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Le plus souvent, ce ne sont pas des droits contestés qui amènent les guerres, mais plutôt une contrariété d'intérêts, ce qui est bien différent. Rationnellement, on ne conçoit pas un juge réglant suivant les inspirations plus ou moins arbitraires de sa conscience, des intérêts opposés, de graves questions dont peuvent dépendre l'avenir de peuples entiers. Qui peut être qualifié à trancher d'aussi redoutables problèmes si ce n'est ceux qui portent la responsabilité des destinées de ces peuples et dont le juste souci de leurs devoirs s'oppose à en remettre la solution à des particuliers étrangers?

En ce qui concerne l'arbitrage obligatoire individuel, chaque Etat choisit en connaissance de cause ses contractants, ainsi que les matières qu'il entend régler avec eux par la voie de l'arbitrage. Un Etat est une formation historique dont les conditions d'existence et de développement ne peuvent être subordonnées aux liens d'un traité, conclu sans connaissance particulière de la situation de l'autre contractant, et une confiance solide dans sa fidélité à la parole donnée. Au contraire, un traité mondial d'arbitrage n'a que la forme et non la force d'une obligation juridique à cause des éléments d'incertitude, renfermés surtout dans les réserves. Ces réserves sont d'autre part indispensables parce qu'il est impossible, à l'heure actuelle, de se rendre compte de la portée d'un traité d'arbitrage mondial inconditionnel. Toutes les conventions d'arbitrage sont avant tout des contrats de probité et les garanties qui s'y attachent sont forcément imparfaites. Il n'y a point. de texte de traité qui puisse distribuer de façon mécanique la paix et la justice, qui puisse empêcher les ambitieux et les puissants de recourir aux armes ou dispenser les victimes d'une agression injuste de se défendre, parce qu'un texte ne vaut qu'autant qu'il tient compte des nécessités pratiques, qu'il est en harmonie avec les forces qui mènent le monde et que, sans prétendre les briser, il se contente de les modérer ou de les canaliser. Or, les solutions absolues qui se fondent fréquemune identité erronée entre le droit (international) privé et public et qui tendent à réduire d'une manière considérable la souveraineté de chacun des Etats pour garantir efficacement le règne de la paix universelle dans la justice enfin victorieuse, se heurtent encore à des obstacles redoutables et à des passions profondes. Les progrès de la civilisation, loin de niveler et d'effacer la personnalité des nations, de plus en plus ardentes et conscientes d'elles-mêmes, n'ont fait que l'accroître et l'accentuer au profit de la richesse et de la variété des idées, mais souvent aussi au détriment de la paix et de la conciliation des intérêts opposés.

Il y a un grand intérêt à rappeler encore les idées suivantes, d'un distingué écrivain, M. Yves de la Brière : « Le code contractuel du droit international, tant qu'il aura pour unique sauvegarde la fidélité des Etats ou des nations à la parole donnée pourra garantir efficace

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ment l'ordre juridique du monde contemporain dans tous les cas où nul n'a un intérêt majeur à le violer par la force; mais il demeurera une barrière parfaitement illusoire contre les conflits armés dans les circonstances mêmes qui font naître les grandes guerres, c'est-à-dire quand les causes profondes opposent entre peuples et peuples la violence des passions ou l'âpreté des intérêts. On n'arrête pas de telles forces avec une loi humaine d'ordre idéal, pas plus qu'on n'arrêtera, chez les particuliers, un vol concerté, une vengeance furieuse par une exhortation morale placardée sur les murs. Le succès de la paix et de arbitrage dépend avant tout du progrès des idées morales et religieuses. Or, la force joue un rôle aussi grand que jamais dans le règlement des choses humaines et les nations n'ont rarement plus qu'à présent intrigué les unes contre les autres en dissimulant leurs mobiles personnels et leurs intérêts égoistes derrière le paravent commode de grands mots devenus communs et dont chacune espère retirer un bénéfice très personnel et fort étendu. Dans un siècle où derrière le masque d'une diplomatie ondoyante et subtile avec tous ses fards et ses déguisements, chaque nation cherche avec avidité le maximum de puissance comme chaque individu, la plus grande somme de richesse matérielle, il y a un véritable danger à prôner d'avance des progrès dont la réalisation est encore si lointaine. S'il est grand d'avoir des idées généreuses, il l'est encore davantage de professer des idées justes dont idéal ne fait pas oublier les mouvantes - et émouvantes - contingences de la réalité. L'idéologie, ce faux idealisme qui méconnaît les réalités, est ennemie du vrai idealisme qui est la première et la plus necessaire des réalités.

