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forte en raison de la maîtrise qu'il voulait obtenir, et dont une partie était dissipée dans un repas appelé la bienvenue.

Il coûtait deux cents livres à une femme pour être reçue maîtresse bouquetière à Paris; deux cents livres pour être reçu maître jardinier; douze ou quinze cents livres pour la maîtrise de serrurier, charron, menuisier et pâtissier. Il y avait des maîtrises qui s'élevaient à trois et quatre mille francs. Ce qui était surtout injuste, c'était la faveur accordée aux fils de maîtres, d'être dispensés de prouver leur capacité par la confection d'une œuvre, et la remise d'une partie du droit de réception, comme si l'intelligence de même que toute autre qualité, était héréditaire, et que le plus favorisé dût être le moins imposé.

Voici, sur ce sujet, ce que dit M. Blanqui :

« Mutilées par tous les rois qui se sont succédé depuis Henri III, les corporations ne ressemblent plus guère à ce qu'elles étaient sous Louis IX, et il ne reste presque rien de la haute pensée qui les avait constituées. Elles ne présentent plus qu'une vaste arène où se livrent d'ignobles combats mercantiles, au profit de la féodalité nouvelle qui exploite, sous le nom de compagnons et d'apprentis, les malheureux échappés à la

glèbe du servage. Le monopole envahit la société in dustrielle; on limite sévèrement le nombre des métiers pour assurer à quelques privilégiés les avantages de la maitrise. Des obstacles artificiels sont opposés au génie qui devance l'âge, et des lenteurs interminables prolongent l'enfance de l'homme.

>> On a trop oublié les longues souffrances de la classe ouvrière sous ce régime de monopole et d'exploitation; ce qui le rendait plus horrible, c'est que les tyrans sortaient du sein des ateliers, et se montraient impitoyables en raison.même de l'origine qui leur était commune avec les apprentis. Quand venait pour un compagnon l'heure de passer maître, il rencontrait pour juges ceux qui étaient intéressés à l'écarter comme rival. Ils lui demandaient un chef-d'œuvre pour prouver son talent, mais un chef-d'œuvre exécuté selon certaines règles, afin que son génie fût contraint de s'arrêter à la hauteur de leur médiocrité. Nul ne pouvait s'écarter des procédés reçus, sous peine d'amendes; aussi, était-ce le bon temps des amendes. Il y en avait pour les moindres oublis, comme pour les plus grands écarts. Un tonnelier devait signer ses tonneaux et payer une amende pour un cercle mal posé. Un serrurier répondait par corps de ses serrures; les drapiers, de leurs draps; les tanneurs, de leurs cuirs; on

voyait sans cesse passer dans les rues le sergent armé d'une gaule aux rubans de parchemin, barbouillés d'arrêts contre les boulangers, contre les maçons, contre les orfévres et autres artisans. Les percepteurs n'avaient pas d'autres occupations, et la couronne de meilleur revenu. On est effrayé des abus qui se commettaient chaque jour au détriment des classes laborieuses, quand on lit, avec quelque attention, l'immense quantité d'arrêts rendus sur les débats soulevés par la jalousie des communautés, ou par leurs discussions avec la couronne. A Paris, les frais de ces procès s'élevaient, vers le milieu du xvIIe siècle, à plus de 500,000 francs par année. Des communautés modestes en avaient pour 25,000 francs.

» L'esprit de corps se joignait aux exigences de l'intérêt privé pour en éterniser la durée et il y a des exemples de rivalités acharnées, qu'on n'avait pu parvenir à mettre d'accord, après une lutte de plus de cent ans 1. >>

Telles sont les causes qui militaient en faveur de la suppression des jurandes et des maîtrises et amenérent leur destruction en 1791; à compter de cette époque, nulle entrave n'a été mise à la liberté du travail.

1 Histoire de l'économie politique.

« La révolution supprima tous les priviléges et les remplaça par le droit commun. Il n'y eut plus d'ordres dans l'État, il n'y eut que la nation. Dans la sphère de la production, ce grand changement politique et social se manifesta par des dispositions correspondantes. Tous les liens de l'organisation ancienne furent rompus. Le chef d'industrie et l'ouvrier furent libres l'un par rapport à l'autre et chacun par rapport à ses pareils. Devint maître qui le voulut et en eut les moyens sans qu'il fût besoin de l'autorisation de personne, sans qu'il y eût à payer les énormes redevances qui contribuaient, sous l'ancien régime, à interdire la maîtrise à l'homme dépourvu de capital. Le nombre des apprentis et des ouvriers fut illimité. La concurrence entre les maîtres dans l'intérêt public, dérisoire jusque-là, put et devint sérieuse. Le sort de l'apprenti devint plus doux.

» Sous ce régime, l'industrie a fait de grands progrès, l'existence des ouvriers s'est améliorée, tout homme qui a senti en lui le feu sacré, qui a été doué d'énergie et de persévérance a pu mieux profiter des occasions qui se présentaient et après qu'il était parvenu à faire quelques petites économies a eu beaucoup de chance pour les grossir. C'est ainsi qu'un grand nombre d'ouvriers sont parvenus eux-mêmes à la for

tune, ou ont eu la joie de voir élever leurs enfants à qui ils avaient donné de bons principes et procuré quelque éducation.

» Si l'on remontait au grand-père de chacun de nos riches industriels, on verrait que neuf fois sur dix, c'est un ouvrier ou un artisan 1. >>

Tout en reconnaissant ce qu'il y a de vrai dans les tableaux tracés par MM. Blanqui et Michel Chevalier, on ne peut cependant se dissimuler que la liberté illimitée de l'industrie et du commerce n'ait amené dans leur pratique des abus et des désordres que le temps seul pouvait démontrer. Nous croyons l'époque arrivée, où, profitant de l'expérience du passé, il est possible de faire cesser les abus, sans pour cela gêner en rien l'exercice de ces facultés.

C'est ce que nous allons essayer de développer dans la suite de cet ouvrage.

1 Michel Chevalier, Organisation du travail.

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