Page images
PDF
EPUB

lant des chiens et des rennes : Reçois nos dons, mais envoie-nous à ton tour ce que nous attendons de toi.

Ici tout est abject, égoïste et avide.

L'hymne du combat des Delawares, en l'honneur du grand Manitou de la terre, des mers et des cieux, est empreinte au contraire d'une résignation toute religieuse et toute morale. « Aux armes pour combattre l'ennemi! « Déterrons la hache et prenons la massue.

[ocr errors]

Reverrai-je jamais le toit de mes pères, et << la compagne de ma couche, et les jeunes re<< jetons portés sur son dos et nourris de son << lait! Esprit suprême, grand Esprit d'en-haut, prends pitié de l'épouse que je te confie, <<< veille sur les enfants qu'elle m'a donnés : créa«<ture faible et impuissante, à qui n'appartient « pas un instant de sa vie, pas un membre de << son corps, je vais où le devoir m'appelle pour << l'honneur et la liberté de ma nation. Mais << que les larmes des miens ne coulent point à << cause de moi (1). »

Le sentiment religieux ne se borne pas à distinguer ainsi l'être infini vers lequel il s'élève, des idoles vulgaires que l'intérêt a créées : il exerce son influence sur ces idoles mêmes qu'il

(1) Cet aveu de son impuissance est d'autant plus remarquable dans le Sauvage, qu'il contraste avec l'esprit sauvage et barbare. V. AJAX dans HOMÈRE.

travaille sans relâche à ennoblir et à embellir.

Le Sauvage qui, comme nous l'avons vu, n'attribue pas à ses fétiches la figure humaine, les en rapproche cependant autant qu'il le peut, parce que cette figure est pour lui l'idéale de la beauté. Il les sculpte, les orne, les décore. Les Lapons, les Caraïbes, les habitants de la Nouvelle-Zélande, ceux des rives du fleuve des Amazones, les Nègres de Loango, les hordes de l'Amérique septentrionale ou méridionale, se font des idoles d'argile, de pierre, de bois ou d'étoffes qu'ils acquièrent par des échanges avec des peuples plus civilisés. Ils tâchent de leur donner une forme humaine. Des morceaux de corail ou des cailloux représentent les yeux, des peaux de bête leur servent de vêtements : ils les embellissent enfin de mille manières (1). Les Téléoutes et les Tatars de l'Attaï, que les Russes ont asservis sans les civiliser, et qu'ils ont assujettis à quelques pratiques de la religion chrétienne, sans avoir arraché de leur esprit leur penchant pour le fétichisme, ne connaissant pas de plus beaux habits que l'uniforme des dragons russes, croient leurs fétiches habil

(1) Georgi Beschreibung einer Reise durch das Russiche Reich im Jahre 1772, p. 313. MARION, Voy. à la Mer du Sud, p. 87. DUTERTRE, Hist. gén. des Antilles, II, 369-370. D'ACUGNA, Relation de la Rivière des Amazones, I, 216. Pallas Reisen, II, 683. Hogstrom Beschreib. des schwed. Lapplands. 201. Lettr. édif. VII, 8.

lés comme des officiers de dragons (1). Il est difficile de ne pas sourire: mais c'est l'effort du pauvre Sauvage, pour réunir dans l'idée de son dieu tout ce qu'il connaît de plus magnifique, et l'on voit dans cette créature encore si brute le germe de l'enthousiasme qui, sous le ciseau de Phidias, fit éclore le Jupiter Olympien.

Nous avons montré que la morale restait étrangère au traité conclu entre l'homme et le fétiche et en effet il est très-possible pour le raisonnement de concevoir la religion séparée de la morale. Les relations des hommes avec les dieux constituent la religion. Les relations des hommes avec les hommes constituent la morale. Ces deux choses n'ont aucun rapport nécessaire entre elles. Les dieux peuvent ne s'occuper que de la conduite des hommes à leur égard, sans intervenir dans celle des hommes avec leurs semblables. Ceux-ci peuvent n'être responsables envers les premiers que de l'observance des devoirs du culte, et rester pour ceux de la morale dans une indépendance complète. On ne saurait imaginer la religion ne représentant pas ses dieux comme des êtres puissants. Mais on peut sans difficulté la concevoir ne leur donnant d'autres attributs que la puissance. Cela serait surtout naturel, si la terreur

(1) Müller Samml. Russ. Gesch. I, 150. Voy. au Nord, VII, 337; VIII, 410.

était l'unique source de la religion. Les phénomènes physiques ne suggèrent à l'homme que l'idée du pouvoir. Il n'y a aucune affinité entre la foudre qui frappe, le torrent qui entraîne, l'abyme qui engloutit, et le bien ou le mal moral. Après avoir personnifié les accidents de la nature, en les attribuant à des êtres intelligents, et avoir établi entre eux et lui un commerce auquel sert de base l'intérêt mutuel des deux parties, l'homme semble avoir bien des pas à faire, avant de leur imposer des fonctions gratuites et des devoirs désintéressés.

Si le sentiment ne venait pas changer l'état de choses ainsi établi par l'intérêt, loin d'être utile à la morale, la religion lui serait infailliblement funeste. L'adorateur d'un dieu mercenaire, comptant sur l'assistance qu'il aurait achetée, foulerait aux pieds la justice avec d'autant plus d'audace qu'il penserait s'être assuré une protection surnaturelle.

Heureusement, même dans cet état dégradé, le sentiment appelle la morale, et par mille routes invisibles la fait pénétrer dans la religion.

D'abord en ne la considérant que dans son rapport le plus circonscrit, le traité qu'elle suppose entre l'adorateur et son dieu implique une idée de fidélité aux engagements, par conséquent une notion de morale.

En second lieu, même dans l'état sauvage, une espèce d'association existe. Les individus

[ocr errors]

d'une horde sont unis entre eux par un intérêt commun. Cet intérêt commun doit avoir aussi sa divinité tutélaire (1). La religion le prend sous sa sauvegarde elle protége l'association. contre ses membres, et les membres de l'association les uns contre les autres.

Le grand et difficile problême de la société consiste à découvrir une sanction pour les engagements des hommes entre eux. Le besoin de cette sanction se fait sentir à chaque pas dans les transactions humaines. Nous ne traitons jamais avec quiconque a des intérêts opposés aux nôtres sans nous efforcer de lire dans ses yeux si ses intentions répondent à ses paroles, et nous sommes douloureusement avertis par l'expérience de l'impuissance de nos efforts. La voix, le geste, le regard peuvent être complices de l'imposture.

La conviction religieuse crée une sauvegarde, le serment: mais cette garantie disparaît avec la conviction religieuse. Trop souvent au sein de la civilisation, les peuples irréligieux passent d'un serment à l'autre, ne se croyant liés par aucun, et les considérant comme des formules appartenant de droit au pouvoir qui règne, et ne constituant aucun titre en faveur du pouvoir déchu. Leurs chefs, ir

(1) Les peuplades de pêcheurs adorent en commun un dieu de la pêche. Voy. au Nord, VIII, 414, 419-420. Celles de chas seurs, un dieu de la chasse. Gmelins Reisen. II, 214-215.

« PreviousContinue »