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dangereusement envenimé, mais dont on entrevoit les profits d'une solution pacifique, est de laisser à l'Etat antagoniste une issue, qui lui permette de se retirer du débat avec honneur. D'autre part, lorsque l'obscurité de certains faits est la cause de divergences de vues entre les Etats en conflit, il est souvent peu recommandable d'en confier l'examen à des nationaux qui n'ont pas toujours l'impartialité désirable, ni la liberté d'opinion nécessaire. Chacun d'eux travaille pour son gouvernement du mieux qu'il peut, comme un avocat et non comme juge. Le résultat de leurs investigations sera souvent d'aboutir à des conclusions contradictoires où se trouvent engagés l'honneur national ou la dignité de l'Etat. Une institution qui aurait pour but au contraire l'éclaircissement impartial du fait obscur par des tiers non directement intéressés dans le conflit, et qui laisserait aux passions le temps de se calmer et aux gouvernements la faculté de se dessaisir, momentanément et le plus vite possible, d'une question brûlante, et d'échapper habilement à la pression intempestive et impulsive de l'opinion publique, serait ainsi de nature à rendre des services appréciables à la cause de la paix. Ce sont ces considérations et ces espoirs qui ont donné naissance aux commissions internationales d'enquêtes lors de la première conférence de La Haye. La Commission internationale d'enquête est caractérisée par ce qu'elle a pour objet l'éclaircissement d'un fait obscur; à la différence de la médiation qui est un instrument de conciliation, et de l'arbitrage qui est un jugement, elle constitue une simple expertise. Ces commissaires ne rendent pas une sentence judiciaire, ils ne proposent pas non plus un arrangement équitable et opportun.

Ce nouvel organe de pacigérance est une institution nouvelle et sans prototype historique. Toutefois, son utilité s'était fait sentir déjà avant sa création, de sorte que l'étude du passé révèle des cas où son application aurait pu rendre des services appréciables, sinon en faveur de la paix, qui ne se distribue pas automatiquement par des institutions plus ou moins parfaites, au moins au profit de la vérité qui doit diriger les consciences et guider les jugements. Le fameux incident du Maine offre ainsi un exemple caractéristique du rôle bienfaisant mais limité que peuvent jouer les commissions internationales d'enquête, et à ce point de vue, il mérite de retenir l'attention.

En 1898, des troubles ayant éclaté dans l'île de Cuba, le gouvernement espagnol concéda au cabinet de Washington d'y envoyer un navire de guerre pour assurer la protection des ressortissants américains. En vertu de cette autorisation, le cuirassé Le Maine vint bientôt mouiller dans le port espagnol de La Havane, lorsqu'une explosion le détruisit inopinément. C'était une perte cruelle pour les Etats-Unis, auxquels elle enlevait non seulement un vaisseau de combat important, mais aussi 259 de ses marins. L'incident prit une importance politique d'autant plus grande que les relations diplomatiques entre les deux

pays étaient fort tendues et que l'opinion américaine était belliqueuse. Le gouvernement madrilène non seulement nomma une commission nationale d'enquête en vue d'établir la vérité sur les causes de l'explosion, mais se vit en plus forcé de concéder aux Etats-Unis les mêmes facilités d'investigation. Les deux enquêtes nationales aboutirent à des conclusions diamétralement opposées. Le rapport des officiers de la marine américaine attribuait la perte du navire à une cause extérieure, telle qu'une mine sous-marine, placée par un ennemi perfide. A son avis, les autorités de l'île étaient responsables, sinon d'un acte de malveillance criminel, tout au moins d'une négligence coupable. L'Etat souverain qui exerce la police du port doit veiller à la sécurité des navires qui s'y trouvent et doit particulièrement préserver contre tout attentat les navires de guerre étrangers. Si donc la destruction du Maine était due à une cause externe, il est évident que la responsabilité du gouvernement espagnol était gravement engagée.

La commission espagnole de son côté déclara que seule une cause accidentelle et interne avait pu occasionner le désastre, et l'exemple du cuirassé français léna, dont la perte fut due à une déflagrat on spontanée des poudres à bord, est là pour montrer que la thèse espagnole n'a rien d'invraisemblable. En vue de prouver sa volonté pacifique, le cabinet de Madrid proposa de recourir à l'arbitrage, mais les Etats-Unis, qui ne virent dans cet accident qu'une raison de plus de précipiter la lutte qu'ils désiraient engager contre l'Espagne, rejetèrent la proposition de leur adversaire en maintenant comme absolument exactes les conclusions de leurs nationaux. De cette façon, ils soulevèrent l'indignation des Espagnols, accusés ainsi d'être les auteurs malveillants et hypocrites du désastre, tout en fortifiant dans leur propre pays les courants d'opinion, déjà fort hostiles aux Espagnols et de plus en plus animés d'intentions belliqueuses. Une commission internationale d'enquête dont l'impartialité n'aurait pu être suspectée par suite de la présence d'un commissaire neutre, aurait sans doute pu faire la lumière sur les causes réelles de la perte du Maine. Elle aurait permis aux deux parties, si elles avaient été de bonne foi et réellement désireuses d'une solution amiable, de gagner un temps précieux, en calmant des passions enflammées et en augmentant ainsi les chances d'apaisement. Il est cependant permis de douter de l'efficacité de l'institution dans le cas présent, car ceux qui veulent malgré tout se battre y arriveront presque toujours en dépit de tous les moyens d'apaisement qu'on leur proposera.

