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de ce condottiere diplomatique aux entrailles d'Etat prussiennes qui ne vit dans l'Allemagne entière « qu'une possibilité permanente d'annexion ». Mais il connaît aussi l'art de « faire le mort » en certains cas embarrassants pour garder les mains libres, de mêler la douceur à la violence, d'engluer les gens au miel de sa parole, faire patte de velours avec des gestes exquis où il y a à la fois du chat et du tigre. Il montait admirablement une bataille de fleurs, faisait des échanges de politesses qui n'engagent à rien, des conférences qui ne concluent pas, des confidences qui ne confient pas, toute cette comédie de la diplomatie qui précède souvent le drame qui va se jouer. Il se fait gloire d'être un caméléon et réfléchir les couleurs des conjonctures pour faire de l'ambition un devoir d'Etat, de la violence une loi, de ses convenances une nécessité absolue et des négociations diplomatiques un vulgaire marché. Après avoir cajolé et caressé les gens par des paroles veloutées, il était prêt à se moquer ensuite de leur naïveté, une fois son stratagème réussi. En ce qui concerne les titres juridiques et les finesses du protocole, ils ne sont, à ses yeux, que pure charlatanerie, puisque « les différends se tranchent avec des opérations vigoureuses et non pas avec du papier ». Ceci ne l'empêche pas de chicaner à l'occasion en vieux procédurier subtil et retors sur ses propres devoirs et les droits des autres, mais sans en être dupe, en ayant toujours soin de séparer « les chimères et les réalités ». Dans le monde politique des formules élégantes et des ambitions égoïstes, ayant l'intérêt pour fin et la force ou la ruse pour moyen, son esprit cynique et réaliste se meut avec une aisance superbe. Le droit public n'est pour lui que subtilités de grammairiens, un vain fantôme que les souverains étalent dans leurs factums et manifestes, alors même qu'ils le violent. A la veille d'envahir la Silésie, en octobre 1740, il écrivit en marge d'un rapport de Podervils : « L'article de droit est l'affaire des ministres, c'est la vôtre. Il est temps d'y travailler en secret, car les ordres aux troupes sont donnés ». En effet, Frédéric n'avait d'autres droits à attaquer la Silésie que celui du plus fort, ni d'autre raison de la prendre qu'elle était le plus à la convenance du Brandebourg. C'était élever la loi de l'intérêt immédiat qui de tout temps avait plus ou moins déterminé les rapports des Puissances, à la hauteur d'un dogme absolu, et l'abaisser ensuite à la brutalité d'une loi naturelle instinctive et sans frein. C'était nier le droit, émanation de la morale humaine et régulateur rationnel des relations entre peuples. Il crut le remplacer avantageusement par des droits qui n'étaient que des moyens d'actions variables et amoraux ou des prétextes à négociation et aux conquêtes, justifiant ainsi toutes les roueries et les violences, toutes les subtilités et les perfidies, tous les marchandages vulgaires qui créent et entretiennent l'anarchie internationale. Quant aux alliances et traités, ils ne sont à ses yeux que des produits passagers d'une conjonction d'intérêts communs momentanés. Les événements les

font et les défont et personne n'a l'idée de s'en croire lié au-delà de ses intérêts. Ils peuvent également fournir d'excellentes bases de négociations pour exiger de son partenaire une foule de services plus ou moins compromettants, pour le surveiller, le contrôler et le paralyser sous le masque de l'amitié. Encore faut-il avoir la force de son côté, car les négociations sans armes sont comme des notes de musique sans instruments pour jouer. Ce qui donne sa valeur au « papier », c'est la force militaire ou financière qui, brutalement ou discrètement, appuie l'action des diplomates. C'est le vieux Faustrecht germanique, le droit du poing qui est peut-être le plus certain tant qu'il dure, mais qui a le grave défaut de ne pas durer certainement.

C'est ici qu'apparaît clairement le point faible de la politique du grand Frédéric, cette conquête perpétuelle par la force ou par la ruse, où le but atteint n'était qu'un nouveau point de départ, qu'une halte provisoire dans la marche continue vers une plus grande puissance, sans ce soucier le moins du monde des serments et des principes. Il ignorait tout scrupule et tout remords, traitait la matière humaine avec la froideur d'un savant, faisant de la violence une loi et de ses convenances une nécessité absolue, transformant ainsi l'Etat en un simple phénomène biologique, de telle façon que Joseph de Maistre a pu dire dans une boutade profonde que « cette monarchie était devenue un argument contre la Providence ». La force éphémère sur laquelle Frédéric avait fondé son royaume, s'écroula dans une catastrophe effroyable, vingt ans après la disparition de ce bellissimo soldato, quand un autre conquérant renversa son glorieux édifice qui n'était qu'un colosse aux pieds d'argile, une bâtisse construite sur les sables mouvants de la conquête sans limites. Napoléon Ier démolit la colonne triomphale de Rosbach, ouvrit le tombeau de Postdam et ravit son épée victorieuse au grand Prussien qui avait assigné à son peuple la guerre comme son industrie nationale. Le résultat de la diplomatie frédéricienne de l'accroissement sans fin, ayant pour dogme suprême et fil conducteur l'instinct brutal de puissance sans limites ni trein, c'était la paix de 1763, stérile et ruineuse qui avait coûté à l'Allemagne le même épuisement formidable que la guerre de Trente ans. Il avait préparé la domination de la Russie en Orient et avait donné à cette dernière puissance ce sentiment de la force qui fit trembler l'Allemagne de 1914. Ainsi s'est vérifié une fois de plus que l'histoire du monde est le Tribunal du monde et que chaque politique extérieure, contraire au droit, trouve dans ses excès mêmes son châtiment plus ou moins tardif !

