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CHAPITRE VI.

De la manière dont on a jusqu'ici envisagé la religion.

Si maintenant nous appliquons les réflexions qu'on vient de lire à la manière dont on a jusqu'ici écrit sur la religion, l'on sera peu surpris que presque tous ceux qui ont voulu aborder ce vaste sujet aient fait fausse route. Trois partis se sont formés qui, faute d'avoir conçu la nature et la marche progressive du sentiment religieux, sont tombés tous les trois dans de graves erreurs (1).

Le premier, considérant la religion comme inaccessible à l'homme livré à ses propres forces et à ses propres lumières, communiquée à lui par l'Être suprême d'une manière positive et immuable, ne pouvant que perdre en étant modifiée par l'esprit humain, et devant, lorsque le laps des temps l'a ainsi modifiée, être ramenée le plus qu'il

(1) En plaçant sur la même ligne les trois partis dont nous allons parler, et en qualifiant d'erreur le motif qui a porté le premier à maintenir par la force ce qui s'écroulait, nous avons employé peut-être une expression trop douce. Souvent il n'y a point en erreur, mais calcul. Les prêtres du polythéisme dans sa décadence savaient très-bien que ce n'était pas au triomphe de la vérité qu'ils travaillaient en envoyant les chrétiens au martyre, sous le prétexte de conserver la religion de leurs pères.

est possible à son premier état et à sa pureté primitive, a dit qu'il fallait raffermir à tout prix les croyances ébranlées. Mais il n'a pas recherché si cette entreprise était au pouvoir d'une autorité quelconque. L'histoire nous montre toutes les précautions inutiles, toutes les sévérités impuissantes. Socrate empoisonné, Aristote fugitif, Diagoras proscrit, n'arrêtèrent pas l'incrédulité d'Athènes. La philosophie grecque, chassée de Rome, revint bientôt pour y triompher, et l'austérité de Louis XIV dans sa vieillesse ne fit que préparer la France impatiente à l'irréligion la plus manifeste et la plus hardie.

Le second parti, justement épouvanté des maux que produisent le fanatisme et l'intolérance, n'a vu dans la religion qu'une erreur, tantôt grossière, tantôt raffinée, tantôt matérielle, tantôt abstraite, mais toujours plus ou moins funeste. Il en a conclu qu'il serait désirable de fonder la morale sur une base purement terrestre, et d'extirper tout sentiment religieux. Mais s'il avait consulté l'expérience, la religion se serait montrée à lui, renaissant toujours, au moment où les lumières s'énorgueillissaient de l'avoir étouffée. Juvénal écrivait que les enfants seuls croyaient à une autre vie; et cependant une secte ignorée se glissait dans l'empire les yeux fixés sur un monde futur, et le monde présent devait être sa conquête. Et en effet, si la religion nous est nécessaire, s'il existe en nous une faculté qui demande à s'exer

cer, si notre imagination a besoin de sortir des limites qui nous renferment, s'il faut à cette partie souffrante et agitée de nous-mêmes un monde dont elle dispose et qu'elle embellisse à son gré, ce serait bien en vain qu'on reprocherait à la religion ses inconvénients ou ses périls. La nécessité vaincra toujours la prudence. Qui ne peut supporter la terre doit affronter les flots, quelque semée d'écueils que la mer puisse être.

Enfin le troisième parti, prenant ce qu'il regardait comme un juste milieu entre deux extrêmes, a cru devoir n'admettre qu'une doctrine qu'il nommait la religion naturelle, et qu'il réduisait aux dogmes les plus purs et aux notions les plus simples. Mais ce parti mitoyen n'a différé des deux premiers, des orthodoxes et des incrédules, que dans son but et non dans sa route. Il a supposé comme eux, que l'homme pouvait être mis en posssession d'une vérité absolue, et par conséquent toujours la même et toujours stationnaire. Quiconque professait strictement, exclusivement, les dogmes auxquels il s'était restreint, lui a paru posséder cette vérité. Quiconque restait en-deçà par l'athéisme, ou allait au-delà en reconnaissant des révélations miraculeuses, lui a semblé se tromper également.

