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acquérir la souveraineté de la région tout entière lorsque celle-ci constitue un organisme unique, ne le peut pour l'acquisition de la souveraineté sur une région lorsqu'à cause de sa configuration physique par exemple, elle ne peut pas être considérée comme une unité géographique in factum. Le bassin de l'Amazone est trop vaste pour cela. Pour d'autres raisons de droit qui ne sont pas décisives, l'arbitre arrive à écarter les prétentions du Brésil.

En examinant l'argumentation britannique, l'arbitre retient d'abord l'exercice du droit de juridiction par la Compagnie hollandaise des Indes Occidentales qui, nantie de pouvoirs souverains par le gouvernement néerlandais, a accompli des actes d'autorité souveraine en réglementant le commerce, en le disciplinant, en le soumettant au droit de juridiction des autres gouverneurs de colonies. Ce droit de juridiction s'était développé, il n'avait pas été contredit, il avait même été accepté peu à peu par les tribus indépendantes des indigènes, habitant des régions qui pouvaient être comprises dans le domaine de la souveraineté brésilienne. Toutefois, les arguments invoqués ne sont pas étayés de titres historiques et juridiques sur lesquels on puisse fonder des droits de souveraineté. Quant à préciser l'établissement définitif en faveur de l'une ou de l'autre Puissance, ce n'est possible qu'en ce qui concerne quelques portions du territoire contesté lesquelles sont d'ailleurs passées sous silence.

En présence de cette impossibilité, l'arbitre ne prononça pas un « non liquet », mais décida qu'une ligne fût tracée qui se prêterait le mieux au partage. Il la fixa en faisant passer tout le territoire des environs de Pirara dans le domaine de la Grande-Bretagne, de sorte que l'Angleterre s'ouvre une porte sur le bassin de l'Amazone tandis qu'on ferme au Brésil celle qu'il cherchait à s'ouvrir sur le bassin de l'Essequito. En écartant les arguments des deux parties, l'auguste arbitre tendait à se défaire des moyens de droit des deux contendants pour proclamer son entière liberté de jugement. Au point de vue juridique, cette manière d'agir n'est pas sans défaut.

A l'encontre du Brésil, l'arbitre rappelle en premier lieu que la découverte ne constitue pas en elle-même un titre suffisant pour acquérir la souveraineté. En effet, elle n'est qu'un embryon de titre, un << inchoate title » suivant la terminologie anglo-saxonne. Mais le Brésil n'avait pas invoqué la seule découverte, il avait aussi mis en avant une prise de possession effective. L'arbitre la rejette, en se basant, en termes un peu vagues, sur la théorie de la ligne de partage des eaux d'après laquelle il suffit d'avoir fait acte d'occupation effective sur un point quelconque d'une unité géographique, généralement sur un point d'un bassin fluvial commandant l'ensemble de ce bassin, pour immédiatement avoir droit sur tout le territoire non occupé. En vertu de cette théorie souvent abusive, il suffirait de prendre possession de l'embou

chure d'un fleuve pour avoir droit à tout le bassin. Avec l'arbitre on peut certainement dire que, s'il s'agit d'un immense bassin comme celui de l'Amazone, ce n'est pas un établissement sur l'estuaire qui constitue un titre de souveraineté applicable au bassin tout entier. Mais il faut également dire que telle n'était pas la prétention du Brésil. Au contraire, il excipait des prétentions du Portugal qui s'était avancé de confluent en confluent, de l'embouchure de l'Amazone à la rencontre du Rio Negro, de celui-ci au Rio Banco, de là au Jacutu où l'on rencontrait le territoire litigieux fort restreint. Rien ne semblait donc empêcher l'application de la théorie de la ligne de partage des eaux.

La thèse anglaise met en avant le développement progressif de la juridiction au triple point de vue du commerce, de la discipline du trafic et du contrôle des indigènes, contrôle accepté par ceux-ci. Ce titre de la Compagnie des Indes est fort critiquable, car sa charte ne pouvait pas établir des droits à l'égard des étrangers, mais seulement vis-à-vis des Hollandais. Les droits dérivaient du reste d'explorations faites par des aventuriers que peu à peu la Compagnie fit entrer dans sa sphère juridictionnelle. Ces commerçants libres, qui n'avaient pu se créer aucun titre, ne pouvaient par conséquent pas en transmettre aucun à la Compagnie. En ce qui concerne le contrôle des indigènes, il était fort douteux. Le consentement des indigènes à ce contrôle peu certain demeurait sans valeur juridique. Lorsqu'en Europe même le droit international n'a pas toujours tenu compte du consentement des populations, comment reconnaîtrait-on aux Indiens de l'Amérique du Sud un droit plus fort qu'à certains peuples plus civilisés d'Europe. L'arbitre a donc eu raison de rejeter en fait la thèse anglaise.

