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crimes ont été commis, ces hommes sont en défiance des émotions religieuses, et voudraient leur substituer les calculs exacts, impassibles, invariables, de l'intérêt bien entendu. Cet intérêt suffit, disent-ils, pour établir l'ordre et faire respec

ter les lois de la morale.

ques

Nous sommes, certes, loin de partager la pieuse exagération qui attribue tous les crimes des époincrédules à l'absence du sentiment religieux. Ces effets déplorables de passions aveugles, effets indépendants des croyances, sont communs aux siècles irréligieux et aux siècles dévots. Sous Alexandre VI, la communion précédait et la confession suivait le meurtre.

Nous reconnaissons de même que la nécessité du sentiment religieux ne serait pas suffisamment démontrée par les excès des révolutions durant lesquelles des peuples soulevés ont pris plaisir à fouler aux pieds les vénérations antiques. Les révolutions sont des moments d'orage, où l'homme, forcé de précipiter ses jugemens et ses actes, au milieu du choc de toutes les violences déchaînées; sans guides pour le diriger, sans spectateurs pour le contenir, peut se tromper avec des intentions droites, et devenir criminel par les motifs les plus purs. Les révolutions que les convictions religieu

ses ont causées, n'ont pas été plus exemptes d'actions condamnables et féroces que les bouleversements dont la liberté a été la cause. L'anarchie de la guerre du protestantisme, et ses trente ans de massacres, ont égalé les forfaits et l'anarchie qui ont souillé les pages de la révolution française, et la piété farouche des puritains ne s'est pas montrée moins sanguinaire que l'athéisme effronté de nos démagogues.

Mais, après avoir commencé par ces concessions bien étendues, nous serons forcés de demander encore si en repoussant le sentiment religieux, que nous distinguons des formes religieuses, et en se conduisant d'après la règle unique de son intérêt bien entendu, l'espèce humaine ne se dépouille pas de tout ce qui constitue sa suprématie, abdiquant ainsi ses titres les plus beaux, s'écartant de sa destination véritable, se renfermant dans une sphère qui n'est pas la sienne, et se condamnant à un abaissement qui est contre sa nature.

L'intérêt bien entendu doit détruire tout ce qui est contraire à l'intérêt bien entendu. Si l'homme, dirigé par ce mobile, triomphe des passions qui l'entraîneraient en sens inverse de cet intérêt, il doit surmonter également toutes les émotions qui l'en distrairaient de même. Si l'intérêt bien en

geance,

tendu est assez puissant pour vaincre le délire des sens, la soif des richesses, les fureurs de la venil l'emportera plus facilement encore sur des mouvements de pitié, d'attendrissement, de dévouement, combattus sans cesse par des considérations de prudence, d'égoïsme et de peur. Nous pourrons sans doute, en écoutant les préceptes de l'intérêt bien entendu, renoncer à des jouissances présentes; mais ce sera pour obtenir des avanta

ges futurs. Nous devrons nous abstenir de tout ce qui nous nuirait d'une manière durable; et cette règle, la seule morale de l'intérêt bien entendu, devra s'appliquer à nos émotions généreuses et à nos vertus, comme à nos passions person\nelles et à nos vices.

Il n'y a pas un noble mouvement du cœur contre lequel la logique de l'intérêt bien entendu ne puisse s'armer. Il n'y en a pas un qui, suivant cette logique, ne soit faiblesse ou aveuglement. Il n'y en a pas un que l'intérêt bien entendu ne foudroie de ses calculs exacts et de ses équations victorieuses.

Me direz-vous que l'intérêt bien entendu s'oppose lui-même à cette dépravation de notre nature, puisqu'il nous invite à rechercher la satisfaction intérieure que donne, au milieu de l'infortune,

l'accomplissement d'un courageux devoir? Mais ne sentez-vous pas que par ces paroles vous en revenez à ces émotions involontaires qui vous transportent dans un autre ordre d'idées ? car, étrangères qu'elles sont à tout calcul, elles déconcertent, par leurs résultats, les doctrines arides de l'intérêt bien entendu. Pour éluder les conséquences du systême que vous adoptez, vous faussez ce systême indigne de vous; vous y introduisez un élément qu'il repousse; vous rendez à l'ame humaine la faculté, car c'en est une, et, de toutes, la plus précieuse, la faculté d'être subjuguée, dominée, exaltée, indépendamment et même en sens contraire de son intérêt.

Si cet intérêt triomphait complètement, l'homme n'éprouverait de regret que de s'être trompé sur cet intérêt il ne ressentirait de satisfaction que d'avoir soigneusement observé ses préceptes.

Non, la nature n'a point placé notre guide dans notre intérêt bien entendu, mais dans notre sentiment intime. Ce sentiment nous avertit de ce qui est mal ou de ce qui est bien. L'intérêt bien entendu ne nous fait connaître que ce qui est avantageux ou ce qui est nuisible.

Si donc vous ne voulez pas détruire l'œuvre de la nature, respectez ce sentiment dans chacune

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de ses émotions. Vous ne pouvez porter la cognée à aucune des branches de l'arbre qu'aussitôt le tronc ne soit frappé de mort.

Si vous traitez de chimère l'émotion indéfinissable qui semble nous révéler un être infini, ame, créateur, essence du monde, (qu'importent les dénominations imparfaites qui nous servent à le désigner?) votre dialectique ira plus loin, à votre insu et malgré vous-mêmes.

Tout ce qui se passe au fond de notre ame est inexplicable; et si vous exigez toujours des démonstrations mathématiques, vous n'obtiendrez jamais que des négations.

Si le sentiment religieux est une folie, parce que la preuve n'est pas à côté, l'amour est une folie, l'enthousiasme un délire, la sympathie une faiblesse, le dévouement un acte insensé.

S'il faut étouffer le sentiment religieux parce

que, dites-vous, il nous égare, il faudra vaincre aussi la pitié, car elle a ses périls, et nous tourmente et nous importune. Il faudra réprimer ce bouillonnement du sang qui nous fait voler au secours de l'opprimé, car il n'est pas de notre intérêt d'appeler sur nos têtes les coups qui ne sont pas destinés à nous atteindre. Il faudra surtout, songez-y bien, renoncer à cette liberté

que

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