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soumission, de dévouement, d'abnégation d'euxmêmes. De là des jeûnes (1), des macérations et des austérités spontanées (2). Les bords de l'Orénoque et les steps de la Tartarie sont le théâtre de pénitences aussi rigoureuses que celles qui étonnèrent jadis les déserts de la Thébaïde, et le célibat si vanté par nos saints a ses martyrs parmi les Sauvages.

Les philosophes ne nous paraissent pas avoir suffisamment remarqué cette tendance de l'homme à raffiner toujours sur le sacrifice. Ils ont attribué trop souvent à l'artifice et au calcul ce qui était l'ouvrage de la nature. Ils n'ont vu dans les idées d'impureté attachées chez presque tous les peuples à l'union des sexes qu'un caprice de

(1) Les Sauvages de l'Amérique observent des jeûnes sévères et plus ou moins longs avant d'aller à la chasse ou à la guerre. Durant ces jeûnes, il leur est interdit de boire même une goutte d'eau. Ce que les Sauvages appellent jeûnes, dit Charlevoix, Journal, pag. 115, c'est ne rien prendre du tout. Quand ils approchent de la puberté, ils jeûnent de même huit jours sans rien prendre. Idem, 346. A la Guyane, les candidats pour la dignité de chef se refusent toute nourriture. BIET, Voy. dans la France équinox. III, ch. 10.

(2) Les habitants de la Guyane, de la Floride, et des îles de la mer du Sud, se mutilaient, se déchiraient le corps, s'arrachaient les doigts ou les dents, précisément comme les dévots indiens. (Sammlung der Reisen, XVI, p. 504. Dern. voy. de Cook.) Les femmes floridiennes se frappaient avec des épines ou des fouets, et jetaient leur sang en l'air pour en faire hommage aux dieux. Les chefs n'étaient reconnus par leurs tribus qu'après des épreuves durant lesquelles chaque individu leur donnait un certain nombre de coups qui leur faisaient de profondes blessures. BIET, liv. I, ch. 20.

la tyrannie sacerdotale, se plaisant à contrister l'homme par des privations arbitraires. Sans doute des prêtres ont profité de cette notion pour étendre leur pouvoir sur la portion de l'existence humaine qui semblait placée le plus à l'abri de leur despotisme. Mais la notion primitive a des racines bien plus profondes. Si elle n'avait pas ces racines, elle ne serait pas commune aux tribus sauvages et aux nations policées.

Partout la nature, avec un art qu'on dirait bizarre, et qu'on reconnaîtra pour admirable, quand on le suivra dans toutes ses conséquences, a réuni à la plus tendre des affections le besoin du secret, le sentiment de la honte.

Sur cette combinaison merveilleuse repose tout ce qu'il y a de délicat, de touchant, de pur, dans les relations de l'amour, et nous lui devons encore tout ce qu'il y a de régulier dans notre organisation sociale. C'est en renonçant pour un seul homme à cette réserve mystérieuse dont la règle divine est imprimée dans son cœur, que la femme se voue à cet homme, pour lequel elle suspend, dans un abandon momentané, cette pudeur qui ne la quitte jamais; pour lequel seul elle écarte des voiles qui sont d'ailleurs son asile et sa parure. De là cette confiance intime dans son époux, résultat d'une relation exclusive, qui ne peut exister qu'entre elle et lui, sans qu'aussitôt elle se sente flétrie de là dans cet époux la reconnaissance pour un sa

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crifice, et ce mélange de désir et de respect pour un être qui, même en partageant ses plaisirs, ne semble encore que lui céder. De là enfin mille souvenirs confus qui s'embellissent de leur obscurité même, et se conservent d'autant plus purs, d'autant plus profonds, qu'ils ne peuvent s'exprimer par la parole.

Cet instinct qui attache aux jouissances de l'amour un sentiment de pudeur ou de honte, a pu facilement suggérer à l'homme l'idée d'un certain degré de crime attaché à ces jouissances, tandis que l'excès même du plaisir qui les accompagne a fait de leur privation un sacrifice digne d'être offert aux dieux.

Cet instinct, comme tous ceux que la civilisation développe et raffine, n'est point l'œuvre de la civilisation, il est empreint aussi dans le cœur du Sauvage. Les Iroquois ont leurs vierges sacrées (1); et parmi les Hurons il en est plusieurs qui prononcent le vœu d'une chasteté perpétuelle. De jeunes nègres et de jeunes né

