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par la concurrence (1). Leur autorité est à la merci d'une opinion variable et flottante. Créatures de cette opinion, ils parviennent rarement à s'en rendre les maîtres. (2).

Secondement, les inconvénients très-réels et très-graves de l'influence des jongleurs ne forment qu'un côté de la question.

Pour l'embrasser dans toute son étendue, il faut considérer que moins un peuple est éclairé, plus le sacerdoce est inséparable de la religion. Il ne s'agit donc point de déplorer un mal inévitable: il faut rechercher si ce mal excède le bien dont il est une conséquence nécessaire.

Vaudrait-il mieux que le Sauvage n'eût aucune notion religieuse, et fût, à cette condition, affranchi de ses jongleurs? Il aurait alors beaucoup moins de sacrifices humains, de

(1) Les schammans de la Sibérie sont si mal payés, qu'ils sont obligés de se nourrir de leur propre chasse ou de leur propre pêche.

(2) En établissant que le pouvoir des prêtres est ordinairement très-borné chez les hordes sauvages, nous ne prétendons point contester qu'il n'y ait à cette règle des exceptions qui méritent d'être expliquées. Ainsi dans le royaume de Juidah, en Nigritie, les offrandes au fétiche national, qui est un grand serpent, sont remises entre les mains des prêtres, qui ont seuls le droit d'entrer dans le temple, et qui forment une corporation héréditaire, égale en pouvoir au roi de cette horde. (Culte des dieux fétiches, pag. 31.) Mais c'est dans le livre suivant, consacré à rechercher les causes de l'autorité illimitée du sacerdoce en plusieurs pays, que nous aurons à nous occuper des exceptions.

privations volontaires, de rites effrayants et de macérations douloureuses mais il n'aurait aussi ni sanction pour sa morale naissante, ni espérance d'une autre vie, ni toutes ces consolations qui allégent le poids de son existence misérable. Il ne serait qu'un animal féroce, plus malheureux que les autres animaux féroces, ses pareils et ses rivaux. Lisez le tableau que nous a tracé des tribus américaines un voyageur connu par son exactitude et son talent d'observation (1): voyez ces hordes tourmentées par la souffrance physique, par le besoin toujours renaissant, par la perspective de l'abandon en cas de blessures incurables, de maladies ou de vieillesse, et terminant fréquemment par le suicide cette agonie prolongée. L'homme, jeté dans un tel abyme, peut-il payer trop cher l'espoir qui le ranime? Ses communications avec des dieux qu'il croit secourables, ses rêves sur l'existence future, son occupation des morts qu'il se flatte de retrouver, les émotions que la religion lui cause les devoirs qu'elle lui crée, sont pour lui d'inestimables trésors. Il déplace la réalité dont le poids l'accable. Il la transporte dans le monde dont son imagination dispose, et ses travaux, ses douleurs, le froid qui le glace, la faim qui le dévore, la fatigue qui brise ses membres, ne

(1) VOLNEY, Voy. aux États-Unis.

sont que le roulis du vaisseau qui le porte sur une autre rive. L'action des jongleurs le trouble sans doute, même dans ses consolations religieuses; mais pour se soustraire à cette action fâcheuse, il faudrait qu'il renonçât à ces consolations. Mieux vaut qu'il les possède imparfaites et troublées.

D'ailleurs est-il bien sûr que ces jongleurs ne fassent que du mal?

Sans eux, des peuplades entières périraient d'engourdissement et de misère (1). Ils les réveillent de leur apathie et les forcent à l'activité. Les hordes chez lesquelles il n'y a point de prêtres sont de toutes les plus abruties (2). Les jongleurs, ignorants ou artificieux, trompeurs ou stupides, conservent pourtant quelques traditions médicinales, dont une partie est sûrement salutaire (3). Ils font un devoir au Sauvage paresseux de ses entreprises de chasse ou de pêche. Ils lui en font un des plaisirs de l'amour, auxquels certains climats le rendraient presque insensible (4). Ils l'entretiennent dans des rêves

(1) ROGER Curtis, Nachricht von Labrador, in Forster und Sprengel, Beytræge zur Volker kunde, I, 103. Her der Ideen, HI, 110.

(2) Les Peschereys, à l'extrémité de l'Amérique méridionale, n'ont point de prêtres, à ce que les voyageurs nous assurent. HERDER, I, 65. Aussi sont-ce les plus reculés et les moins intelligents des Sauvages. HERDER, ibid. 237.

(3) V. HECKEWELDER, Mœurs des Indiens, ch. 29 et 31.

(4) HERDER, Ideen. Ceci n'est point en contradiction avec ce

qui ne sont pas sans quelque douceur. Ils répandent du charme sur une vie déplorable et déshéritée par la nature Sachons-leur quelque gré d'embellir à leur manière des plages sombres, âpres et stériles, et de placer l'espoir pardelà les montagnes ou sur l'autre rive des mers dont ils habitent les bords glacés.

Le mal n'est jamais dans ce qui existe naturellement, mais dans ce qu'on prolonge ou dans ce qu'on rétablit par la ruse ou la force. Le véritable bien, c'est la proportion. La nature la maintient toujours quand on laisse la nature libre. Toute disproportion est pernicieuse. Ce qui est usé, ce qui est hâtif est également funeste. Des institutions beaucoup moins grossières que le sacerdoce des jongleurs, peuvent causer beaucoup plus de maux, lorsqu'elles sont en disparate avec les idées qui ont reçu du progrès des esprits leur inévitable développement.

Quand nous aurons à comparer l'action des jongleurs avec celle des corporations sacerdotales si vantées par des écrivains qui se répètent et se copient depuis tant de siècles, nous serons étonnés peut-être de voir la préférence

que nous avons dit plus haut des privations que le sacerdoce impose. Ces privations ne sauraient être qu'une exception à la règle sans cela la société périrait, ce qui n'est pas de l'intérêt des jongleurs.

demeurer aux premiers. Ces corporations retardent l'espèce humaine dans tous ses progrès les jongleurs la poussent à leur insu vers une civilisation imparfaite. On voit en eux un peu de fraude et beaucoup de superstition : on verra plus tard dans les autres tout au plus un peu de superstition, et certainement beaucoup de fraude.

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