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il se plaise à planer sur les débris du monde, et à braver une destruction qui ne peut l'atteindre, soit qu'il voie, avec un plaisir secret, le renversement de tous les obstacles qui le séparent de l'Être infini et le signal de sa réunion avec cet être, vers lequel il s'élève, bien qu'enchaîné par la matière morte et rebelle qui l'enveloppe et le circonscrit de toutes parts. Même aujourd'hui que toutes nos habitudes nous détournent des méditations vagues et nous proposent pour but de la vie l'intérêt du jour, nous restons silencieux et absorbés, lorsque nous apprenons de nos physiciens modernes à reconnaître, dans les couches accumulées de ce globe, les dépouilles de mille générations anéanties qui semblent appeler la nôtre et lui tracer la route qu'elle suivra. Le Sauvage, condamné tour à tour à une série d'efforts qui l'épuisent, et à de longs intervalles d'une inaction forcée, durant laquelle son errante imagination succombe à l'ennui, tandis que son corps lutte tour à tour contre les privations ou contre les excès de l'intempérance, médite dans sa hutte et à sa manière, non sur ce qu'il sait, mais sur ce qu'il craint. Chez toutes les hordes, on rencontre des traditions relatives à l'anéantissement du monde (1). Les dieux bienfaisants re

(1) Relation d'un voyage en Sibérie, par M. Chappe d'Autroche.

tardent avec peine ce moment affreux. A qui s'adressera le Sauvage, pour encourager ses protecteurs et pour désarmer ses ennemis, si ce n'est au jongleur, dont les prières sont efficaces et dont la voix terrible peut contraindre après avoir supplié ? Quand les astres se voilent, quant des éclipses disputent à la lune sa pâle lumière, les hordes, réunies sur la cime des montagnes ou les rives des mers, accompagnent de leurs cris les cris de leurs prêtres, et les cérémonies lugubres, communes à tous les peuples (1), ne sont que les terreurs du Sauvage, soumises à un ordre régulier et réduites en systême par le sacerdoce.

Les rêves n'ont pas sur lui une moindre influence.

L'habitude nous familiarise avec les phénomènes les plus étonnants; et pour peu que l'inexplicable se prolonge, il nous paraît simple. Les songes, ces bizarres parodies de la réalité, ces images fantastiques de la vie, qu'elles traversent en y laissant quelquefois un trouble que notre raison devenue sévère a pourtant peine à dissiper, doivent produire sur les peuples enfants une impression dont il nous est impossible de calculer aujourd'hui toute la profondeur. Les Sauvages de l'Amérique et de la Sibérie n'entreprennent aucune expédition, ne

(1) BOULANGER, Antiquité dévoilée par ses usages,

font aucun énchange, ne s'egagent par aucun traité, qu'ils n'y soient encouragés par des rêves (1). Ces rêves leur tiennent lieu d'inspirations, de directions et de prophéties (2). Ce qu'ils ont de plus précieux, ce qu'ils défendraient volontiers au prix de leur vie, ils l'abandonnent sur la foi d'un songe. Les femmes kamtschadales se livrent sans résistance à qui dit les avoir possédées dans son sommeil (3). Un Iroquois rêve qu'on lui coupe un bras, et il se le coupe (4). Un autre qu'il tue son ami, et il le tue (5). Des tribus entières se mettent en

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(2) Voy. au Nord, ibid. 175.

(3) Il en est de même en Amérique. « Un ancien missionnaire « m'a conté, »dit Lafiteau, Moeurs des Sauvages, I, 365 « qu'un Sauvage ayant rêvé que le bonheur de sa vie était atta«< ché à la possession d'une femme mariée à l'un des plus consi« dérables du village où il demeurait, il lui proposa de la lui «< céder. Le mari et la femme vivaient dans une grande union, • et s'entr'aimaient beaucoup; cependant ils n'osèrent refuser. • Ils se séparèrent donc. La femme prit un nouvel engagement; `« et le mari abandonné ayant été prié de se pourvoir ailleurs, il « le fit, par complaisance et pour ôter tout soupçon qu'il pensât << encore à sa première épouse. Il la reprit néanmoins après la << mort de celui qui les avait désunis, laquelle arriva peu de « temps après. » Un Sauvage, ayant rêvé qu'il était fait prisonnier par les ennemis, voulut que ses amis réalisassent le songe, en le surprenant comme un ennemi et en le traitant comme un esclave, et il se laissa brûler long-temps pour éluder la prédiction d'un songe si funeste. Ibid. 366. Le respect pour les songes a porté plusieurs tribus américaines à célébrer en leur honneur une fête qui ressemble, sous quelques rapports, aux Saturnales des anciens et au carnaval des modernes. Ib. 367.

(4) CHARLEV. Journ. 354.

(5) Ibid.

marche pour conquérir ce dont un de leurs membres a rêvé la conquête (1). On conçoit aisément quelle puissance cette conviction doit conférer aux interprètes des avertissements célestes.

Enfin une dernière cause de l'empire de ces hommes, c'est le besoin de lire dans l'avenir.

On a remarqué plus d'une fois que l'ignorance des évènements qui nous menacent était le plus grand bienfait que nous dussions à la nature. Le passé rend déjà la vie suffisamment difficile à supporter. Nul n'est parvenu jusqu'au tiers de sa carrière sans avoir à gémir sur des liens brisés, sur des illusions détruites, sur des espérances déçues. Que serait-ce, si, le cœur flétri de ces souvenirs funèbres, l'homme était poursuivi d'une déplorable prévoyance; si, près des tombeaux de ceux qui ne sont plus, il voyait en idée s'entr'ouvrir la fosse qui doit engloutir ce qui lui reste; si, blessé par l'ingratitude d'un ami perfide, il reconnaissait d'avance le traître dans l'ami qui l'a remplacé? Le présent, fugitif, imperceptible, serait placé de la sorte entre deux épouvantables fantômes. L'instant qui n'est plus et celui qui n'est pas encore se réuniraient pour empoisonner le moment qui existe. Mais l'homme échappe au passé, parce qu'il l'oublie, et croit posséder l'avenir, parce qu'il l'ignore.

(1) 355. CHARLEV. Journ.

Sans cesse néanmoins, il travaille à se priver de cette ignorance salutaire. Aussitôt qu'il croit pouvoir faire servir la religion à son intérêt, il lui demande des moyens de percer l'obscurité bienfaisante qui l'entoure; et moins ses lumières sont étendues et ses expériences multipliées, plus les promesses qu'il extorque à la religion sont formelles et positives. La connaissance des choses futures est donc au premier rang des attributions qui font le crédit des jongleurs sauvages. La superstition les sollicite, l'ignorance les implore; et s'ils avouaient leur impuissance, ils abdiqueraient leur autorité.

Pour la conserver, ils obéissent à ces importunités de la superstition et de l'ignorance : et leurs révélations manquent d'autant moins le but qu'ils se proposent qu'ils les rattachent aux deux choses qui inspirent aux hommes le plus d'épouvante, à l'apparition des génies malfaisants, et au retour sur la terre des générations qui l'ont quittée. Ce sont les Nitos ou puissances ennemies que les jongleurs consultent dans l'île d'Amboine. Ce sont les morts qu'ils évoquent chez les Iroquois, ces morts dont le Sauvage se garantit avec tant de soin, ces mânes qu'il imagine transformés en monstres acharnés, en vampires avides. Le Huron crédule entend les ombres de ses ancêtrès répondre en gémissant. Le Caraïbe et le Nègre

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