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réligieux en même temps qu'hypocrites, foulent sans remords le matin les promesses de la veille, et promènent au milieu de l'indignation le scandale de la perfidie. Alors tous les liens sont brisés; le droit n'existe plus; le devoir disparaît avec le droit ; la force est déchaînée; le parjure fait de la société un état permanent de guerre et de fraude.

Mais dans l'état sauvage, le serment a quelque chose de plus solennel, et il faut rendre graces à la religion, de ce qu'elle crée, dès l'origine des sociétés, cette garantie; le Malabare (1), le Nègre (2), le Calmouc (3), l'Ostiaque (4), prend son fétiche à témoin dans les

(1) WOLFF, Reise nach Ceylan, p. 176. Voyez pour d'autres peupla des de l'Inde, Asiat. Res. III, 30.

(2) LOYER, Relation du voy. du roy. d'Issiny, p. 253. DesMARCHAIS, Voy. en Guinée, I, 160.

(3) Pallas, Reisen, I, 332. Ejusd. Mongol. Volkersch. I, 220.

(4) Voy. au Nord, VIII, 417. Qui pourrait ne pas gémir en réfléchissant que les Européens travaillaient naguère de tout le pouvoir de leur corruption et de leur logique pervertie à saper dans l'ame des Sauvages la sainteté des serments! Voici ce que raconte un Européen, auteur dans la scène hideuse qu'il décrit, et narrateur insouciant et presque satisfait de sa propre infamie. Un Nègre vint trouver ce misérable, alors facteur dans un établissement danois, sur les côtes de Guinée, et lui dit qu'il avait une jeune femme, au père de laquelle il avait juré, en présence d'un puissant fétiche, de ne jamais la vendre. Le marchand d'hommes lui suggéra l'expédient de se faire contraindre par la violence à fausser le serment qu'il avait prêté, ce qui apaiserait le fétiche qu'il avait pris à témoin. Le Nègre alla chercher l'infortunée qu'il voulait livrer, et le facteur Roëmer, l'auteur du

circonstances solennelles, et soumet de la sorte à un joug invisible sa passion du moment et son humeur changeante.

Sans doute l'égoïsme combat cette salutaire' influence de la religion; il se persuade que les dieux qu'il paie ne se déclareront jamais contre lui. Plusieurs tribus fétichistes croient pouvoir se parjurer impunément, quand elles ont à faire avec les étrangers, dont elles supposent impossible leurs fétiches embrassent la cause (1). que Nous verrons cet inconvénient se prolonger chez des peuples civilisés.

C'est beaucoup néanmoins d'avoir créé une garantie dans l'intérieur des peuplades. Les notions qui servent de base à cette garantie ne tarderont pas à s'étendre au-delà des bornes étroites d'un territoire particulier. La religion qui exerce son influence de Sauvage à Sauvage,

récit, la fit charger de chaînes. Aussitôt le mari poussa des cris lamentables, et des esclaves tombèrent sur lui à coups de massue. Soit qu'il voulût obtenir du fétiche offensé un pardon plus certain, soit que la conscience eût repris ses droits, il ne consentit à ratifier le marché qu'après avoir reçu des blessures graves. L'Européen lui reprocha cette résistance prolongée. Les fétiches, lui dit-il, ne sont pas si difficiles à satisfaire; et le sien lui aurait fait grace à bien meilleur marché. ROEMER, Nachrichten von Guinea. LINDEMANN, Geschichte der Meinungen, etc. VI, p. 286. Telles étaient les leçons données par des hommes civilisés aux Sauvages, et par des chrétiens aux infidèles.

(1) Cavazzi, Hist. de l'Éthiopie occidentale, I, 304. Il est triste de penser que beaucoup plus tard des papes ont raisonné comme raisonnent les Nègres.

l'exercera plus tard de nation à nation, et déjà elle s'y prépare.

