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L'homme, nous l'avons dit (1), place toujours dans l'inconnu ses idées religieuses. Pour le Sauvage, tout est inconnu. Son sentiment religieux s'adresse donc à tout ce qu'il rencontre.

Partout où il y a mouvement, il croit qu'il y a vie. La pierre qui roule lui semble ou le fuir ou le poursuivre : le torrent qui se précipite s'élance sur lui quelque esprit irrité habite la cataracte écumante : le vent qui mugit est l'expression de la souffrance, ou de la menace : l'écho du rocher prophétise, ou répond; et quand l'Européen montre au Sauvage l'aiguille aimantée, il y voit un être arraché à sa patrie et se tournant avec désir et avec angoisse vers des lieux chéris (2).

De même que partout où il y a mouvement, le Sauvage suppose la vie, partout où il y a vie, il suppose une action ou une intention qui le concerne. L'homme demeure long-temps avant d'admettre qu'il ne soit pas le centre de toutes choses. L'enfant s'imagine être ce centre vers lequel tout se dirige. Le Sauvage raisonne comme l'enfant.

Entouré de la sorte d'objets puissants, actifs, influant sans cesse sur sa destinée, il adore parmi

(1) Livre I.

(2) Un Sauvage qui, pour la première fois, voyait une lettre, et qui était témoin de l'impression produite par la nouvelle qu'elle avait transmise, la regarda comme un être indiscret et perfide qui avait révélé quelque important secret.

ces objets celui qui frappe le plus fortement son imagination. Le hasard en décide (1). C'est

(1) On verra tout à l'heuré, et dans ce chapitre même, qu'il y a bien autre chose dans le culte du Sauvage, que l'adoration des objets que nous allons indiquer; mais nous avons dû commencer par cette indication, parce que les hommages rendus à ces objets forment, pour ainsi dire, l'extérieur ou le matériel du culte. Il est donc certain que les Sauvages américains choisissent pour fétiches les objets qui s'offrent à eux en rêves. (CHARLEVOIX, Journ. pag. 243. Lettr. édif. VI, 174. ) Les Malabares des tribus inférieures se font des dieux au gré du caprice du moment un arbre, le premier animal qu'ils aperçoivent, devient leur divinité. Les Tongouses plantent un piquet où bon leur semble, y étalent la peau d'un renard ou d'une zibeline, et disent Voilà notre dieu. Les Sauvages du Canada se prosternent devant les dépouilles d'un castor. (PAW, Recherches sur les Américains, I, 118. ) Chez les Nègres de Bissao, chacun invente ou fabrique lui-même sa divinité (Hist. génér. des voy. II, 104.) Il y a dans les déserts de la Laponie des pierres isolées qui ont une ressemblance grossière avec la forme humaine. Lorsque les Lapons passent à la portée de ces pierres, ils ne manquent jamais, encore aujourd'hui, de sacrifier quelques rennes dont on trouve les cornes autour de ces pierres. ( Voy. d'Acerbi. )

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On s'étonnera peut-être de ce que nous n'assignons pas à l'adoration du soleil et des astres une place à part dans le culte des Sauvages. C'est que, lorsque l'astrolâtrie est le culte dominant d'une tribu, sa religion prend une marche toute différente de celle qui est maintenant l'objet de nos recherches. Nous en traiterons dans le livre suivant, et nous ajournons jusqu'alors tout ce que nous avons à dire sur l'astrolâtrie. Quant aux Sauvages pour qui le soleil et les astres ne sont des objets d'adoration que comme tous ceux qui les frappent, cette adoration ne modifie en rien le caractère de la religion dont elle devient partie. Presque tous les Sauvages américains rendent un culte au soleil (Allgemeine Geschichte der Voelker und Laender von America, I, 61-64 ), mais leur religion n'en est pas moins trèsdifférente de celle des peuples chez qui l'astrolâtrie est en vigueur. Il en est de même du culte du feu. Quand ce culte n'est qu'un hommage isolé, tel que les Sauvages en rendent au pre

le rocher, c'est la montagne, quelquefois une pierre, souvent un animal.

Cette adoration des animaux nous paraît étrange. En y refléchissant toutefois, nous la trouverons fort naturelle.

Il y a dans les animaux quelque chose d'inconnu, nous pourrions dire de mystérieux, qui doit disposer le Sauvage à les adorer.

