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le parti le plus honorable; mais l'homme d'Etat, pour le parti utile ». Mais il lui dit aussi avec une profonde expérience de la vie et un sentiment intime de l'importance primordiale des facteurs moraux dans l'évolution des peuples : « Le monde est plein de dissimulation et de fausseté, il faut le savoir pour ne pas être trompé, non pour imiter la tromperie ».

Toutefois, le cœur humain change peu et les leçons de l'expérience sont loin d'être toutes mises à profit. Dans un siècle d'ardentes aspirations nationales et de publicité effrénée, la tentation reste souvent grande pour les hommes d'Etat de mettre leur gloire à triompher avec éclat de leurs antagonistes et d'obtenir les suffrages fallacieux de la popularité dans le succès de prétentions excessives. C'est d'ailleurs une tendance naturelle chez l'homme que d'usurper sur autrui dès qu'il en a la puissance. C'est pourquoi l'esprit de domination attire plus facilement les applaudissements de la presse que l'esprit de conciliation. Il faut plus de courage pour rechercher l'harmonisation des intérêts et l'apaisement des passions dans la modération et des transactions équitables que pour soutenir avec hauteur et éclat les revendications qui flattent l'amour-propre national. Les vrais serviteurs de l'Etat qui ne cherchent pas à flatter les passions pour gagner les faveurs, mais qui veulent instruire sur l'opinion d'autrui et montrer le péril des exigences trop âpres, savent bien toutes les difficultés de leur tâche. Son accomplissement ne peut être assuré que par des renoncements fréquents à des ambitions séduisantes. Il exige des efforts d'intelligence et de volonté sans cesse renouvelés où les hommes d'Etat risquent de s'attirer la disgrâce et le mécontentement. Pour comprendre les droits, les intérêts et les aspirations d'autrui et ne pas exagérer les siens, il faut faire des efforts constants et avoir une conscience ferme, droite et courageuse.

Un sceptique anonyme, dans un ouvrage amer, nous a tracé le tableau instructif suivant de l'activité des diplomates : « Les traités de paix et d'alliance durent aussi longtemps que les intérêts momentanés qui leur ont donné naissance. Dès qu'ils changent, on assiste aux évolutions ordinaires en pareil cas la Puissance amie de la veille devient l'ennemie du lendemain; les Etats s'éloignent, se rapprochent, se groupent les uns les autres dans des proportions différentes qui varient de jour en jour. C'est à préparer ces changements d'attitude que s'emploie avantageusement l'office de la diplomatie; elle fournit des prétextes. Par les formes de la procédure diplomatique, elle légitime les actes quelconques, elle conduit graduellement à des résultats qui ne paraissent plus étonnants grâce à l'enchaînement des écrits qui ont précédé. Une prétention se produit sous la forme d'une plainte, la plainte se change en grief, on passe du memorandum à la circulaire, du manifeste à l'ultimatum et au canon. Tout cela s'est accompli en peu de temps et l'on est resté dans les règles. En somme, dans les temps calmes, l'action

diplomatique est le plus ordinairement un jeu d'adresse et d'esprit, un échange poli de quelques généralités politiques, de quelques desseins d'avenir. Lorsque l'horizon s'assombrit, la mission du diplomate est de tempérer les événements, de détourner les premiers effets de la colère et de la vengeance de nation à nation ».

Ce tableau contient trop de vérité expérimentale pour ne pas être médité.

Examinons maintenant un instant les qualités que le plus illustre des négociateurs modernes, Talleyrand, rêvait pour un diplomate: «< Il faut que le ministre soit doué d'une sorte d'instinct qui, l'avertissant promptement, l'empêche avant toute discussion de se compromettre. Il lui faut la faculté de se montrer ouvert tout en restant impénétrable, d'être réservé avec les formes de l'abandon, d'être habile jusque dans le choix des distractions. Il faut que sa conversation soit simple, variée, inattendue, toujours naturelle et parfois naïve ». A ces qualités dont il avait voulu parer son ministre, Talleyrand en ajoutait une autre, indispensable à son avis : « Ces qualités pourraient n'être pas suffisantes, si la bonne foi ne leur donnait une garantie dont elles ont presque toujours besoin. Je dois le rappeler ici pour détruire un préjugé assez généralement répandu. Non, la diplomatie n'est point une science de ruse et de duplicité. Si la bonne foi est nécessaire quelque part, c'est surtout dans les transactions politiques, car c'est elle qui les rend solides et durables. On a voulu confondre la réserve avec la ruse. La bonne foi n'autorise jamais la ruse, mais elle admet la réserve et la réserve a cela de particulier qu'elle ajoute à la confiance ». (Discours à l'Académie des Sciences Morales, 3 mars 1838). Cette constatation est d'autant plus appréciable de la part de Talleyrand que c'est le même diplomate qui a lancé cet audacieux aphorisme : « La parole a été donnée à l'homme pour déguiser sa pensée ». Quant à la bonne foi, à juste titre chère à l'illustre prince de Bénévent, l'habile négociateur des grands traités du Consulat et de l'Empire, savait cependant mieux que personne comment la ruse et la duplicité, les stratagèmes et les artifices, font malheureusement souvent partie du bagage diplomatique. Avant lui, un grand et subtil prussien Frédéric II avait vertueusement anathématisé dans l'Anti-Machiavel le cynique réaliste de Florence pour s'inspirer d'autant mieux dans sa politique de ses conseils quelquefois pervers.

