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sir est possible, et, fermant les yeux sur l'abîme inévitable, ramper et servir au lieu de combattre, se faire maître si l'on peut, ou, la place étant prise, esclave, délateur pour n'être pas dénoncé, bourvictime? pas reau pour n'être

L'époque où le sentiment religieux disparaît de l'ame des hommes est toujours voisine de celle de leur asservissement. Des peuples religieux ont pu être esclaves; aucun peuple irréligieux n'est demeuré libre. La liberté ne peut s'établir, ne peut se conserver, que par le désintéressement, et toute morale étrangère au sentiment religieux ne saurait se fonder que sur le calcul. Pour défendre la liberté, on doit savoir immoler sa vie, et qu'y a-t-il de plus que la vie, pour qui ne voit au-delà que le néant? Aussi quand le despotisme se rencontre avec l'absence du sentiment religieux, l'espèce humaine se prosterne dans la poudre, partout où la force se déploie. Les hommes qui se disent éclairés, cherchent dans leur dédain pour tout ce qui tient aux idées religieuses, un misérable dédommagement de leur esclavage. L'on dirait que la certitude qu'il n'existe pas d'autre monde, leur est une consolation de leur opprobre dans celui-ci. Ne croyez pas que ce que vous nommez lumière y gagne. Quand le fouet des inquisiteurs se lève, cette tourbe incrédule retourne à genoux aux pieds des autels, et l'athéisme mendie, en sortant des temples, le salaire de l'hypocrisie. État déplorable d'une nation parvenue à ce terme ! Elle ne

demande à la puissance que des richesses, à la loi que l'impunité; elle sépare l'action du discours, le discours de la pensée. Elle se croit libre de trahir son opinion, pourvu qu'elle se vante même aux indifférents de sa propre duplicité; elle considère la force comme légitimant tout ce qui sert à lui plaire. L'adulation, la calomnie, la bassesse, se prétendent innocentes, en se disant commandées. Chacun se proclamant contraint se regarde comme absous. Le courage, créé par le ciel pour de magnanimes résistances, se constitue l'exécuteur d'indignes arrêts. On risque sa vie, non pour renverser des oppresseurs, mais pour écraser des victimes. On combat avec héroïsme pour des cause que l'on méprise. La parole déshonorée vole de bouche en bouche bruit oiseux, importun, qui, ne partant d'aucune source réelle, ne portant nulle part la conviction, ne laisse à la vérité et à la justice aucune expression qui ne soit souillée. L'esprit, le plus vil des instruments quand il est séparé de la conscience, l'esprit, fier encore de sa flexibilité misérable, vient se jouer avec élégance au milieu de la dégradation générale. On rit de son propre esclavage et de sa propre corruption, sans être moins esclave, sans être moins corrompu; et cette plaisanterie, sans discernement comme sans bornes, espèce de vertige d'une race abâtardie, est elle-même le symptôme ridicule d'une incurable dégénération.

Lorsqu'une nation a long-temps souffert d'une religion fautive en elle-même, ou défigurée par

ses ministres, les amis de la liberté peuvent devenir des incrédules, et ces incrédules sont alors les hommes les plus distingués de cette nation. Lorsqu'un gouvernement vexatoire a maintenu par la force la superstition qui appuyait ses injustices, les amis de la liberté peuvent devenir des incrédules, et ces incrédules sont alors des héros et des martyrs; mais leurs vertus mêmes sont des souvenirs d'une autre doctrine. C'est dans leur systême une noble inconséquence, c'est un héritage du sentiment religieux. Ils doivent à cet héritage leur force intérieure. En effet, ce sentiment n'est-il pas l'asyle où se réunissent, au-dessus de l'action du temps et de la portée du vice, les idées qui font le culte des hommes vertueux sur cette terre ? N'est-il pas le centre où se conserve la tradition de ce qui est bon, grand et beau, à travers l'avilissement et l'iniquité des siècles? Ne répond

il

pas à la vertu dans sa langue, quand le langage de tout ce qui l'environne est celui de la bassesse et de l'abjection? Aussi quand des amis de la liberté sont privés de ces consolations et de cet espoir, voyez leur ame s'efforcer toujours de ressaisir l'appui qui lui échappe. Cassius, nourri des maximes d'Épicure et rejetant avec lui toute existence après cette vie, invoquait au sein des combats les mânes du grand Pompée, et dans ses derniers entretiens avec Brutus, « Oui, s'écriait-il, il serait beau qu'il y eût des génies qui prissent intérêt aux choses humaines. Il serait beau que nous

fussions forts, non seulement de nos fantassins et de notre flotte, mais aussi du secours des immortels dans une cause si noble et si sainte (1). »

Telle est donc la tendance invariable du sentiment religieux. C'est entre lui et la liberté, entre l'absence de ce sentiment et la tyrannie qu'existent la nature identique, le principe homogène.

Mais un élément de nature opposée se glisse quelquefois dans les formes religieuses. Un pouvoir spirituel, né du besoin d'établir des communications régulières entre la terre et le ciel, peut se coaliser avec le pouvoir politique et la religion qui avait proclamé la liberté et l'égalité de tous, devient trop souvent l'auxiliaire de la tyrannie de quelques-uns.

Remarquez-le bien toutefois même alors ce ne sont pas des hommes religieux qui signent ce pacte. Les membres des corporations sacerdotales qui en Égypte tyrannisaient les peuples, ou qui en d'autres pays, en Perse, par exemple, prêtaient leur appui à l'oppression politique, ne regardaient point comme une chose divine le culte dont ils abusaient. Le sentiment religieux n'était pour rien dans cet abus coupable. On ne spécule pas sur les choses que l'on croit divines.

Ainsi pour résoudre cette question, comme toutes les autres, c'est encore la distinction entre le sentiment et les formes religieuses qu'il faut re

connaître.

(1) Plutarch. in Bruto.

Loin d'être l'auteur du mal que

certains cultes

peuvent faire aux hommes, ce sentiment en est la victime loin de sanctionner ces formes oppressives, il les rejette, et proteste contre elles.

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