CHAPITRE VI

LA SOCIÉTÉ DES NATIONS

Jamais, dans la longue histoire des imperfections humaines, les horreurs de la guerre n'ont été mieux mises en relief que pendant la tourmente de la conflagration mondiale. Jamais l'on n'avait vu une pareille accumulation de maux. Des millions d'hommes avaient été ou tués ou mutilés, des femmes outragées, des vieillards et des enfants massacrés, des villes et des villages détruits au point de ne plus laisser de traces, des régions immenses dévastées de fond en comble, des monuments, élevés pieusement par le labeur patient de longs siècles, irréparablement détruits ou saccagés. Pendant quatre ans, des populations entières avaient été réduites en esclavage, emmenées comme de vils troupeaux et soumises aux pires tortures. Des milliers de prisonniers avaient été traités, sous prétexte de représailles, comme aucun peuple, à l'heure actuelle, ne traite les forçats. La violation des territoires du Luxembourg et de la Belgique, avec tous les excès qui l'ont accompagnés, a rendu plus évidente la nécessité d'un droit international, de la même façon que la recrudescence des crimes incite au maintien et au développement du droit criminel. Alors, avec une force persuasive plus ardente et impérieuse que jamais, on entendit s'élever de toutes les parties du monde, à travers les violences et les intrigues de la raison d'Etat dont les partisans se justifient toujours par les prétendues leçons de l'histoire, la véhémente protestation du bon sens et de la souffrance humaine contre les sauvages déchirements de la guerre. Parmi les hommes qui se contentaient de souffrir et de se plaindre, il s'en est trouvé d'aucuns qui calculaient et qui pensaient, qui de ces souffrances dégagèrent la leçon et cherchèrent les remèdes, ne se résignant pas à la routine et aux excès. Cette protestation des sages se joignit à la plainte des peuples foulés par la guerre la plus cruelle, appelant de leurs bénédictions et de leurs vœux l'ère féconde de la paix. Tous furent frappés à la longue de ce que toutes ces violences représentaient d'abus sans profit, de misères sans compensation. De sanglantes hécatombes, des ruines matérielles et morales irrépa

rables, des souffrances imméritées accompagnent cet appel à la violence, ce recours à la force brutale où les multitudes innocentes seront les premières victimes. La guerre n'est pas une solution parce qu'elle engendre sans cesse des représailles. Même victorieuse, elle est toujours à recommencer. Des rancunes implacables sont entretenues dans le cœur des générations et l'on se hait presque dès le berceau. Il n'y a rien de plus triste que les grandes vertus mal employées.

L'homme a pour fin le développement de ses facultés physiques. intellectuelles et morales. Il a pour but de créer, de s'acheminer vers la perfection, de concourir au progrès de sa nation et de l'humanité. Or, quand la guerre éclate, les facultés de l'homme sont en grande partie détournées de ce but. On voit les peuples entiers, soudainement en ébullition, déborder les frontières, s'affronter en de formidables assauts et s'épuiser en luttes sanglantes jusqu'à ce que la victoire entraîne un apaisement forcé. La tourmente se calme. Les peuples rentrent dans leurs frontières derrière leurs bornes nouvelles. Mais chacun d'eux a l'âme ulcérée de rancune, de haine, d'anxiété pour la victoire et de rage pour la défaite.

Avec une clarté plus lumineuse que jamais, la conflagration mondiale a prouvé combien il est dangereux d'abandonner la pauvre nature humaine à elle-même, parce qu'elle est alors capable des pires abominations. Il fallait rappeler aux souverains et hommes d'Etat, ces tuteurs des peuples, qu'ils avaient pour mission de guérir non de blesser, de bâtir et non de détruire. Il fallait mettre peuples et souverains en garde contre l'abus du point d'honneur, la recherche par la violence du profit mal entendu, les suggestions insidieuses des instincts de combativité belliqueuse qui dorment au fond du cœur humain. Il devenait nécessaire de trouver des moyens préventifs et répressifs pour éviter la destruction totale des richesses et l'anéantissement de la civilisation.

