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CHAPITRE V.

Que le triomphe des croyances naissantes sur les croyances anciennes est une preuve de la différence qui existe entre le sentiment religieux et les formes religieuses.

ENFIN, nous le demandons à tout lecteur qui cherche avec bonne foi la vérité, si l'on n'admet pas la différence entre le sentiment et la forme, comment expliquer l'immense avantage des formes nouvelles dans leur lutte contre les formes usées par temps?

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Reportons-nous encore à l'époque qui nous a déjà fourni des exemples.

Deux religions se disputent l'univers.

L'une est appuyée par l'autorité, elle est forte de dix siècles de durée, ou pour mieux dire, son origine se perd dans la nuit des âges. Les poètes l'ont embellie, les philosophes l'ont épuréé, elle a jeté loin d'elle tout ce qui pouvait effaroucher la raison (1). C'est la religion de toutes les nations éclairées c'est le culte du peuple dominateur.

(1) Cette assertion n'est en rien contraire au tableau que nous avons tracé de la superstition romaine lors de la décadence du polythéisme. Cette superstition ne faisait point partie de la religion publique; elle

L'autre n'a ni la protection du pouvoir, ni l'appui de traditions antiques. La poésie ne lui a prodigué aucun ornement. Elle n'est point accompa— gnée du cortége brillant de la philosophie. Elle n'a point contracté d'alliance avec les profondeurs imposantes de la métaphysique. Elle a pris naissance dans une contrée obscure, chez un peuple odieux au reste des hommes, et même dans la fraction la plus dédaignée de ce peuple, objet du mépris universel.

Qui ne croirait que la première doit triompher sans peine ? Tous les hommes éclairés le pensent; tous sourient quand un bruit sourd et confus leur apprend l'existence de quelques fanatiques, épars, inconnus, persécutés.

D'où vient que l'évènement trompe ces superbes prévoyances? C'est que le sentiment religieux, séparé de la forme ancienne, s'est réfugié dans la nouvelle, et pourquoi ? Parce que la forme antique, malgré les épurations qu'on voudrait bien lui faire subir, lui rappelle les époques où il l'a rejetée, impatient qu'il était de ses vices et de ses imperfections. Le nom de ses dieux se rattache à des souvenirs de grossièreté et d'ignorance. Frois

venait au contraire pour la remplacer. Le polythéisme n'en avait pas moins reçu toutes les améliorations de la philosophie; et, dans la théorie, il valait incomparablement mieux que la croyance des siècles antérieurs. Mais la conviction n'y était plus; et, quand il en est ainsi, tous les perfectionnements ne sont que des branches empruntées d'un arbre vivant, et qu'on veut follement enter sur un tronc sans vie.

par

sée en tout sens par les investigations humaines, elle est dépouillée de son charme, et, pour ainsi dire, profanée. La forme nouvelle, au contraire, est vierge de tout souvenir fâcheux. Le nom de son fondateur et du dieu qu'il enseigne ne retrace aucune époque où elle ait blessé le sentiment religieux. Il s'y voue donc avec enthousiasme : il adopte son étendart, c'est la bouche de ses sectateurs qu'il parle. Ils lui doivent cette conscience de force et de certitude qui contraste dans leur langage avec la timidité et l'hésitation du langage de leurs adversaires. Les apôtres de la forme nouvelle marchent entourés de miracles, incontestables par cela seul, que ceux qui les affirment sont pleins d'une inébranlable conviction. Les défenseurs de la forme ancienne s'appuient avec embarras sur des prodiges dont eux-mêmes doutent, copies effacées d'inimitables modèles. Les premiers se servent sans crainte et de la raison et de la foi, de la raison contre leurs ennemis, de la foi pour leur propre doctrine ils ne craignent point de compromettre par la dialectique une cause qui ne saurait être compromise leur arme offensive est l'examen, leur égide une persuasion intime et profonde. Les seconds balancent entre la raison qui les menace, et un enthousiasme qui pâlit devant l'enthou→ siasme opposé. Le scepticisme qu'ils veulent diriger contre leurs adversaires réagit contre eux, et précisément parce qu'ils ne sont pas fermes dans leur croyance, ils sont timides dans leurs néga

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tions. Leurs plaidoyers plus ou moins habiles sont empreints de condescendances, d'aveux arrachés et rétractés, d'insinuations qui laissent apercevoir que la religion qu'ils recommandent n'est un appui que pour les faibles, et que les forts peuvent s'en passer. Or, ils se mettent au nombre des forts et l'on est mauvais missionnaire quand on se place au-dessus de sa propre profession de foi.

On pourrait croire qu'ils ont plus de zèle parce qu'ils ont un motif de plus. Ils sont excités par leur intérêt, tandis que les martyrs, de l'opinion qui s'élève sont loin du moment où sa victoire procurera des avantages personnels à ses partisans. Mais le désintéressement est la première des puis sances, et lorsqu'il faut entraîner, persuader convaincre, l'intérêt affaiblit, au lieu de fortifier.

Remarquez comme toutes les notions se groupent autour du sentiment religieux, et dociles à son moindre signe, se modifient et se transforment pour le servir. Dans la croyance ancienne. que la philosophie avait subjuguée, l'homme était rabaissé au rang d'atome imperceptible dans l'immensité de cet univers. La forme nouvelle lui rend sa place de centre d'un monde, qui n'a été créé que pour lui: il est à la fois l'oeuvre et le but de Dieu. La notion philosophique est peut-être plus vraie : mais combien l'autre est plus pleine de chaleur et de vie; et, sous un certain point de vue, elle a aussi sa vérité plus haute et plus sublime. Si l'on place la grandeur dans ce qui la

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constitue réellement, il y a plus de grandeur dans une pensée fière, dans une émotion profonde dans un acte de dévouement, que dans tout le mécanisme des sphères célestes.

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Aussi voyez la forme vieillie proposer sans cesse des transactions: mais ces offres n'obtiennent qu'un refus dédaigneux. Chose remarquable! A n'en croire que les dehors, c'est la force qui transige, et c'est la faiblesse qui veut le combat. C'est que la véritable force est tout entière du côté de la faiblesse apparente. La forme ancienne est morte, elle n'aspire qu'au repos des morts. La forme nouvelle veut lutter et vaincre, parce que, pleine du sentiment religieux, elle a ranimé la vie de l'amé et réveillé la poussière des tombeaux.

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