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religion lui paraissait un moyen de tyrannie, et il la ménageait sans y croire. Il ne peut être considéré comme son ami, car il la déshonore; ni comme son ennemi, car il la recommande. Toland doit tout son mérite à Spinosa. Shaftesbury, Bolingbroke, Cherbury et Hume, sont les seuls écrivains de cette classe qui aient une valeur réelle. Mais ils ont aussi tous les défauts des philosophes français, la déclamation, les épigrammes, l'amertume, les insinuations malveillantes, les récits altérés sans scrupule, ou mutilés avec artifice.

Dans son histoire naturelle de la religion, Hume a apporté beaucoup d'esprit, peu de connaissances approfondies, une ironie assez habile par son apparente douceur, une plaisanterie souvent piquante; mais son ouvrage n'en est pas moins trèsindigne de la gravité du sujet.

Gibbon a gâté son érudition immense, ses recherches infatigables, la finesse souvent remarquable de ses aperçus, et l'impartialité qu'il s'impose quand la partialité serait devinée, par une adresse quelquefois perfide, lorsqu'il croit pouvoir l'employer impunément, par une absence complète de sympathie avec l'enthousiasme, condition sans laquelle on est incapable de décrire une religion naissante, et par une révoltante indifférence pour le courage et le malheur.

Thomas Payne n'a fait que reproduire dans un style trivial et souvent grossier, la métaphysique superficielle du baron d'Holbach. Par une erreur

trop commune, il a cru voir dans la religion une ennemie de la liberté qu'il chérissait sans la bien comprendre, et comme il exagérait les principes de l'une, il a méconnu la nature de l'autre.

Godwin, bien plus profond et plus ingénieux que Payne dans le développement d'idées politiques, par fois chimériques, ne s'élève guère audessus de lui quand il écrit sur la religion. Dominé par les préjugés d'une philosophie vulgaire, on dirait qu'il abdique la pénétration qui lui est habituelle, et, dans ses attaques contre un sentiment qu'on ne peut détruire, il semble ignorer le cœur humain qu'il décrit ailleurs avec une fidélité remarquable.

Le dogme et l'incrédulité brutale ou frivole se partagent donc aujourd'hui encore les esprits en Angleterre; mais ni le dogme ni l'incrédulité ne parlent à l'ame, et l'essence de la religion ne réside ni dans les subtilités de l'un ni dans les abstractions de l'autre.

En examinant attentivement la disposition religieuse des deux pays sur lesquels nous venons de diriger nos regards, on pourrait remarquer une certaine analogie; mais il faut l'observer de près pour la découvrir les sectaires anglais sont gênés dans l'agitation religieuse qu'ils ressentent par la lettre du dogme dont ils voudraient ne pas s'écarter. La génération qui s'élève en France est arrêtée dans le besoin religieux qu'elle commence à éprouver, d'un côté, par une tradition d'incré

dulité qui est devenue une espèce de dogme philosophique dont cette génération n'ose encore s'affranchir, et de l'autre, par l'alliance fâcheuse de la religion et de la politique. Ces causes entravent chez nous et chez nos voisins le développement du sentiment religieux.

L'Allemagne protestante nous offre un spectacle plus satisfaisant. Les Allemands ont le grand mérite, ou le grand bonheur, de reconnaître presque tous une vérité fondamentale, sans laquelle on ne découvre rien de vrai, on n'établit rien de bon. Cette vérité, c'est que tout est progressif dans l'homme. Aucune de ses notions ne reste au même point; elles se développent malgré les résistances, se font jour à travers les obstacles; et, à la fin de chaque espace de temps un peu long, elles se trouvent avoir subi des modifications, reçu des améliorations essentielles.

De toutes les vérités, celle-ci est la plus repoussée en France. Nous avons une certaine satisfaction de nous-mêmes, qui nous fait croire que, précisément à tel moment donné, nous sommes arrivés à la perfection, et que, désormais il faut que l'espèce humaine s'arrête et nous admire.

Les Allemands, moins contents d'eux dans le présent, moins envieux de leurs successeurs dans l'avenir, savent que chaque génération est placée comme un point dans la vaste série des choses humaines, pour profiter de ce qui a été fait, et pour préparer ce qu'il y a à faire. Les formes sociales

Hardaw

politiques, religieuses, leur paraissent ce qu'elles sont, des secours indispensables à l'homme, mais qui doivent se modifier quand lui-même se modifie; et cela seul est une excellente donnée pour juger de la religion.

Une circonstance particulière a contribué depuis cent ans à les confirmer dans cette disposi tion, et à les faire avancer dans cette route.

Le protestantisme était autrefois en Allemagne ce qui est encore aujourd'hui en Angleterre, une croyance aussi dogmatique que le catholicisme dont les réformateurs s'étaient séparés. Les ministres des deux communions dissidentes oubliaient que leurs chefs n'avaient pu justifier leur réforme qu'en proclamant la liberté des opinions en matière de culte. Par une inconséquence absurde et cruelle, dont au reste leurs premiers modèles leur avaient donné l'exemple, ils s'indignaient des bornes que voulait tracer l'église romaine; mais ils se prétendaient autorisés à en poser de non moins arbitraires. Ils réclamaient la liberté pour eux et la refusaient à leurs ennemis. Ils déclamaient contre l'injustice et le ridicule de l'intolérance, et ils s'en servaient.

Frédéric II monta sur le trône. La littérature de son pays était dans l'enfance. Il accorda toutes ses faveurs à des lettrés français. Ces lettrés, si l'on excepte Voltaire qui ne put vivre long-temps dans une atmosphère de protection et de dépendance, étaient médiocres et subalternes, comme tous les

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écrivains qui condescendent à former le cortége du pouvoir. Race vaniteuse et ambitieuse d'effet, ils avaient fondé leur renommée en France sur une incrédulité superficielle et dénuée de cet esprit d'investigation sérieuse qui, suivant qu'on envisage la question, motive ou excuse l'incrédulité. Appelés à une cour étrangère, ils portèrent avec eux, comme des artistes, cette incrédulité, portion obligée de leur bagage, instrument de leurs succès. Le christianisme se vit en butte à des assauts continuels de la part du monarque philosophe, de ses flatteurs dociles et de ses imitateurs empressés. Tous les côtés qui paraissaient faibles furent exposés sans inénagement; toutes les légendes furent livrées au plus amer ridicule.

A ces lettrés français, audacieux par ordre, impies par culte pour le pouvoir, se joignirent quelques littérateurs allemands, bien supérieurs à leurs tristes modèles. De là naquit cette école de Wieland en vers, de Nicolaï en prose, et Lessing luimême, que nous rougirions de comparer sous le rapport de la bonne foi, de l'érudition et du génie, aux marquis d'Argens et aux Lamettrie, sembla quelquefois s'en rapprocher. Les vexations de l'autorité dans plusieurs principauté allemandes fournissaient aux adversaires de la religion plus que des prétextes. Des professeurs dénoncés par leurs opinions, des prédicateurs poursuivis pour hétérodoxie, indiquaient le besoin de plus de liberté intellectuelle ; et l'odieux des persécutions

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