A la lueur tragique de la conflagration mondiale, on s'était également aperçu qu'il ne suffisait pas d'affirmer comme un fait certain, comme une vérité essentielle et nécessaire que les rapports entre les peuples n'étaient pas placés en dehors de la sphère du droit. Il y a en effet plusieurs manières de comprendre le droit. Le même pavillon peut couvrir les marchandises les plus disparates et abriter les doctrines les plus opposées. Il importe de dissiper cette équivoque tragique, sous peine de ne bâtir que dès châteaux de cartes sur des sables mouvants.

Cependant, l'histoire des sociétés anciennes et modernes apparaît souvent comme le triste récit des défaillances et des aberrations, des hésitations et des lâchetés de la conscience humaine. A voir la marche des choses humaines dans le passé ou dans le présent, l'on doute parfois que l'humanité soit capable de réagir avec succès contre ses tendances instinctives, les nations contre leur égoïsme traditionnel comme les particuliers contre leur avidité coutumière. Mais si l'homme

vaut moins que son idéal, il ne faut pas pour cela supprimer l'idéal. Celui-ci a d'ailleurs ses héros et ses martyrs qui, bien des fois, ont réussi à le faire triompher. Ils ont cru, ceux-là, à la vérité, au bien, à la justice. Ils ont versé leur sang pour leur foi et donné leur vie pour l'idéal, et leur exemple magnifique doit nous servir de guide. Après la victoire si chèrement acquise, il faut établir nettement la signification et la portée de la paix. Ces choses sont plus importantes que la victoire elle-même, parce qu'il ne servirait à rien d'avoir vaincu si l'on ne faisait pas de la victoire un usage juste et équitable, si les conducteurs des peuples ne visaient pas à améliorer l'avenir du monde et à montrer, au-dessus des contingences humaines qui passent, l'image radieuse d'une justice qui dure. Les hommes sont toujours au-dessous de la tâche qu'ils ont à remplir, mais l'idéalisme, la première et la plus nécessaire de toutes les réalités humaines, les exhorte à s'élever audessus d'eux-mêmes, à faire ce qu'ils n'ont pas encore fait, à être ce qu'ils n'ont pas encore pu devenir.

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Ce fut sous l'impulsion de ces nobles et utiles préoccupations que la vieille idée d'une société universelle de toutes les nations civilisées prit un essor nouveau. Dès le début, tous les hommes d'Etat responsables eurent la sagesse d'écarter de leur plan de réorganisation mondiale l'internationalisme niveleur qui veut détruire les diverses individualités nationales. Ils n'admirent ni l'institution d'une souveraineté supra-nationale, placée au-dessus des Etats pour les conduire et les dominer, ni l'organisation d'une fédération universelle avec un pouvoir central, s'imposant à tous les Etats et se substituant à leur autonomie. Un pareil plan n'aurait été réalisable qu'entre peuples homogènes ayant les mêmes traditions, les mêmes mœurs, les mêmes aspirations et besoins. Autrement, l'on se heurte aux obstacles infranchissables qu'opposent les nations diverses, menacées de disparition dans une fédération universelle. Le sentiment national, au lieu de s'effacer avec le progrès, s'est au contraire accusé davantage. Il s'est manifesté de plus en plus vif et irritable. Jamais peut-être l'idée de nationalité ne s'est montrée plus vivante et plus impérieuse que de nos jours. La notion de l'intérêt national que les douceurs de la paix avaient quelque peu masqué, a retrouvé sous l'éperon de la guerre toute sa force dominatrice. Au milieu d'un monde complexe et mouvant, avec ses intérêts divergents, ses passions et traditions dissemblables, ses idéaux contradictoires, la Patrie, qui pour beaucoup n'était qu'une abstraction, s'est révélée soudain une personne vivante dont les joies et les deuils sont les nôtres. La science, en multipliant et en facilitant les

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