Environ un siècle après la disparition de Frédéric

chiavel si sincèrement machiavéliste

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son esprit positif, réaliste et

amoral allait de nouveau s'incarner dans la puissante figure du chancelier de fer, dans le Prince de Bismarck, fils spirituel à la fois de la vieille Prusse conservatrice et guerrière et du « roi-philosophe » pour qui la philosophie n'était guère autre chose qu'une comédie utilitaire. Chez Bismarck, comme chez Frédéric le Grand, il y a le même calcul savant des possibilités et des probabilités, la même force de vision de la réalité, la même puissance de conjecture et de combinaison, la même lucidité, la même vigueur impitoyable de dialectique. Dans le vieil édifice de la diplomatie classique, faite de tact, de finesse et de modération, mais qui parfois a dégénéré en un régime vain et superficiel «< de truffes, de paperasseries et de grand-croix », petit monde élégant et hypocrite où l'on sourit en se montrant les dents, où l'on se déteste et se jalouse parce qu'on se combat, où l'on tâche de s'étouffer en s'étreignant, dans tout cela Bismarck avait donné un formidable coup de botte de hobereau prussien, pour qui la force est la loi suprême et l'ultima ratio des peuples. Nul plus que lui n'a eu le culte de la raison d'Etat, le mépris du droit qui sort de l'injustice comme la fleur du fumier, le goût des procédés violents, de l'emploi du fer et du feu pour mettre les peuples à la raison tout en ne s'illusionnant pas sur la valeur absolue de ces moyens. Il se sert de la force parce qu'il sait que c'est à elle qu'il faut demander, à l'heure opportune, le coup de foudre qui abattra l'adversaire surpris. Comme le prince de Machiavel, Bismarck fut grand connaisseur de l'occasion, grand favori de la fortune, ne s'embarrassant guère des répugnances de la sincérité ou de la loyauté, regardant peu à la valeur morale des moyens, mais se faisant de leur efficacité un cas de conscience d'Etat, n'observant sa foi que lorsqu'il avait intérêt à ne pas la violer. Il était un pessimiste amer et un réaliste pénétrant, lent à croire, mais rapide à se mouvoir, professant comme les sophistes de la Renaissance que « si jus violandum est regnandi causa violandum

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Simulateur et dissimulateur de premier ordre, comédien raffiné, metteur en scène admirable, il, est un esprit clair et positif qui ne se laisse ni éblouir aux dorures du langage, ni prendre aux finesses ordinaires du métier. Il sut au contraire avec une profonde connaissance de la nature humaine, flatter et mater les plus adroits, pareil à un maître d'armes qui à de brusques dégagements fait succéder des feintes habiles, sachant appeler à sa rescousse tout ce qui peut lui être un argument ou un auxiliaire, appuyant sur tout ce qui fait ressort et déclenche l'activité du cœur humain : l'intérêt, l'ambition, la jalousie, la cupidité, la peur. Tantôt violent et impétueux, tantôt bonhomme et paisible, tantôt vif et grand parleur pour faire parler les autres, tantôt froid et silencieux pour découvrir leur jeu, Bismarck, avec sa logique brutale et son éloquence originale et précise, ne laisse jamais sa parole l'entraîner hors de la direction de son dessein ni du chemin de sa volonté. Il reste

ferme comme un roc sous le flot des phrases dont il couvre et inonde son auditeur, l'engluant au miel de sa parole imagée et puissante ou mettant à la minute, en une phrase, le poignard sur la gorge de son interlocuteur. Tant qu'il parle, il sait être le plus accommodant, le plus abandonnant des hommes pour engager ses adversaires à lui présenter leurs demandes et s'accorder largement ensuite le même avantage. II faisait semblant de ne vouloir rien donner quand il ne veut pas donner beaucoup, dénigrant tout ce qu'on lui propose pour faire sonner d'autant plus haut le peu qu'il offre lui-même, ayant l'air de montrer son jeu quand il ne fait voir que des cartes fausses ou des dés pipés. Politicien sceptique et cynique, rompu à toutes les besognes de la vie politique, il réprouve le mensonge pour en user d'autant plus librement lui-même en affirmant et en niant sans vergogne. Il flétrit la duplicité pour y recourir largement, sachant, sans sourciller, plaider le faux pour savoir le vrai, dissimulant sous des allures franches et des manières brusques une duplicité profonde, jouant avec une rare maîtrise la comédie de la paix pour pouvoir mieux préparer la tragédie de la guerre. Il invoquait l'histoire pour excuser le présent ou se débarrasser du passé, mais perdait aussitôt la mémoire dès que son intérêt le lui conseillait. Il mettait en avant le sentiment de l'Europe pour se dispenser de la consulter.