Dans la seconde partie de sa décision, l'arbitre se proclama libre de tracer en équité, suivant sa seule raison, la ligne-frontière à travers le territoire contesté. Or, en se proclamant amiable compositeur, il excéda sa mission. Pour qu'il y ait place à l'amiable composition, il faut que l'arbitre ne trouve dans le litige aucun élément précis de solution, aucune raison ni de droit, ni de fait. Or, il existait soit au profit du Brésil, soit même au profit de l'Angleterre, un commencement de titre. De plus, il n'y a pas lieu d'admettre l'amiable composition, si une convention a été signée antérieurement au sujet du territoire contesté. Lorsque l'arbitre est amiable compositeur, il opère comme un médiateur et doit en toute justice comme en toute opportunité tenir compte de la manière dont les parties elles-mêmes ont précédemment envisagé le litige. S'il existe un projet de transaction équitable entre les parties qui ait manqué son effet, l'arbitre doit regarder cette solution comme préférable à toute autre. Or, en 1898, une proposition transactionnelle avait été faite au Brésil par la Grande-Bretagne en vertu de laquelle le territoire contesté était partagé en deux parties égales entre les deux Puissances (16.000 km2 à chacune). L'amiable compositeur

ayant reconnu aux contendants des droits égaux devait se rapprocher autant que possible de cette transaction équitable. Cependant l'arbitre reconnut un droit territorial plus fort à l'Angleterre qu'au Brésil: En somme, l'arbitre se déclara libre trop tôt et fit de sa liberté un usage contestable.

La raison secrète de cette inégalité de traitement est que les prises de possession portugo-brésiliennes parurent à l'arbitre inférieures en utilité sociale à celles de la Hollande et de la Grande-Bretagne. Dans sa pensée l'arbitre élève le débat jusqu'à la comparaison de deux méthodes coloniales. Du côté portugais il lui semble voir des troupes de rachat, envoyées pour racheter et convertir les esclaves ou pour réduire les Indiens en esclavage sous prétexte de les racheter. C'était une colonisation politique, autoritaire et parfois hostile, faite par une troupe de missionnaires et de soldats, faisant de brèves randonnées par lesquelles l'occupation se borne trop souvent au rayon d'action d'un fort. Au contraire, du côté britannique l'arbitre croit découvrir une colonisation économique, persuasive, attirant les Indiens par la perspective du troc, et mise en œuvre par le libre effort des marchands et commerçants. L'arbitre donne ainsi le pas à l'Angleterre sur le Brésil, dans l'intérêt des Indiens dont il croit respecter les sentiments, ainsi que dans l'intérêt du sol dont il pense assurer l'exploitation la meilleure et la plus utile. Il mesure le pouvoir juridique des deux contendants d'après leur pouvoir social, il proportionne la surface inégale qu'il leur attribue, à l'énergie différente de leurs vertus civilisatrices.

Lancer l'arbitrage dans une pareille voie, élever à cette hauteur le débat était anti-juridique, parce que c'était excéder les termes du compromis et les intentions des parties. Même si l'arbitre avait cru pouvoir juger en pleine indépendance, d'un point de vue supérieur de moralité, il aurait dû s'apercevoir que du côté du Brésil, à défaut du droit qu'il prétendait incertain, il y avait cependant une bonne foi à tous les degrés de possession. L'expansion britannique au contraire avait débuté sous le couvert d'une exploration scientifique, faite avec le concours expressément sollicité des autorités du Brésil sur le territoire contesté. Elle était viciée, à l'origine, de clandestinité. D'autre part, les Anglais avaient chassé les Brésiliens du territoire litigieux, de Pirara, ce qui entachait la possession du vice de violence. Enfin, au lieu de tenir compte d'une évolution progressive des Indiens vers l'Angleterre à partir de 1842, l'arbitre aurait dû écarter tous les faits, consécutifs à cette date, comme postérieurs à la naissance du litige. Il aurait dû repousser les progrès de l'influence britannique dans la zone, neutralisée par l'accord de 1842, qui rendait la possession anglaise précaire. Cette attitude aurait été d'autant plus correcte qu'il s'agissait d'un procédé systématisé de l'impérialisme économique de la Grande-Bretagne, s'appliquant dans l'espèce à des terres aurifères. En dépit du

modus vivendi de la neutralisation, le gouvernement de Londres avait cherché à développer, par la violence et par la juridiction, son autorité sur le territoire contesté de manière à s'en réserver en définitive le bénéfice de la possession.

En ce qui concerne la théorie britannique de la prescription acquisitive, opérant par le seul effet du temps et indépendamment des vices de son origine, le roi d'Italie manœuvra avec habileté pour éviter de se prononcer à cet égard. C'est pourquoi dans sa sentence flottante, il a laissé dans le vague la détermination des points sur lesquels il reconnaissait à la Grande-Bretagne un titre actuel. S'il avait précisé les points sur lesquels il avait trouvé des preuves des droits des parties, il aurait pu laisser voir ou croire qu'il tenait ou non compte de la prescription par le seul fait de la détention, même viciée, et du temps. Mais de cet art avec lequel l'arbitrage de 1904 essayait d'éviter cette question embarrassante ressort la condamnation arbitrale tacite de la théorie britannique. En fait, l'arbitre donne raison à l'Angleterre qui obtient l'avantage local qu'elle avait espéré. Mais le moyen d'expansion que l'impérialisme économique demandait à l'arbitrage ne lui a pas été accordé.