De ces trois manières d'envisager la religion, il est résulté, nous osons le dire, que personne en core ne l'a contemplée sous son véritable point de vue. Un coup d'oeil rapide sur les écrits religieux

ou incrédules de la France, de l'Angleterre et de l'Allemagne, nous fournira d'irrécusables preuves de cette assertion.

Avant le commencement du XVIIIe siècle, tous les ouvrages publiés en France par les défenseurs des communions diverses, n'étaient consacrés qu'au triomphe de leur secte Ils partaient tous d'un point convenu qui leur interdisait les questions foudamentales, ou les dispensait de s'en occuper.

Source féconde de disputes, l'hérésie était envisagée par les catholiques les catholiques comme une erreu: volontaire et traitée comme un crime (1). Ses parti

(1) Depuis un assez grand nombre d'années, on pouvait se flatter que cette manière étroite et haineuse de considérer les différences de religion avait fait place à des principes plus tolérants et plus doux. Durant une longue époque de vexations fort injustes, les prêtres catholiques s'étaient efforcés de nous convaincre que tous les reproches adressés à leur église sur son esprit hostile et persécuteur étaient des calomnies de ses adversaires. Ces ministres d'un culte alors opprimé étaient sans doute de bonne foi; et nous aimons à penser que rien n'est changé dans leurs conciliatrices et pacifiques doctrines. Mais on ne peut s'empêcher de gémir en voyant un dès membres les plus distingués de cette église reproduire, avec une sorte de fureur dont la France avait heureusement perdu l'habitude, des anathêmes puérils s'ils sont impuissants, et bien condamnables s'ils ont quelque force. On en croit à peine ses yeux, lorsqu'on lit au commencement du XIXe siècle, que ceux qui n'admettent pas tel ou tel dogme sont coupables, parce que, s'il ne dépend pas de la raison de comprendre, il dépend toujours de la volonté de croire ce qui est attesté par un témoignage d'une autorité suffisante. (Essai sur l'indifférence en matière de religion, tome I, pag. 514.), comme s'il dépendait de notre volonté d'accepter pour suffisant un témoignage qui ne suffirait pas à notre raison, et comme si la difficulté, éloignée d'un degré par ce sophisme, n'en demeurait pas moins insoluble. L'étonnement redouble quand on voit un homme qui ne sort pas du sanctuaire

sans, d'accord avec ses ennemis sur les bases, ne contestaient que quelques conséquences de principes admis par tous.

Plus décréditée, bien qu'exposée à moins de persécutions que l'hérésie, l'incrédulité était flétrie en quelque sorte par une opinion qui se composait et du vif intérêt qu'avaient excité les guerres religieuses et du prestige de la cour d'un roi qui avait fait de la croyance une affaire de mode et un moyen de crédit.

Bossuet, lorsqu'il foudroie les païens dans son Histoire, ou poursuit les protestants dans sa Polémique, paraît plutôt un juge qui, du haut de son tribunal, condamne des coupables, qu'un narra

des druides ou des souterrains du saint-office, s'indigner du penchant abject que montra la réforme pour la mémoire de Socrate, d'Aristide ou de Caton (ib. I, 67); proclamer la tolérance un abíme où la religion va se perdre (b. I, 225); faire un crime à un défenseur éclairé du christianisme d'avoir sauvé sans difficulté les déistes de bonne foi, dont la conduite est moralement bonne (Ib. I, 223); enfin, dans un pays où plusieurs cultes existent simultanément sous la sanction des lois, proclamer qu'aucune religion ne peut subsister qu'en repoussant toutes les autres (lb. I, 225), au risque de rallumer par ce principe les guerres religieuses, et de ramener dans sa patrie les calamités qui firent assassiner deux rois, et coûtèrent la vie à des milliers d'hommes. Et que celai qui a tracé ces lignes inconcevables ne s'excuse point en disant qu'en sa qualité de catholique, il ne damne personne (ib. préf. XLIII): son indignation contre le ministre protestant qui ne s'ingère point de damner. ceux qui ne pensent point comme lui (1b. II, XLIII); son courroux à l'idée que, suivant les principes du protestantisme, on ne pourrait exclure du salut, comme hérétiques, ni les juifs, ni les mahométans, ni les païens (ib. I, 231); cette soif en un mot, de distribuer autour de soi des peines éternelles (ib. II, 262), nous paraissent l'atteinte la plus di

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