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ames une seconde mort, après laquelle, disentils, tout est fini pour l'homme (1).

Les conjectures se diversifient suivant les climats et les situations, soit locales, soit particulières; mais elles ne changent point de nature. Celui qui n'a pas quitté le lieu de sa naissance, montre les montagnes qui bordent l'horizon et au-delà desquelles il doit un jour habiter avec ses pères; c'est là que, porté sur son canot, il fendra la vague agitée et lancera le javelot d'un bras assuré. Celui qui souffre arraché à son pays attend le secourable fétiche qui doit le reporter sur l'aile des vents dans cette demeure chérie (2). Il hâte de ses vœux l'heure de son supplice, pour échapper aux monstres d'Europe et retrouver ses plaisirs passés (3). Le malheureux né dans la servitude n'a que des espérances plus humbles. Tout ce que l'un de ces infortunés implorait de son idole, c'était, disait-il, de n'être plus l'esclave d'un blanc (4).

(1) Meiners Geschichte der Meinungen roher Voelker über die Natur der Seele. Gott. Magaz. II, 744.

(2) Simple nature to his hope has given,

Behind the cloud topt hill an humbler heaven,

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Some safer world, in depth of woods embraced
Some happier Island in the wat'ry waste.

(3) LEVAILLANT, Prem. voy. en Afrique.

POPE.

(4) ROEMERS, Nachricht von der Küste Guinea, 86-87.

L'anthropomorphisme, dont s'empreignent les idées du Sauvage, a une conséquence fâcheuse. Il écarte la morale de toutes les notions sur l'état des morts; les tribus même qui reconnaissent une demeure de félicité, une autre de tourments, ne peuplent point la première d'hommes vertueux et la seconde de criminels; la différence des destinées tient à des circonstances accidentelles. Les habitans des îles Mariannes, tout en admettant un lieu de peines et un lieu de bonheur, ne rattachaient point cette idée à celle de punitions et de récompenses. Ceux qui meurent d'une mort violente sont les damnés de cette mythologie; ceux dont la mort est douce en sont les élus (1).

Mais il est à remarquer que toutes les fois que des voyageurs ou des missionnaires se sont prévalus de cette distinction pour en faire la base d'une justice distributive, et ont demandé à des Sauvages si les ames coupables n'étaient pas séparées des ames innocentes, ceux-ci ont adopté cette séparation avec empressement; et bien que rien ne l'eût annoncé dans leurs récits antérieurs, elle est devenue aussitôt partie de leur croyance. On eût dit que le sentiment n'avait attendu que ce trait de lumière, et qu'il s'emparait de cette espérance, comme appartenant à son domaine.

(1) GOBIEN. Hist. des îles Mar. p. 65-68.

Néanmoins, de cette imitation de la vie après le trépas, résultent pour la religion un certain abaissement et pour l'homme une inquiétude constante. Des pratiques en foule sont destinées à mettre les morts au-dessus des besoins dont la tombe même ne les garantit pas. Les vivants prennent long-temps d'avance des précautions prudentes et pourvoient à leur établissement dans le séjour qui doit tôt ou tard s'ouvrir pour eux. Le chasseur fait placer auprès de lui ses flèches, le pêcheur ses filets.

Quand un enfant groenlandais expire, on enterre avec lui le chien le plus fidèle pour qu'il le conduise vers les parents qui l'ont devancé (1). La même victime, immolée au pied de la couche des Hurons malades, doit annoncer leur arrivée aux ombres qui les attendent. Les Iroquois plaçaient autrefois auprès de chaque mort des armes pour combattre, des peaux pour se vêtir, des couleurs pour se peindre (2). Quelques-uns, par un raffinement singulier, ensevelissent avec eux leur fétiche même (3). Les Lapons font mettre encore aujourd'hui dans leurs cercueils de l'argent, des pierres et de l'amadou pour s'éclairer sur la route (4); et

(1) CRANZ, Hist. du Groënland, liv. III.
(2) LAFITEAU, Moeurs des Sauv. II, 413.
(3) Culte des dieux fétiches, p. 72, trad. all.
(4) Voy. d'Acerbi. LEEMS, de la Rel. des Lapons.

les insulaires de Carnicobar aux Indes regarderaient comme un larcin sacrilége, de priver celui qui a cessé de vivre, du service à venir des animaux qui lui appartenaient (1).

Qui ne reconnaît ici l'action combinée de l'intérêt et du sentiment? Ce que le Sauvage fait pour lui-même n'est que de l'égoïsme : ce qu'il fait pour les morts qu'il a aimés est de la religion. Consolatrice dès cette époque, la religion trompe la douleur. Le père qui ensevelit avec le jeune. guerrier son arc et ses javelots se le représente parcourant les forêts d'un autre monde, plein de la vigueur qui flattait naguère l'orgueil maintenant brisé du cœur paternel. Un voyageur s'étant arrêté dans une cabane trouva deux Sauvages au désespoir de la perte d'un fils âgé de quatre ans. Le père mourut quelques jours après; aussitôt les pleurs de la mère s'arrêtèrent ; elle parut calme et résignée. Interrogée par le voyageur, l'idée que son enfant en bas âge ne pourrait trouver sa subsistance dans le pays des ames avait, répondit-elle, causé ses angoisses; maintenant que son époux était auprès de lui, elle était tranquille sur sa destinée, et n'aspirait qu'à les rejoindre (2).

Malheureusement ces opinions et les prati

(1) Asiat. Research. II, 344. Les Arabes avant Mahomet laissaient mourir de faim sur la tombe de leurs amis un chameau destiné à devenir leur monture. GIBBON, ch. 50.

(2) Carver's travels through north America.

ques qu'elles consacrent, de consolantes qu'elles sont d'abord, ne tardent point à devenir cruelles. En Nigritie (1), et chez les Natchez (2), et chez les Caraïbes (3), on enterrait des esclaves avec leurs maîtres, des prisonniers avec leurs vainqueurs, des femmes même avec leurs époux. Les Jakutes n'ont renoncé que très-récemment à cet usage. Les tribus américaines tourmentent leurs captifs en l'honneur de leurs ancêtres (4); elles invoquent, pendant les tortures de ces malheureux, les mânes des héros morts en combattant (5).

Dans l'île de Bornéo, les habitants croient que ceux qu'ils tuent deviennent leurs esclaves dans l'autre vie, et cette idée multiplie à l'infini les assassinats (6). Chez toutes ces peupla

(1) Iserts Reise nach Guinea, 179-180, DESMARCHAIS, Voy. en Guinée, I, 315.

(2) CHARLEVOIX, Journal, p. 421.

(3) Oldendorp Beschreib. der Caraib. I, 317. CAVAZZI, Hist. de l'Ethiop. occid. I, 396. BERNIER, II, 113.

(4) CHARLEVOIx, p. 352.

(5) CHARLEVOIX, p. 247.

(6) Chez les montagnards du nord-est du Bengale, aux funérailles d'un homme distingué, on coupe la tête à un buffle, et on la brûle avec le corps. Le buffle devient la propriété du mort dans la vie future. Aux funérailles d'un Bonneah ou chef, c'est la tête d'un esclave qu'on coupe et qu'on brûle; et à celles d'un chef du premier rang, ses esclaves font des incursions hors de leurs montagnes, et saisissent quelque Indou de la plaine, qu'ils im→ molent de la même manière. As. Res. III, 28.

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