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des, le temps se partage en embuscades pour surprendre et en négociations pour acheter des victimes. Tel est le danger peu remarqué jusqu'ici d'appliquer à l'inconnu des idées con

nues.

Pour habiter un monde pareil au nôtre, il faut que l'ame ressemble au corps. Les Sauvages la comparent à l'ombre qui le suit sur la terré, et dont la vue a probablement contribué à leur suggérer cette comparaison (1). Plusieurs la croient d'une matière invisible et impalpa ble (3). Le sommeil et les rêves leur donnent l'idée qu'elle peut exister séparée de ses organes. Les Groenlandais disent qu'abandonnant alors son enveloppe grossière, elle chasse, danse ou voyage dans des lieux éloignés. Mais elle demeure toujours néanmoins dépendante de ce corps, dont les accidents et les souffrances l'atteignent. Quand il est mutilé, l'ame l'est aussi; elle se ressent de cette matilation par delà le trépas, et elle en porte à jamais les traces; aussi les Nègres redoutent-ils beaucoup

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(1) Chez les Patagons, l'ame est l'image transparente de l'homme vivant; et l'écho qui retentit du creux des rochers n'est autre chose que la réponse des ames quand on les appelle. Les peuples même qui pensent qu'elles passent dans les corps des animaux, se les représentent sous une figure humaine, inconséquence de l'anthropomorphisme, qui en admet bien d'au

tres.

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· (2) Meiners Gesch. der Mein. rober Volker ueb. die Natur der Seele. Gott. Mag. II, 746.

moins d'être mis à mort que privés de quelques membres (1); et l'une des facultés dont se targuent le plus les Angekoks du Groenland et qui les rend particulièrement recommandables aux des fidèles, consiste à guérir, ou, pour yeux parler leur langue, à raccommoder les ames

blessées.

Chose bizarre! Cette opinion, qui nous paraît si absurde, et presqu'au dessous de l'enfance de l'état social, se reproduit à l'autre extrême de la civilisation. Lorsque les Mogols eurent conquis la Chine, ils ordonnèrent aux vaincus de se raser la tête à la manière des vainqueurs. Des Chinois en foule préférèrent le dernier supplice, de peur que leurs ames, paraissant chauves devant leurs ancêtres, n'en fussent méconnues et repoussées (2).

On serait tenté de supposer que la notion de la métempsycose est incompatible avec ces idées. Mais l'homme, dans le vague où il s'agite, n'en est pas à cette contradiction près.

La métempsycose est en elle-même une con

(1) Roemers. Nachr. von der Küste Guinea. p. 42. SNELLGRAVE, Nouv. relat. de la Guinée, 218.

(2) Un passage de l'Évangile nous donnerait à croire que, parmi ceux des Juifs qui ne rejetaient pas l'immortalité de l'ame, plusieurs supposaient sa résurrection dans l'état du corps. « Il vaut mieux, y est-il dit, « que tu renaisses à la vie éternelle << boiteux, borgne, ou estropié, que si tu allais en enfer avec tous « tes membres. » Évang. selon saint Marc, IX, 43; selon saint Mathieu, XVIII, 3-9.

ception fort naturelle. L'instinct des animaux ressemble quelquefois à la raison : et lorsqu'on reconnaît dans leurs actions les motifs qui dirigent les actions humaines, on est tenté de chercher dans leurs corps les ames qui ont disparu. Nous remarquons, en conséquence, chez presque toutes les tribus sauvages quelques notions de métempsycose. Mais cette hypothèse ne satisfait aucun des besoins ultérieurs de l'imagination; en conséquence, dans la religion pratique, elle est ou rapidement délaissée, ou séparée de toutes les inférences qui en découlent. Bien que les Groenlandais y croient, et que les pauvres parmi eux s'en servent pour obtenir les bienfaits des riches (1), ils enterrent avec leurs enfants des chiens destinés à leur servir de guides. Les Iroquois, chez lesquels, par une conformité singulière, le grain qu'on enfouit dans la terre est le symbole de l'immortalité, comme dans les mystères et dans l'Évangile, et qui ensevelissent les restes de leurs parents au bord des sentiers, afin que leurs ames soient plus à portée d'animer les corps formés dans le sein des femmes grosses, n'en parlent pas moins d'un autre monde, où

(1) Quand un Groenlandais riche a perdu son fils ou sa fille, les femmes de la classe indigente cherchent à lui persuader que son ame a passé dans le corps d'un de leurs enfants, et l'engagent à en prendre soin.

les morts recommencent les occupations de celui-ci (1).

Cependant le sentiment religieux, qui améliore tout ce qui tombe sous son influence, paraît se prévaloir, dès l'état sauvage, de cette notion de la métempsycose, pour y placer un mode d'épuration graduelle et un exercice de la justice divine. Suivant les habitants des montagnes de Rajamahall, le corps des animaux est le séjour des ames dégradées (2), et si le vice rapproche l'homme de la brute, la vertu doit le rapprocher de la Divinité. Rien ne ressemble plus aux migrations des ames si célèbres dans la philosophie sacerdotale égyptienne et dans les mystères grecs, où cette philosophie fut transplantée.

Après avoir façonné sa demeure à venir plutôt d'après ce qu'il conçoit que d'après ce qu'il désire, le Sauvage voudrait la décorer de couleurs brillantes. Il voudrait qu'elle fût plus riche en plaisirs que son habitation sur la terre. Le Lapon, que tourmente un ciel ennemi, se commande d'espérer un climat plus doux et une meilleure espèce de rennes (3).

Cependant, malgré l'espoir qu'il s'impose, il est frappé d'une terreur invincible, en dépit

(1) MAYER, Mythol. Lexicon.

(2) Asiat. Res. IV, 32.

(3) Georgi Russ. Vælker kunde, p. 383.

de lui-même, il se peint la situation qui lui est réservée comme malheureuse.

Le spectacle des derniers moments, les angoisses et les convulsions de l'agonie répandent sur la demeure inconnue dont la route paraît si terrible, une teinte lugubre qui défie tous les efforts de l'imagination pour la dissiper.

Les ames se logent, disent les Patagons, dans le corps d'oiseaux aquatiques qu'on distingue à leur vol pénible et à leurs sifflements lamentables. Les aliments dont les morts se nourrissent, suivant les habitants du Chili, sont de saveur amère et de couleur noire. Ainsi, dans l'enfer homérique, les astres sont plus ternes et les fleurs plus sombres. C'est la conception du Sauvage, revêtue des images de la poésie.

Les rêves de l'intérêt, quels qu'ils soient, ne parlant qu'à la partie égoïste de notre nature, ne satisfont point le sentiment religieux, qui seul peut l'emporter sur la répugnance physique que l'image de la destruction inspire à tous les êtres vivants. Ce sentiment ne prend aucune part à ces paradis fantastiques qui ne s'adressent qu'aux yeux et aux sens. Mais de temps à autre brille une notion inattendue, qui ressemble à l'éclair sillonnant la nuit. L'idée d'une réunion éternelle avec le grand Esprit apparaît quelquefois subitement parmi les vagues conjectures du Sauvage, et c'est ainsi

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