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époques une énigme insoluble pour les esprits les plus exercés. Qui ne connaît les tentatives multipliées de toutes les écoles de philosophie pour résoudre le problême de l'origine du mal?

L'intelligence moins subtile et moins scrupuleuse du Sauvage tranche la question plus simplement. Il y a dans le monde du mal et du bien. Donc il y a des dieux ennemis et des dieux favorables. Le dualisme, qui joue un si grand rôle dans la religion raffinée de Zoroastre, et qui a failli s'établir en triomphateur dans la croyance chrétienne, remonte en principe jusqu'aux notions religieuses des Sauvages.

Les Araucaniens croyaient à un dieu hostile (1), et les Iroquois (2) dans leurs harangues s'exhortent réciproquement à ne pas écouter la divinité perverse qui se plaît à les tromper pour les perdre.

Mais le sentiment s'élève toujours contre cette conception affligeante; ne pouvant la détruire, parce qu'elle est conforme aux règles de la logique, il l'adoucit du moins, en établissant la su

(1) VIDAURE, Hist. du Chili, pag. 119. Pour d'autres hordes sauvages, PYRARD, Voy. I, 132; et FORSTER, II, 14, Voy. round the world.

(2) LAFITEAU, Moeurs des Sauvages. Il est probable, au reste, que les missionnaires ont beaucoup développé cette idée chez les Sauvages, en leur parlant sans cesse du diable, MAYER, Myth. Lexic. II, 545.

prématie du bon principe sur le mauvais (1). Cette suprématie, que nous verrons présentée sous des couleurs brillantes et poétiques dans la religion des Perses, est un dogme fondamental dans le culte des tribus sauvages (2).

Si le sentiment a ses émotions, l'intelligence ses lois, l'intérêt personnel a ses désirs et ses volontés; il faut que la religion s'y prête. Moins l'homme est éclairé, plus son intérêt personnel est impétueux, et plus en même temps, il est resserré dans une sphère étroite et ignoble. Ses passions sont plus violentes, ses idées d'utilité se bornent toutes au moment présent.

Aussitôt donc que, pressé par le sentiment

(1) CRANZ, Catéchisme des Groënlandais. Lindemann Gesch. der Meyn. III, 195. Le fait, d'ailleurs constaté, que les Sauvages rendent un culte plus assidu au mauvais qu'au bon principe, ne détruit point la vérité de nos assertions. Ils n'en espèrent pas moins qu'en définitive ce dernier sera vainqueur; et leurs hommages au mauvais principe s'expliqueront dans un chapitre suiyant par l'influence que leurs jongleurs exercent sur eux.

(2) La seule inspection des épithètes qui accompagnent toujours les invocations au grand esprit prouve la suprématie qui lui est attribuée. Les Lapons l'appellent Ibmel, Jabmal, RadienAtzhié, puissance souveraine, Père de tout. (LEEMS, Relig. des Lapons.) Les insulaires des Canaries le nomment le Dieu trèsgrand et très-bon, conservateur des êtres. Les Quojas, tribu de Negres, lui reconnaissent un pouvoir sans bornes, l'omni-science et l'omni-présence; et il est à remarquer que les Nègres, qui recourent à leurs fétiches quand il s'agit de leurs passions, font intervenir le grand esprit, quand la morale est intéressée, toutes les fois, par exemple, qu'ils soupçonnent un meurtre ou un empoisonnement. Nous verrons pourtant tout à l'heure que la mo rale est naturellement étrangère au fétichisme.

religieux, il s'est créé des objets de culte, il est poussé par son intérêt à les employer à son usage. Il entre alors dans une carrière toute nouvelle où l'intérêt travaille à fausser le sentiment religieux.

Le sentiment l'avait entraîné vers l'inconnu; l'intérêt le ramène aux choses connues. Le sentiment l'avait élevé au-dessus de lui-même : l'intérêt le rabaisse à son niveau.