La croyance des tribus américaines leur faisait un devoir de respecter les envoyés des nations voisines. Ces envoyés, placés sous la protection du grand Esprit, ne pouvaient être maltraités sans crime, et les coupables étaient livrés à une destruction inévitable. Aussi, dit le missionnaire à qui j'emprunte ce fait (1), des messagers, chargés d'annoncer une guerre de dévastation, d'extermination et d'incendie, étaient écoutés en silence et reconduits avec scrupule jusqu'à leur sortie du territoire.

Dans son état le plus grossier, la religion est donc bienfaisante. Cette utilité directe n'est certes, ni la seule, ni la plus importante, et nous nous sommes élevés contre l'idée de la placer en première ligne. Nous la montrerons tout à l'heure plus salutaire encore par les émotions qu'elle fait naître que par les crimes qu'elle interdit. Mais arrêtons-nous maintenant sur ce premier genre d'utilité, bien que subalterne, et prouvons par les faits qu'elle résulte même du fétichisme.

Dans l'île de Nuka-Hiva, dit un voyageur (2), toutes les lois et toute la police reposent sur la

(1) Heckewelder, p. 283.

(2) Journal für Land und See Reisen. Cinquième année, juin

1812.

religion. Ces lois et cette police consistent à déclarer que telle chose est sacrée, c'est-à-dire que le propriétaire seul a droit d'y toucher. Cette consécration se fait par les prêtres. Ils appellent Tabou tout ce qu'ils ont consacré ainsi. Les personnes et les propriétés de tous les insulaires sont Tabou. Personne n'ose dépouiller ces derniers ni attenter à leur vie. Leurs femmes partagent cette garantie, nul n'ose se permettre de violences envers elles. A la naissance de chaque enfant, l'on réserve pour son usage un ou deux arbres de pain, qui sont Tabou pour tout autre, et dont le fruit ne peut être cueilli que par lui. Comme deux de ces arbres suffisent à la nourriture d'un homme pendant toute une année, chacun a de la sorte sa subsistance assurée. Celui qui viole le Tabou est universellement réprouvé, et ne saurait échapper aux châtiments que lui infligent certains esprits invisibles.

- Nous en conviendrons : nous ne pouvons nous défendre d'un attendrissement véritable en voyant la religion, sous sa forme la plus imparfaite, chez les peuples les plus ignorants, s'ilentifier à toutes les idées de justice et même de bienfaisance, et, tout enfantine qu'elle est, embrasser les objets que la sagesse des législateurs a toujours garantis, veiller à la vie des citoyens, à la subsistance du pauvre, à la chasteté des femmes. Il est touchant de voir le Sauvage dis

poser de la sorte de ses notions confuses, et y trouver déjà, pour tout ce qui lui est cher, une sauvegarde qu'il ne peut chercher dans des institutions qu'il ne connaît pas.

Le sentiment que nous éprouvons deviendra plus vif et plus profond encore, quand nous verrons l'esprit humain avancer dans ses développements, et que nous retrouverons le Tabou de Nuka-Hiva, dans le Jupiter grec, protecteur des faibles et des suppliants.

Si l'homme ne tirait ses idées religieuses que de l'action matérielle des objets extérieurs; si la religion n'était qu'une combinaison de l'esprit, un résultat de l'intérêt, de l'ignorance ou de la crainte, son alliance avec la morale ne serait ni si rapide ni si infaillible. Mais la morale est un sentiment. Elle s'associe au sentiment religieux, parce que tous les sentiments se tiennent. L'adoration des êtres invisibles, et les idées d'équité, se rencontrent et s'unissent dès l'enfance des sociétés. Le fétiche du Sauvage nous semble une chimère informe et ridicule et cependant il est heureux pour le Sauvage, pour son amélioration morale , pour son perfectionnement futur, qu'il ait un fétiche.

On verra dans la suite que nous ne nous déguisons point l'abus qu'on a fait du sentiment religieux, quand on s'en est emparé, quand une classe en a voulu faire un monopole, un

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