La théorie britannique de la prescription par la seule vertu du temps doit être rejetée du droit des gens comme elle l'est du droit privé. Elle doit même être écartée avec encore plus de raison quand il s'agit de la communauté des Etats que lorsqu'elle s'applique à l'intérieur d'un Etat particulier. Dans le droit interne où la justice est plus régulière et plus obligatoire, le propriétaire, dépossédé par la violence, a pour recouvrer sa possession le secours des actions possessoires. S'il n'en use pas dans un délai prescrit, il est en faute et doit en supporter les conséquences. Mais s'il est diligent, il peut par ce moyen conjurer le péril. Dans la société des Etats, les choses se passent autrement du fait de l'absence d'actions possessoires. Il ne reste à l'Etat dépossédé que la protestation pure et simple. Même si l'agresseur se mettait en possession d'une terre ou d'un bien par la ruse ou par la violence, il ne saurait, tant que dure la protestation du souverain légitime, acquérir ni possession de droit, ni prescription de souveraineté. Les Anglais ont objecté qu'avec ce système, un Etat dont le domaine est trop étendu pour son activité présente, peut conserver indéfiniment, par des protestations vigilantes, des territoires qu'il ne peut mettre en valeur et dont l'exploitation est ainsi perdue pour la société internationale. Cette objection n'est qu'une exagération manifeste de la théorie de l'interdépendance des Etats. Certains publicistes en effet tendent à justifier l'emploi de la force contre un pays qui refuse de s'ouvrir au commerce étranger. Ils fondent leur opinion sur l'interdépendance économique et la solidarité des Etats et considèrent comme un acte attentatoire à cette indépendance l'isolement systématique dans lequel un peuple préten

drait s'enfermer. Cependant, cette façon d'agir, quelque contraire qu'elle soit à la véritable mission des peuples, n'en est pas moins de droit strict en tant que conséquence de la souveraineté. La théorie de l'interdépendance absolue est destructive de l'idée de souveraineté sans laquelle il n'y a plus de droit international ni d'Etats. Elle prête à tous les abus des pays puissants contre les peuples faibles, en offrant aux premiers le prétexte vague que ces derniers laissent improductives, au préjudice de l'humanité tout entière, les richesses qu'ils détiennent sur leurs territoires. Elle ouvre la porte à toutes les convoitises et à tous les excès de la force, en confondant une simple lésion d'intérêt avec une violation de droit. C'est pourquoi elle est inadmissible.

Dans l'espèce qui nous occupe, la Grande-Bretagne ne s'en est même pas tenue à cette théorie erronée, elle l'a encore amplifiée. Lorsqu'un Etat a admis dans ses domaines l'entrée, l'établissement et le commerce de ressortissants d'autres Etats, il est tenu, en sa qualité d'organe de justice, d'y assurer une administration propre à maintenir et à protéger les intérêts légitimes des colons étrangers. S'il ne le fait pas, les Etats intéressés ont le droit de réclamer. Mais ils ne sauraient pas demander davantage. A supposer qu'un territoire, exploité et mis en valeur par des étrangers et les capitaux d'un Etat étranger, soit devenu de ce fait pour cet Etat une sorte de colonie nationale, il ne peut cependant changer de souverain qu'à la suite d'un accord avec son maître actuel. C'est ce que d'aucuns sont enclins à oublier dans l'ardeur des compétitions économiques.

Arbitrage par diplomate

Dans l'arbitrage par souverain, l'homme technique, collaborateur de l'arbitre officiel, reste caché. Ici il sort de l'ombre. Il est maître souverain de la rédaction de la sentence. Il la signe lui-même. Ce que la sentence perd peut-être en prestige, elle le gagne en sincérité.

Il ne faut cependant pas se cacher que l'arbitrage par diplomate manque de force. Il ne s'attaque pas à de grandes questions. Presque toujours il se limite à des problèmes d'ordre secondaire et d'arrièreplan, la plupart du temps dénués de tout caractère politique. Ceci ne veut nullement dire que les petites causes ne sont pas difficiles à résoudre. Elles demandent fréquemment un examen des plus minutieux du fait et du droit.

Un des arbitrages les plus importants de ce genre est celui qui fut confié par la Grande-Bretagne et l'Allemagne au baron de Lambermont, secrétaire général du Ministère des Affaires Etrangères de Belgique, et pendant longtemps l'âme de la politique internationale du vaillant petit royaume. Les deux Puissances sus-mentionnées étaient en litige au sujet de l'île de Lamu, située sur la Côte d'Afrique dans le sultanat de Zan

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