(1) LAFITEAU, Moeurs des Sauvages, I, 174. Il est curieux de lire ce que dit à ce sujet le même auteur quelques pages plus loin; et le passage est assez important pour que nous croyions devoir le citer en entier. « Ils (les Sauvages) ont une grande

opinion de la virginité. Le terme qui signifie une vierge, dans « la langue abenaquise, veut dire celle qu'on respecte... Ils at<< tribuent à la virginité et à la chasteté certaines qualités et << vertus particulières; et il est certain que, si la continence leur • paraît essentielle pour donner du succès à ce que leurs super«stitions leur suggèrent, ils la garderont avec un très-grand

gresses s'astreignent, en dépit du climat, à une rigoureuse abstinence des plaisirs des sens (1). Le grand nombre, qui, moins impassible, ne peut résister à leur attrait, expie cette faute par des pénitences douloureuses, ou la fait expier aux enfans nouveau-nés par des opérations tellement cruelles qu'elles mettent leur vie en danger. (2). Ainsi l'homme a toujours été pour

« scrupule, et n'oseront la violer le moins du monde, de peur · que leurs jeûnes, et tout ce qu'ils pourraient faire d'ailleurs << ne fût absolument inutile par cette inobservation. Ils sont persuadés que l'amour de cette vertu s'étend jusqu'au senti«ment naturel des plantes, de sorte que, parmi elles, il y en a « qui ont un sentiment de pudeur, comme si elles étaient ani«mées; et que, pour opérer dans les remèdes, elles veulent être employées et mises en œuvre par des mains chastes, sans quoi

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« elles n'auraient aucune efficacité. Plusieurs m'ont dit souvent, au sujet de leurs maladies, qu'ils savaient bien des secrets « pour les guérir; mais qu'étant mariés, ils ne pouvaient plus « s'en servir. » Ibid. p. 340.

(1) Projart, I, 167-170.

(2) Chez plusieurs peuplades, aussitôt qu'on découvre chez une femme les signes de la grossesse, on la plonge dans la mer pour la purifier; et, durant la route, les jeunes gens des deux sexes l'insultent et la maltraitent. (BOSSMAN, Voy. en Guinée, p. 250.) C'est, en quelque sorte, la virginité reprochant aux sens ce qu'ils ont d'impur. Chez les Giagues, espèce de tribu ou caste sacerdotale et la plus féroce des hordes nègres, les femmes qui accouchent dans le chilombo (l'enceinte dans laquelle la horde est campée) sont punies de mort. Ailleurs, ce sont les pères qui se soumettent au châtiment qu'ils croient mérité. Les Caraïbes jeûnent et se déchirent les membres après la naissance de leurs enfants. (DUTERTRE, II, 371-373. LAFITEAU, I, 256.) La même chose a lieu au Paraguay (CHARLEVOIX, I, 182) et à la Guyane, où les pères sont non-seulement fustigés, mais traités comme esclaves pendant un temps plus ou moins long. D'autres

suivi de la pensée qu'il n'est point ici-bas seulement pour jouir, et que naître, peupler et s'éteindre ne forment pas sa destination unique.

Nous verrons plus tard le sacerdoce de plus d'un peuple ancien abuser de ce sentiment in

se font des blessures aux organes de la génération même avant le mariage (Hist. of the Boucan. I, 241): c'est la punition précédant la faute. Les Salivas de l'Orénoque font à leurs nouveaunés des incisions tellement graves, que souvent ils en meurent. (GUMILLA, I, 183.) On connaît la mutilation que les Hottentots font éprouver aux leurs (Beschryv. van de kaap van goede hope, I, 286. LEVAILLANT, Deux. voy. en Afr. II,, 290.) Le même motif suggère des tortures pour les jeunes filles qui approchent de la puberté. On leur met tout le corps en sang. (BARRÈRE, Descr. de la Guyane, 168. LAFITEAU, Moeurs des Sauvages, I, 291. Thevet, Cosmogr. univers. II, 913. LERI, Hist. du Brésil, ch. 17.) La circoncision, qui a beaucoup d'affinité avec ces usages, ne dériverait-elle pas d'une idée analogue? Quelquefois les pratiques se sont modifiées de manière à ne plus rappeler le sens primitif. Ainsi, la coutume qu'avaient les maris, chez certains peuples, de se mettre au lit quand leurs femmes accouchaient, coutume dont on retrouvait encore des traces dans quelques provinces méridionales de France, vers le commencement du XVIIIe siècle (LAFITEAU, Mœurs des Sauvages, page 50), venait probablement de la même source, sans que ceux qui l'observaient s'en souvinssent. Il en est de même de l'usage qui prescrit aux nouveaux mariés, chez plusieurs tribus, de ne consommer le mariage qu'après un intervalle plus ou moins long. « Quoique les époux passent la nuit ensemble, c'est sans préjudice de cet ancien usage: les parents de l'épouse y veil<«<lent attentivement de leur part, et ils ont soin d'entretenir « un grand feu devant leur hutte qui éclaire continuellement « leur conduite et qui puisse servir de garant qu'il ne se passe « rien contre l'ordre prescrit..... Un mari, instruit pas des mis«sionnaires, n'ayant pas l'égard qu'il devait avoir pour l'an<«< cienne coutume, voulut se prévaloir de l'exemple des Européens. L'épouse en fut si outrée que, quoique ceux qui avaient << fait le mariage eussent assez consulté son inclination, ils ne

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