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T Son effet naturel est de faire que chaque individu soit son propre centre. Or, quand chacun est son propre centre, tous sont isolés. Quand tous sont isolés, il n'y a que de la poussière. Quand l'orage arrive, la poussière est de la fange.

Amis de la liberté, ce n'est pas avec de tels éléments qu'un peuple l'obtient, la fonde ou la conserve. Des habitudes qui ne tiennent point à votre systême, une élévation d'ame que ce systême n'a pu détruire, une susceptibilité généreuse qui vous enflamme et vous transporte en dépit de vos doctrines, vous trompent sur l'espèce humaine, et, peut-être, sur vous. Contemplez l'homme dominé par ses sens, assiégé par ses besoins, amolli par la civilisation, et d'autant plus esclave de ses jouissances, que cette civilisation les lui rend plus faciles. Voyez combien de prises il offre à la corruption. Songez à cette flexibilité du langage qui l'entoure d'excuses, et met la pudeur de l'égoïsme à couvert. N'anéantissez donc pas en lui le seul mobile désintéressé qui lutte contre tant de causes d'avilissement.

Tous les systèmes se réduisent à deux. L'un nous assigne l'intérêt pour guide, et le bien-être pour but. L'autre nous propose pour but le perfectionnement, et pour guide le sentiment intime

l'abnégation de nous-mêmes et la faculté du sacrifice.

En adoptant le premier, vous ferez de l'homme le plus habile, le plus adroit, le plus sagace des animaux; mais vous le placerez en vain au sommet de cette hiérarchie matérielle : il n'en restera pas moins au-dessous du dernier échelon de toute hiérarchie morale. Vous le jetterez dans une autre sphère que celle où vous croyez l'appeler; et quand vous l'aurez circonscrit dans cette sphère de dégradation. vos institutions, vos efforts, vos exhortations seront inutiles; vous triompheriez de tous les ennemis extérieurs, que l'ennemi intérieur serait invincible.

Les institutions sont de vaines formes, lorsque nul ne veut se sacrifier pour les institutions. Quand c'est l'égoïsme qui renverse la tyrannie, il ne sait que se partager les dépouilles des tyrans.

Déjà une fois l'espèce humaine semblait plongée dans l'abyme. Alors aussi une longue civilisation l'avait énervée (1). L'intelligence qui avait

(1) Les effets de la civilisation sont de deux espèces. D'une part, elle ajoute aux découvertes, et chaque découverte est une puissance. Par là elle augmente la masse de moyens à l'aide desquels l'espèce humaine se perfectionne. D'une autre part, elle rend les jouissances plus faciles, plus variées, et l'habitude que l'homme contracte de ces jouissances lui en fait un besoin qui le détourne de toutes les pensées éle

tout analysé, avait semé le doute sur les vérités et sur les erreurs. L'intérêt et le calcul réunissaient sous leur bannière les classes éclairées. Un joug de fer tenait immobile les classes laborieuses. Aussi que d'efforts inutiles ! que de victimes dans cette minorité déjà si peu nombreuse qui se rappelait un passé moins abject, et dont le cœur s'élançait vers un avenir moins misérable! Tout fut infructueux : les succès même furent stériles.

vées et nobles. En conséquence, chaque fois que le genre humain arrive à une civilisation exclusive, il paraît dégradé durant quelques générations. Ensuite il se relève de cette dégradation passagère, et se remettant, pour ainsi dire, en marche, avec les nouvelles découvertes dont il s'est enrichi, il parvient à un plus haut degré de perfectionnement. Ainsi nous sommes, proportion gardée, peut-être aussi corrompus que les Romains du temps de Dioclétien; mais notre corruption est moins révoltante, nos mœurs plus douces, nos vices plus voilés, parce qu'il y a de moins le polythéisme devenu licencieux, et l'esclavage toujours horrible. En même temps, nous avons fait des découvertes immenses. Des générations plus heureuses que nous profiteront et de la destruction des abus dont nous sommes délivrés, et des avantages que nous avons conquis. Mais pour que ces générations puissent avancer dans la route qui leur est ouverte, il leur faudra ce qui nous manque, et ce qui doit nous manquer, la conviction, l'enthousiasme et la puissance de sacrifier l'intérêt à l'opinion.

Il résulte de ceci que ce n'est point la civilisation qu'il faut proscrire, et qu'on ne doit ni ne peut l'arrêter. Ce serait vouloir empêcher l'enfant de croître, parce que la même cause qui le fait croître le fera vieillir. Mais il faut apprécier l'époque où l'on vit, voir ce qui est possible, et, en secondant le bien partiel qui peut encore se faire, travailler surtout à jeter les bases d'un bien avenir, qui rencontrera d'autant moins d'obstacles et sera payé d'autant moins cher qu'il aura mieux été préparé.

Après Caligula, après Néron, bien plus tard encore, sous les règnes de Galba, de Probus, de Tacite, de généreux citoyens crurent un instant que la liberté pouvait renaître. Mais la liberté frappée. de mort voyait ses défenseurs tomber avec elle. Le siècle ne les comprenait pas. L'intérêt bien entendu les abandonnait (1). Le monde était peuplé d'esclaves, exploitant la servitude ou la subissant. Les chrétiens parurent: ils placèrent leur point d'appui hors de l'égoïsme. Ils ne disputèrent point l'univers matériel, que la force matérielle tenait enchaîné. Ils ne tuèrent point, ils moururent, et ce fut en mourant, qu'ils triomphèrent.

Amis de la liberté, proscrits tour à tour par Marius et par Sylla, soyez les premiers chrétiens d'un nouveau Bas-Empire. La liberté se nourrit de sacrifices. Rendez la puissance du sacrifice à la race énervée qui l'a perdue. La liberté veut toujours des citoyens, quelquefois des héros. N'éteignez pas les convictions qui servent de base aux vertus des citoyens, et qui créent les héros, en leur donnant la force d'être des martyrs.

(1) Il est remarquable qu'à cette époque toute la classe éclairée, sauf les nouveaux platoniciens d'une part, et les chrétiens de l'autre, professait la philosophie épicurienne, qui n'était au fond que la doctrine de l'intérêt bien entendu.

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