Nous allons le suivre dans cette nouvelle route. Nous montrerons la religion comme l'intérêt l'a faite, et nous reviendrons ensuite sur la lutte que soutient contre l'intérêt le sentiment religieux.

Dès que l'homme croit avoir découvert la puissance cachée qu'il cherchait sans relâche, dès qu'il a devant lui l'objet qu'il suppose doué de forces surnaturelles, il travaille à tourner ces forces à son avantage. Il étudie donc, sous ce point de vue, l'objet qu'il adore. Ce n'est plus le sentiment religieux qui le domine c'est l'esprit armé pour l'intérêt, et réfléchissant sur l'objet que lui a présenté le sentiment religieux.

Plaire à cet objet, obtenir ses faveurs, l'intéresser à ses entreprises, tel est donc maintenant le but du Sauvage. En l'adorant, ce n'est plus un besoin de l'ame qu'il satisfait : c'est un profit positif qu'il espère. Il n'obéit plus à un sentiment; il combine un calcul.

Pour atteindre son but, il s'efforce de juger de cet objet mystérieux. Or, il n'en peut juger que par l'analogie qu'il lui suppose avec la seule chose dont il ait quelque connaissance, c'est-àdire, avec lui-même. Comme il s'irrite contre qui l'offense, s'adoucit envers qui l'apaise, devient bienveillant pour qui le sert ou le flatte, ce qui n'est qu'une autre manière de promettre de le servir, il en conclut que l'objet qu'il adore agit ainsi qu'il agirait. Lorsqu'une calamité l'a frappé, il en cherche la cause dans la malveillance de l'idole qu'il a offensée sans le savoir (1). Il s'efforce alors de la désarmer par des prières, des hommages, par tous les moyens que sa propre expérience lui suggère, et qui auraient quelque pouvoir sur lui-même, s'il était vis-à-vis d'un autre dans la situation dans laquelle il suppose l'être inconnu vis-à-vis de lui.

Il fait bientôt un pas de plus. Après avoir apaisé cet être, il cherche à se le rendre propice les moyens qu'il a employés pour désarmer sa colère lui servent à conquérir sa faveur.

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L'idée du sacrifice est inséparable de toute religion. L'on pourrait dire qu'elle est inséparable de toute affection vive et profonde. L'amour se complaît à immoler à l'être qu'il préfère tout ce que d'ailleurs il a de plus cher; il se com

(1) Quand les Sauvages de la Sibérie sont malades, ils jettent une poignée de tabac dans le feu, se prosternent, et s'écrient : Tiens, fume, et ne sois plus en colère.

plaît même, dans son exaltation raffinée, à se consacrer à l'objet aimé, par les souffrances les plus cruelles et les privations les plus pénibles. Les amants turcs se meurtrissent la poitrine, se déchirent les bras, sous les fenêtres de leurs maîtresses. Les chevaliers du moyen âge s'infligeaient des douleurs volontaires ou s'imposaient des épreuves difficiles, en l'honneur des belles dont ils portaient les couleurs (1); et madame Guyon, dans les extases de sa dévotion tendre et passionnée, cherchait partout des dégoûts à vaincre, des répugnances à surmonter.

Ce mouvement, comme tous les mouvements de l'homme, nous le retrouvons chez le Sauvage. A peine a-t-il des dieux que l'idée du sacrifice se présente à lui.

Exempte d'abord de tout raffinement, elle le conduit à partager avec ses idoles tout ce qui lui est agréable, à se priver pour elle d'une portion de sa nourriture, de ses vêtements, ou des dépouilles qu'il a conquises par quelque victoire qu'il attribue à une assistance surnaturelle.

Mais bientôt la notion du sacrifice devient plus compliquée. Ce ne sont pas seulement des offrandes matérielles que les dieux exigent; ils réclament de leurs adorateurs des preuves de

(1) Voyez nommément sur les Gallois, ou pénitents d'amour, SAINTE-PALAYE, Mémoires sur l'ancienne chevalerie, II, 62.

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