C'est pourquoi sa figure, qui a tant fasciné le xvIIe siècle, est intéressante à étudier.

L'illustre roi-philosophe de Sans-Souci n'a jamais été une « raison pure » et froide, mais un homme plus modeste et plus circonspect que certains théoriciens de la grande diplomatie. Mieux que beaucoup d'autres, il avait compris que la politique qui est l'art des possibilités, l'art de plier soit les choses aux hommes, soit les hommes aux choses et de conformer les moyens au but, consiste plutôt à profiter des événe

ments favorables qu'à les préparer d'avance. L'habileté, pour lui, est de voir l'occasion, de la saisir au vol quand elle passe, de rester en vedette, les oreilles dressées, à l'affût du coup à faire et faire vite son coup, le moment venu. Très audacieux mais non moins circonspect, il réfléchit et calcule aussi longuement qu'il agit vite. Grand connaisseur de l'occasion, collaborateur astucieux de la Providence et corrupteur de la Fortune, dissimulateur et simulateur, adorateur de la force et amateur de la ruse, lion et renard à la fois ou successivement au gré des circonstances variables, il s'attache à voir les hommes et les choses comme ils sont. Il se fait un titre de gloire à en déduire une politique réaliste et amorale, profondément indifférente au bien et au mal, à la vérité et au mensonge, à la parole donnée et au parjure. Le mal et le bien, la vertu et le vice ne sont point pour lui des notions absolues et invariables, supérieures aux questions de nationalité et de circonstance. Suivant les temps, les lieux et les hommes, le mal devient le bien et le bien devient le mal selon que l'un ou l'autre triomphe. Sceptique enfant du grand siècle du scepticisme, Frédéric se place en observateur impassible en face des faiblesses humaines. Il ne voit que les faits immédiats et, prenant les choses les plus saintes comme des instruments que l'habileté doit manier à son gré, il ne demande à l'histoire qu'une seule leçon l'art de réussir. C'est cet athéisme du fait qui a frappé sa mémoire d'une solennelle réprobation en même temps qu'il a fait sa force et sa renommée machiavélique.

A ses yeux, paraître avoir certaines vertus est parfois aussi important que de ne pas les avoir réellement, car les avoir et les pratiquer peut nuire, tandis que paraître simplement les avoir ne peut être qu'avantageux. Son amoralité qui était celle de la Renaissance, de la virtu ne vit dans la politique qu'une alerte incessante et une lutte sans répit où la force et l'astuce se mélangent en proportions variables au gré des conjonctures. Les formes varient, mais le fonds humain ne change guère. Chaque jour il apprenait davantage, en démontant pièce à pièce le ressort des âmes et des esprits, à faire jouer la mécanique politique, à déclancher tous les ressorts mesquins de la misérable nature humaine comme la peur, l'intérêt, la rancune, l'envie. Il envisageait uniquement l'efficacité politique immédiate sans se soucier de la qualité morale ou plutôt immorale de l'acte.

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La morale peut être bonne pour les « stoïciens » et « au pays des romans », mais non dans les affaires publiques et pour les chefs des peuples. Ceux-ci doivent avoir pour règle suprême non la raison tout court, mais ce qui est souvent son antipode, la raison d'Etat. Pour fasciner les yeux du public par un beau nom, les politiques ont en effet inventé celui de raison d'Etat, ratio status. Les ministres et les hommes d'Etat l'ont mis au rang des secrets d'Etat et l'ont soigneusement renfermé dans les cabinets, tandis que les écrivains se sont donné la

torture de la définir et de l'expliquer. La raison d'Etat étant à la disposition des gouvernements pour motiver leurs actes, ils l'ont considérée et Frédéric parmi eux - comme une légitimation suffisante de tous leurs agissements et particulièrement de ceux qui seraient les plus difficiles à légitimer. La raison d'Etat a été utilisée comme une raison irréfutable et mystérieuse, le « parce que » des gens à bout d'arguments. Elle leur a permis de dissimuler les abus d'autorité et de force, les exactions et les crimes sous une apparence ambigüe de « salut public ». Proclamée sagesse d'ordre supérieur et inaccessible au vulgaire, elle n'a souvent été qu'un prétexte, ajouté à la raison du plus fort qui, par ellemême, n'en est pas une. Elle a été une fausse raison de fausse utilité publique.