Sa carrière d'homme d'Etat fut une comédie perpétuelle où il joua les rôles les plus variés, sachant toujours se mouvoir au milieu des écueils et des périls avec une adresse déconcertante et une incroyable dextérité. Il se faisait de la faiblesse de ses antagonistes une force, de leur médiocrité un triomphe, ne se laissait jamais démonter par une erreur, ni arrêter par aucune contradiction, car son esprit réaliste n'eut pas de système logique autre que celui tout particulier de la politique des résultats. Il sut invoquer solennellement au moment opportun, le bon vieux Dieu allemand, le Dieu national des bons coups audacieux et des entreprises heureuses qui sanctifie les moyens dans le succès triomphant.

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Ce qui dans les périls nombreux de sa carrière singulièrement mouvementée a toujours sauvé l'homme de fer et de sang c'est, avec son audace et son adresse, cette modération instinctive, ce sens exact du possible, du relatif, des impondérables, ce goût inné de l'homme de génie - mais d'un génie malfaisant dans l'espèce pour l'équilibre, la mesure, les compromis et les combinaisons qui le distinguent nettement de la politique brutalement aventureuse de ses successeurs. Mais de la même façon que César Borgia a servi de modèle à Machiavel, Bismarck, héritier spirituel et digne continuateur de la politique éminemment prussienne du grand Electeur et de Frédéric II, a été l'argument vivant et le prototype historique des enseignements néfastes de Treitschke, un des empoisonneurs les plus brillants et les plus puissants

de l'esprit public allemand. Le pangermanisme, ayant à sa base l'idée d'une supériorité biologique de la race germanique, la conviction d'une nécessité pour elle de s'épandre au dehors par conquête éliminatrice, la croyance mystique de son droit et de son devoir d'engager des guerres « sacrées » pour dominer et écraser ses rivaux et faire triompher dans le monde la marche grandiose de l'Idée hégélienne, n'est que le fruit naturel et logique de l'évolution générale du germanisme. L'Etat prussien, né de la violence et de la fourberie, parvenu au royaume et à l'Empire par ces mêmes moyens, sut créer de la puissance, mais non s'en servir. Il ne concevait de succès que dans la force astucieuse et dans la guerre de conquête, considérée à la fois comme un droit sacré des peuples et une mission divine de la Providence pour la succession à la représentation de l'idée dominante. Par une matérialisation de la pensée chrétienne dénaturée, il crut à l'Idée, immanente à l'histoire, toujours en travail, toujours en progrès, marchant à sa fin d'un élan irrésistible et en quelque sorte fatal. La guerre devient ainsi un échange sublime et merveilleux d'idées, une condition du progrès dans l'histoire où le succès justifie tout et où contre le peuple qui représente l'universel, la volonté des autres membres de la communauté internationale n'a point de droit.

L'univers n'étant qu'un immense champ clos où se livre une lutte éternelle et implacable, la guerre étant la loi suprême, il n'y a pas de lois contre elle. Cette idéologie hégélienne est une apologie de la force et la déification de l'Etat. Elle est une erreur philosophique et une monstruosité morale, opposées aux vraies conceptions chrétiennes. L'histoire n'obéit pas à un ressort unique, elle n'est pas une loi simple, génératrice d'un développement continu. Si elle avance toujours dans un mouvement incessant, le ferment qui la pousse comme les énergies qui l'entraînent, si diverses dans leur aspect, ne sont pas moins variables dans leur durée qu'inégales dans leur intensité. Il n'y a pas de mouvement continu et uniforme, empruntant les voies d'une dialectique irrécusable, mais une suite d'oscillations au rythme désordonné, telle une symphonie, où de temps en temps reparaissent les mêmes motifs, mais à intervalles inégaux, sur des modulations nouvelles. Il y a toujours une multitude de développements possibles sans que l'on puisse soutenir que le seul réalisé fut le nécessaire, marqué au sceau de la fatalité inexorable, car l'homme avec ses possibilités diverses est la cause visible de l'histoire.

Il n'y a pas non plus de loi fatale, condamnant les peuples à naître, à grandir, à disparaître sans qu'aucune force humaine puisse les sauver de la fin. Dans la vie des Etats, contre la force brutale se dresse la force spirituelle qui monte des profondeurs de leur passé. Un peuple ne meurt pas quand il garde son âme, et cette âme lui seul peut la sauver ou la perdre et même la régénérer car « Dieu a fait les nations guérissables ». Si la guerre a parfois pu être une condition de progrès, souvent elle a été

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