L'impossibilité de les juger et de les comprendre, impossibilité qui, du reste, nous est commune avec lui, mais dont l'habitude nous empêche de nous apercevoir, leur instinct plus sûr que notre raison, leurs regards qui expriment avec tant d'énergie et de vivacité ce qui se passe la variété et la bizarrerie de leurs for

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la rapidité souvent effrayante de leurs mouvements, leur sympathie avec la nature qui leur annonce l'approche des phénomènes physiques que l'homme ne saurait prévoir, enfin la barrière qu'élève à jamais entre eux et lui l'absence du langage, tout en fait des êtres énigmatiques.

mier animal, au premier arbre, rien n'est changé dans la religion. Ainsi, les hordes de la Sibérie et celles de l'Amérique septentrionale adorent le feu, tandis que les peupla des de l'Afrique sont toujours restées étrangères à cette adoration (Meiners, Crit. gesch. I, 237). Cependant aucune différence essentielle ne distingue la religion de la Sibérie ou des bords de l'Ohio de celle de la côte de Guinée. Quand le culte du feu tient au contraire à celui des éléments, c'est l'indice d'une toute autre forme religieuse, dont nous ne pourrons nous occuper que plus tard,

« Il faudrait, » remarque le judicieux Heeren (1), « avoir été soi-même à la place du Sauvage, pour concevoir la relation dans laquelle il croit être avec les animaux. »>

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(1) ( Heeren, Ideen ueber die Politik, den Verkehr und den Handel der vornehmsten Voelker der alten Welt.) Les Iroquois et les Delawares rapportent aux animaux l'espèce de civilisation à laquelle ils sont parvenus. Chacune de leurs tribus se distingue par le nom d'un animal, en mémoire de ce bienfait dont ils parlent encore avec reconnaissance. Les Monseys racontent qu'au commencement ils habitaient dans le sein de la terre, sous un lac. L'un d'eux découvrit une ouverture par laquelle il monta jusqu'à la surface. Un loup qui cherchait une proie tua un daim, que le Monsey prit avec lui dans son habitation souterraine. Charmée de cette nourriture inconnue, la tribu entière quitta sa demeure sombre pour s'établir dans un lieu où la lumière du ciel réjouissait ses regards, et où la chasse subvenait abondamment à sa subsistance. De là la vénération dout le loup est devenu l'objet chez eux, comme chez d'autres le serpent à sonnettes, qu'ils appellent leur grand-père. «Il est évident » ajoute l'auteur auquel nous empruntons ces détails « que les Indiens se considéraient, dans les premiers temps « comme alliés en quelque sorte à certains animaux. Toute la << nature animée, à quelque degré que ce soit, est à leurs yeux • un grand tout, dont ils n'ont pas encore essayé de se séparer. Ils n'excluent point les animaux du séjour des esprits, où ils espèrent aller après leur mort.» (Histoire, mœurs et coutumes des nations indiennes qui habitaient autrefois la Pensylvanie et les états voisins, par J. Heckewelder, missionnaire morave, Paris, 1822, p. 397, 406.) L'opinion qu'il existe une sorte de parenté entre les animaux et les hommes est répandue dans toutes les îles des Indes occidentales et de la Mer du Sud. (HAWKESWORTH, Account of the voyages, etc. III, 758. Marsden hist. of Sumatra, 257. Valentyn, oud en niew east indien, II, 139, 400.) Quelques tribus prétendent que parfois les femmes accouchent de crocodiles qu'on porte aussitôt dans quelque marais voisin, mais qu'on reconnaît toujours, et que les enfans de la famille traitent comme des frères. (HAWKESWORTH, ibid.)

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Tant qu'il ne les a pas dépouillés de leur prestige en les asservissant, ils partagent avec lui la vie et l'empire, ils règnent ses égaux dans les forêts ils le défient au haut des airs, ou dans la profondeur des ondes. Ils possèdent à un degré supérieur quelques-unes de ses facultés. Ils sont tour à tour ses vainqueurs ou sa proie et l'on comprend que cherchant de tous côtés le siége caché des forces invisibles, il le place parfois dans l'intérieur de ces êtres, dont rien n'explique l'existence, ni ne révèle la destination.

La vénération du Sauvage pour les animaux survit même à l'époque où il les dompte et les emploie à son usage. L'acquisition d'un animal domestique produit une révolution tellement importante dans sa vie, qu'il n'en est que plus disposé à prêter à ce nouveau compagnon de ses travaux une nature presque divine (1). Les Kamtschadales qui n'ont apprivoisé et soumis qu'une seule espèce, se font après leur mort déchirer par des animaux de cette espèce, dans l'espoir d'aller ainsi rejoindre leurs ancêtres. Le chien fidèle qui partage avec eux les chances de ce monde, devient leur introducteur dans un monde futur (2).

(1) Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte, I.

(2) Ils donnent leurs morts à dévorer à des chiens. (Steller ? Beschreibung von Kamtschatka, p. 273.) Les Perses avaient une coutume semblable. N'aurait-elle pas dû son origine au même

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