes, ils ne dressent point d'autels, ils ne révèrent point de simulacres. Tolérant parce qu'il est sincère, le sentiment religieux ouvre avec joie à toutes les nations, à toutes les prières, à tous

(1) TERTULLIAN. de baptismo. Nonne et laïci sacerdotes sumus ? IDEM, de Castit., cap. 7. Tout chrétien réclamait, dans l'origine, le pouvoir de chasser les démons. GREG. NAZ. Carm. 61, ad Nemes. Tout membre de la primitive église, sans distinction de rang ou de sexe, jouissait du droit de remplir la fonction de prophète. MOSHEIM, Diss. ad. Hist. Eccl. pertin. II, 132.

(2) Origène dit que la primitive église proscrivait les temples et les antels. V. aussi MINUTIUS FÉLIX. A cette question : cur nullas aras habent, templa nulla, nulla nota simulacra ? Il répond comme auraient pu le faire les Perses ou les peuples du Nord. Pourquoi bâtir un temple, puisque Dieu habite l'univers entier? III, 10, 26, 27.

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