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qu'au sein de la barbarie, plane confuse encore la noble hypothèse qui doit un jour consoler Socrate; systême sublime qui, nourrissant l'homme de la seule espérance propre à contenter son ame, remplit le martyr d'exaltation et le mourant de confiance.

Toutefois, à l'époque où nous sommes forcés de nous arrêter, les lueurs incertaines qui frappent par intervalles les regards du Sauvage ne suffisent point pour le rassurer. Il cède aux impressions visibles, et ces impressions le découragent et l'épouvantent.

Ces morts qu'il voulait placer dans un lieu de plaisirs, il les voit errer tristement autour des habitations qu'ils ont délaissées. La faim, la soif, le froid les tourmentent, et leur souffrance habituelle leur inspire du ressentiment et de la haine contre les hommes (1). Suivant les Caraïbes, ils revêtent la forme de venimeux reptiles ou de démons malfaisants (2). Les habitants d'Otahiti et de la Nouvelle-Hollande, les insulaires d'Amboine, pensent qu'ils se glissent dans les huttes, et s'abreuvent du sang

(1) MARINY, Nouvelles des royaumes de Tunquin et de Lao, p. 395.

(2) DUTERTRE, Hist. gén. des Antilles, II, 372. ROCHEF. Hist. nat. et mor. des Antilles, II, ch. 4. DELABORDE, Rel. des Caraïbes, collection des voy. faits en Afrique et en Amérique, P. 15.

de ceux qu'ils surprennent endormis (1). Les Tschérémisses entourent les tombeaux, afin que les morts n'en puissent sortir pour dévorer ceux qui leur survivent (2). Les Négresses de Matamba se plongent dans la mer pour noyer l'ame de leurs maris qui reviendraient s'acharner sur elles (3). Plusieurs tribus n'osent prononcer les noms funestes de ceux qui ne sont plus, et s'irritent contre le téméraire qui, en les prononçant, trouble leur sommeil (4). D'autres fendent sans bruit la surface des ondes, et pêchent en silence pour que les mânes ne s'irritent pas d'être réveillés (5); et chez les Abipons, lorsqu'une famille perd un de ses membres, elle brûle ses vêtemens et ses armes, quitte sa hutte et change de nom (6).

Arrêtons-nous un instant pour réfléchir sur ces divers mouvements, incompatibles et contradictoires. D'où viennent à la fois dans l'esprit du Sauvage, quand il s'agit des morts, ce respect, cette horreur et ce calcul? Ce

(1) FORSTER'S, Observ. dur. a voy. round the World, 470. COLLINS', Account of New Southwales, I, 594-596.

(2) RYTSCHOW, Orenburgische Topographie.

(3) CAVAZZI, Relation historique de l'Ethiopie occidentale, I, 405.

(4) CHARLEVOIX, Journal. DUTERTRE, II, 411. ROCHEFORT, II, ch. 24. LABORDE, 37. LABAT, Voy. III, 182.

(5) GOBEN, Hist. des îles Marian.

(6) DobritzhofFER, Hist. des Abipons.

respect, qu'il satisfait à peine, en accumulant les commémorations, les sacrifices, les hommages de tous genres? Cette horreur qui ne se calme que par l'éloignement, la disparition, l'oubli de l'être qui n'est plus et de tout ce qui se rattache à sa mémoire? Ce calcul, enfin, qui, transportant l'égoïsme au-delà de la destruction physique, le force à se créer, dans un univers imaginaire, une habitation qu'il décore, qu'il meuble, qu'il fournit de tout ce qui lui fut agréable ou utile?

Nous ne remarquons rien de pareil chez les animaux. Le seul instinct qu'ils tiennent de leur nature, les porte à chercher un lieu solitaire, où ils meurent sans témoins. Ils ne semblent avertis que d'une seule chose : c'est qu'il faut dérober au jour des dépouilles hideuses, et ne pas souiller l'air d'émanations délétères. Du reste, aucune prévoyance, aucune inquiétude de leur propre destinée après le trépas: nul souvenir, nulle commémoration de ceux qui ont vécu par ceux qui survivent. Des exceptions douteuses, produites peut-être par des habitudes que l'homme a données à quelques animaux domestiques, mais plus vraisemblablement exagérées par des observateurs dévoués à une opinion adoptée d'avance, ne changent en rien la règle générale.