Avec son scepticisme cynique et son expérience de diplomate de l'école de Machiavel, Frédéric le Grand avait appris à voiler le fait brutal sous la brillante draperie des mots. Jamais il ne rompt officiellement avec l'ennemi, jamais il ne lui déclare la guerre. Sans doute, chaque fois qu'il fait la guerre, c'est toujours lui qui tire le premier l'épée. Mais qui ne sait la différence entre les « premières hostilités », fait secondaire d'ordre militaire, et « l'agression », fait primordial d'ordre juridique!! Ses intérêts personnels ne sont jamais en jeu, car tout ce qui le préoccupe, c'est la paix et le bien public de l'Europe! S'emparer de la Silésie, par exemple, n'est-ce pas, après tout << prendre fortement à cœur les intérêts de la Maison d'Autriche et s'en faire en Europe le plus ferme soutien? » Frédéric restait toujours le meilleur ami de ses ennemis ! Mieux que la plupart de ses contemporains, Frédéric sut habilement trouver les grandes phrases nécessaires pour frapper l'imagination de la foule. En remuant ses passions profondes, en flattant habilement ses préjugés, en lui débitant une thèse simple à la portée de tous, il avait vu qu'il n'y avait presque rien de faux et de condamnable qu'on ne puisse faire admettre ou excuser par une bonne partie de l'opinion publique. Dans le maniement délicat des peuples et dans les calculs savants de la diplomatie, travaillant avant tout sur la matière humaine, la matière vivante dans le cœur et l'esprit de laquelle les actes ont cependant leur répercussion forcée, il ne négligeait jamais la sottise humaine qui est quelquefois une force considérable. Mais comme s'il s'était radicalement affranchi de tout préjugé ou sentiment, il lui arrive parfois, non pas de les négliger mais d'en mal calculer les effets chez autrui.

Comme tous les grands politiques, ce grand Prussien avait un sentiment intime des impondérables, une modération instinctive, un profond et souvent exact du possible et du relatif. Il savait que les affaires politiques comme les autres sont faites non de victoires complètes et définitives, mais de profits relatifs, de demi-succès répétés et additionnés. Si sa vision des choses immédiates fut souvent extraordi

nairement pénétrante tel qu'un miroir qui réfléchit tout et ne déforme rien, il avait néanmoins quelquefois trop de méfiance dans l'esprit. A force de vouloir découvrir partout quelque « serpent caché », sa vue fut parfois faussée et l'image de ses adversaires défigurée.

Aux yeux de Frédéric, toute politique a deux moyens, la négociation et l'intrigue, la guerre et les armes. Dans tous les temps et dans tous les lieux, il recourt complaisamment à l'intrigue, semant la discorde et la guerre, envenimant les querelles, prolongeant les conflits pour neutraliser ses rivaux les uns par les autres et grandir lui-même sur les ruines de tous. Avec enthousiasme, il adopte et défigure ce conseil de Richelieu « qu'il faut agir partout, près et loin, car, n'en tirerait-on pas d'autre profit, on est au moins averti de ce qui se passe dans le monde, ce qui n'est pas de petite conséquence pour le bien des Etats ». Quant aux précautions à prendre dans ce jeu périlleux, c'est de ne pas « se barbouiller trop avant » dans les affaires douteuses, c'est de se ménager un escalier dérobé en cas d'incendie. Comme prince, il avait déclaré qu'il ne faut point abuser de la ruse et de la finesse, car il en est comme des épices dont l'usage trop fréquent dans les plats émousse le goût. Mais à peine monté sur le trône, il se révéla déjà maître dans l'art traditionnel de brouiller et de débrouiller les cartes, de faire passer un service requis pour un service rendu, d'user avec une adresse insigne de toutes les ressources de l'hypocrisie diplomatique, les lenteurs, les atermoiements, les déclarations équivoques et subtiles, les affirmations et les négations, les marchandages, les menaces et les difficultés de toute sorte que contiennent « les querelles d'Allemand ». Homme du fait avantageux ou des réalités tangibles, il n'a point de système d'action préféré, mais le goût des expédients et des artifices empiriques, fût-ce de dire la vérité en la donnant comme une feinte. Il suivit docilement les conseils cyniques de Guichardin : « Nie toujours ce que tu ne veux pas qu'on sache et affirme ce que tu veux qu'on croie; parce qu'encore qu'il y ait beaucoup de signes et presque certitude du contraire, d'affirmer ou de nier gaillardement met souvent de l'hésitation dans l'esprit de celui qui t'écoute ».

Quand il défend ses intérêts, il ne choisit point ses arguments mais les « entasse » tous, bons comme mauvais, dans l'intime conviction que pour persuader et troubler, c'est souvent le nombre des raisons qui compte plus que la valeur de chacune d'elles.

Il diversifie ses moyens à l'infini parce que, les esprits pénétrants calculant une conduite uniforme, il faut changer son jeu le plus possible. Pour les désorienter, il faut savoir se déguiser et se transformer en Protée, en paraissant tantôt vif, tantôt lent, tantôt guerrier, tantôt pacifique. Mais ce qui domine dans son jeu et plaît le mieux à son esprit tudesque, c'est la hauteur offensive et le sans-gêne autoritaire, c'est l'ultimatum et la sommation, armes préférés de ce « bellissimo soldato »,

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