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leurs passions; mais ils n'ont de rapport avec les hommes que dans leur caractère public (1). C'est à ce dernier que le sentiment religieux s'attache exclusivement: comme il se plaît à respecter et à estimer ce qu'il adore, il jette un voile sur tout ce qui porterait atteinte à son estime et à son respect.

Mais quand il se sépare de la forme qu'il épurait ainsi par son action puissante, bien qu'inaperçue, tout change. Les traditions corruptrices qu'il reléguait dans le lointain, ou qu'il interprétait de manière à en éluder les conséquences, reparaissent et viennent porter l'appui de leur lettre morte à la dépravation, qui dès lors se prévaut de l'exemple; et l'on dirait que, par une combinaison singulière, moins l'homme croit à ses dieux, plus il les imite.

(1) Faute d'avoir senti cette vérité, l'on s'est trompé sans cesse sur les effets que devait avoir la mythologie licencieuse des peuples anciens. A voir ce qu'on a écrit sur cette mythologie, on dirait que les dieux approuvaient dans les mortels toutes les actions qu'ils commettaient eux-mêmes.

CHAPITRE IV.

Que cette distinction explique seule pourquoi plusieurs formes religieuses paraissent ennemies de la liberté, tandis que le sentiment religieux lui est toujours favorable.

Il est un autre problême plus difficile à résoudre encore, et sur lequel néanmoins l'erreur est d'un extrême danger.

Prenez à la lettre les préceptes fondamentaux de toutes les religions, vous les trouverez toujours d'accord avec les principes de liberté les plus étendus, on pourrait dire avec des principes de liberté tellement étendus, que, jusqu'à ce jour, l'application en a paru impossible dans nos associations politiques.

Mais parcourez l'histoire des religions, vous trouverez souvent l'autorité qu'elles ont créée, travaillant de concert avec les autorités de la terre à l'anéantissement de la liberté. L'Inde, l'Éthiopie, l'Égypte, nous montrent l'espèce humaine asservie, décimée, et, pour ainsi dire, parquée par les prêtres. Quelques époques de nos temps modernes nous présentent, sous des traits plus doux, un spectacle peu différent; et naguère le despotisme le plus complet que nous ayons connu,

s'était emparé de la religion comme d'un auxiliaire complaisant et zélé. Durant quatorze ans de servitude, la religion n'a plus été cette puissance divine descendant du ciel pour étonner ou réformer la terre: humble, dépendante, organe timide, elle s'est prosternée aux genoux du pouvoir, demandant ses ordres, observant ses gestes, offrant la flatterie en échange du mépris; elle n'osait faire retentir les voûtes antiques des accents du courage et de la conscience; elle bégayait, au pied de ses autels asservis, des paroles mutilées, et loin d'entretenir les grands de ce monde du dieu sévère · qui juge les rois, elle cherchait avec terreur dans les regards hautains de son maître, comment elle devait parler de son dieu; heureuse encore si elle n'eût été contrainte de commander, au nom d'une doctrine de paix, les invasions et les guerres, de travestir ses prédications en manifestes, de souiller la sublimité de ses préceptes par les sophismes de la politique, de bénir le ciel des succès de l'injustice, et de calomnier la volonté divine en l'accusant de complicité.

Ces contradictions entre la théorie et la pratique de la plupart des systêmes religieux, ont accrédité deux opinions qui peuvent être singulièrement funestes, et qui sont toutes deux également fausses la première, c'est que la religion est une alliée naturelle du despotisme; la seconde, c'est que l'absence du sentiment religieux est favorable à la liberté.

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Notre distinction entre le sentiment et les formes religieuses, peut seul nous délivrer de ce double préjugé.

En considérant le sentiment religieux en luimême, et indépendamment de toutes les formes qu'il peut revêtir, il est évident qu'il ne contient nul principe, nul élément d'esclavage.

La liberté, l'égalité, la justice, qui n'est que l'égalité, sont au contraire ses conceptions favorites. Des créatures qui sortent des mains d'un dieu dont la bonté dirige la puissance, étant soumises à la même destinée physique, étant douées des mêmes facultés morales, doivent jouir des mêmes droits.

En étudiant toutes les époques où le sentiment religieux a triomphé, l'on voit partout que la liberté fut sa compagne.

Au milieu de la servitude universelle, sous des empereurs que l'ivresse du pouvoir absolu avait rabaissés au-dessous même de leurs esclaves, ce qui est beaucoup dire, les premiers chrétiens ressuscitèrent les nobles doctrines de l'égalité et de la fraternité entre tous les hommes (1). Rien n'était

(1) Les païens les traitaient de mauvais citoyens, de sujets rebelles. KORHOLT, Pagan. obtrectator, page 112, 525. Quibus, dit Vopiscus en parlant des chrétiens, præsentia semper tempora cum enormi libertate displicent. Il y a une observation à faire sur cette expression de Vopiscus. Il ajoute le mot semper pour indiquer que c'était par un esprit habituellement frondeur que les chrétiens s'élevaient contre les crimes et le despotisme qui désolaient le monde connu. On présente toujours,

plus indépendant, nous dirions volontiers plus démocratique, que les Arabes, tant que l'islamisme fut dans sa ferveur (1). Le protestantisme a préservé l'Allemagne, sous Charles-Quint, de la monarchie universelle. L'Angleterre actuelle lui doit sa constitution.

L'absence du sentiment religieux favorise au contraire toutes les prétentions de la tyrannie. Si les destinées de l'espèce humaine sont livrées aux chances d'une fatalité matérielle et aveugle, estil étonnant que, souvent, elles dépendent des plus ineptes, des plus féroces ou des plus vils des humains? Si les récompenses de la vertu, les châtiments du crime ne sont que les illusions vaines d'imaginations faibles et timides, pourquoi nous. plaindre lorsque le crime est récompensé, la vertu proscrite? Si la vie n'est, au fond, qu'une apparition bizarre, sans avenir comme sans passé, et tellement courte qu'on la croirait à peine réelle, à quoi bon s'immoler à des principes dont l'application est au moins éloignée ? Mieux vaut profiter de chaque heure, incertain qu'on est de l'heure qui suit, s'enivrer de chaque plaisir, tandis que le plai

sous la tyrannie, les réclamations des ames honnêtes et libres comme l'effet d'un penchant vicieux à censurer ce qui existe ; et il est très-probable que les courtisans de Néron disaient de ceux qui blâmaient l'incendie de Rome : Ce sont des hommes qui ne sont jamais contents.

(1) Mahomet, dans le ch. 9 du Coran, reproche aux chrétiens de se soumettre aux prêtres et aux moines, et d'avoir ainsi d'autres maîtres que Dieu.

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