L'homme, au contraire, repoussé loin des morts par l'instinct physique, se trouve attiré

de nouveau près d'eux par un mouvement qui dompte cet instinct. Tout ce qui frappe ses yeux les effraie: tout ce qui arrive jusqu'à ses sens les blesse et les soulève : et néanmoins il revient sans cesse à ces objets chers et redoutés (1). Quand la hideuse décomposition rend la lutte impossible, forcé de se séparer des corps, il s'attache à leurs tombes. Le guerrier les rougit de son sang; la vierge y dépose sa jeune chevelure; la mère les arrose de son lait ou les pare de fleurs (2). L'amitié se fait un devoir d'y descendre vivante (3). L'égoïsme

(1) Rien n'est plus curieux que de lire à ce sujet la description de la fête des morts chez les Hurons et les Iroquois. Après avoir décrit ce qu'a de repoussant le spectacle de ces morts déterrés ensemble tous les douze ans, et dont les uns sont des squelettes décharnés, d'autres des corps en dissolution récente, le P. Lafiteau continue ainsi : « Je ne sais ce qui doit frapper davant tage, ou l'horreur d'un coup-d'œil si révoltant, ou la tendre pitié et l'affection de ces pauvres peuples envers leurs parents « décédés; car rien au monde n'est plus digne d'admiration que le soin empressé avec lequel ils s'acquittent de ce triste devoir << de leur tendresse, ramassant jusqu'aux moindres ossements, «maniant ces cadavres, en séparant les vers, les portant sur « leurs épaules pendant plusieurs journées de chemin, sans être « rebutés du dégoût qu'inspire une odeur insupportable, et sans << laisser paraître d'autre émotion que celle du regret d'avoir perdu des personnes qui leur étaient et qui leur sont encore • chères. »> II, 449.

(2) Lafiteau, Moeurs des Sauvages, II, 433.

(3) Chez les Natchez, les chefs ont un certain nombre de personnes qui s'attachent volontairement à eux, et qu'on appelle eurs dévoués. A la mort de ces chefs, ces dévoués accompagnent le corps au lieu des obsèques; on leur passe une corde autour du cou, et elles commencent une espèce de danse, durant laquelle deux hommes serrent cette corde toujours davantage,

même, sacrifiant le présent à l'avenir, met à part ce qu'il a de meilleur pour le conserver intact au lieu d'en jouir, et pour l'emporter dans un autre monde.

Et l'on ne reconnaîtrait pas dans l'homme un être tout autre que le reste de la matière animée! Dès l'enfance de l'état social, lorsque rien encore n'est développé en lui, la mort, qui n'est pour les animaux que le signal d'une dissolution qu'ils subissent sans la prévoir, sans la craindre, sans rien pressentir par-delà ce moment, la mort occupe dans l'ame du Sauvage une place plus grande que la vie ellemême. Il ne vit, pour ainsi dire, que pour se préparer à mourir. Il n'emploie ses facultés icibas que pour arranger à sa manière, d'après ses désirs encore enfantins, l'invisible demeure qu'il doit habiter. On dirait un propriétaire qui s'est logé dans une cabane; pour surveiller la construction d'un palais et cet instinct n'aurait d'autres causes que les vagues imaginations d'une créature ignorante et brute! Mais qui donc suggère à cette créature brute et ignorante, et à elle seule, ces vagues imaginations? Pourquoi lui sont-elles si profondément inhérentes, si exclusivement réservées?

La grossièreté apparente des espérances et

jusqu'à ce que les victimes expirent en s'efforçant encore de danser en mesure jusqu'au dernier soupir. (LAFITEAU, Mœurs des Sauvages, II, 411.)

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