C'est à l'initiative de l'éminent jurisconsulte russe, M. de Martens, qu'est due la création de Commissions internationales d'enquêtes dont il exposait l'utilité dans les termes suivants : « Elles ont déjà fait la preuve des services qu'elles peuvent rendre quand un conflit éclate entre deux Etats de bonne foi, par exemple s'ils vérifient entre eux un

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jeu l'honneur ou les intérêts vitaux, par son extrême souplesse qui permet de l'adapter aux circonstances particulières de chaque espèce et de varier indéfiniment la forme de son action, la médiation peut parfois réussir là où d'autres moyens d'action échoueraient. Par sa discrétion et sa souplesse toutes diplomatiques, elle peut utilement ménager les susceptibilités des souverainetés dont elle fait opportunément fléchir les volontés sans les briser. Mais elle suppose toujours comme base psychologique un désir secret d'entente et de conciliation. Toutes les fois qu'on a voulu lui enlever son caractère consensuel, la faire dériver du principe d'une paix permanente imposée, au lieu du libre consentement des Etats d'entretenir entre eux des relations pacifiques, on a faussé son caractère et détruit son efficacité.

La médiation comme les bons offices tels qu'ils ont été fixés à La Haye, ont surtout le caractère d'une exhortation à user le plus souvent possible de ces modes de solution amiable. Il n'y a malheureusement point de texte de traité qui peut, à lui seul, empêcher un Etat de recourir aux armes lorsqu'il juge la guerre utile, opportune ou nécessaire, qu'il se croit capable de l'entreprendre avec succès et profit, et qu'il la désire. En toutes questions humaines, c'est l'esprit qui décide.

CHAPITRE IV

LES COMMISSIONS INTERNATIONALES

D'ENQUÊTES

Si les hommes étaient gouvernés par l'intelligence pure, il ne serait pas difficile d'imaginer un plan logique de fédération générale du monde, ayant pour but de garantir la paix universelle. Mais l'expérience montre de façon irréfutable que ni gouvernants ni gouvernés ne sont de purs êtres intellectuels, et qu'ils sont mûs avant tout par des passions, des instincts, des préjugés, auxquels la raison ne sert souvent que d'avocat éloquent et insidieux. Comme les nations sont différentes, il est difficile que leurs intérêts, leurs traditions, leurs passions et affections ne se contrarient point, et à cet égard, les peuples démocratiques ont comme les autres leur instinct national avec ses passions ardentes, ses aspirations profondes et ses susceptibilités irritables. Les assemblées élues sont parfois aussi belliqueuses et même davantage qu'un souverain autocrate. Au fond, ce sont les peuples eux-mêmes dont la conduite aboutit à ce formidable choc de passions qu'est la guerre.

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Pour assurer de plus en plus l'empire de la raison et le règne du droit dans les rapports internationaux, pour diminuer dans la mesure du possible les chances du conflit armé, il est utile de donner aux passions le temps de se calmer pour éviter une détermination, prise sous le coup de l'impression du moment, permettre à la lumière de se faire et à l'opinion publique d'apprécier en pleine connaissance de cause le grief. Dans les questions qui mettent en jeu les intérêts vitaux ou l'honneur national des Etats en conflit, le patriotisme s'enflamme aisément, les esprits s'exaltent, les imaginations s'échauffent. Au milieu de l'opinion publique frémissante et impulsive, le gouvernement éprouve de sérieuses difficultés à conserver un calme précieux. Parfois, il se voit obligé de céder au courant général qui réclame une attitude énergique et une solution immédiate par l'envoi de sommations à l'adversaire. Des exigences, formulées sur un ton impérieux, ont pour résultat d'empêcher l'Etat qui les reçoit de céder, sans porter atteinte à sa dignité. Or, l'important dans tout conflit, maladroitement engagé ou

dangereusement envenimé, mais dont on entrevoit les profits d'une solution pacifique, est de laisser à l'Etat antagoniste une issue, qui lui permette de se retirer du débat avec honneur. D'autre part, lorsque l'obscurité de certains faits est la cause de divergences de vues entre les Etats en conflit, il est souvent peu recommandable d'en confier l'examen à des nationaux qui n'ont pas toujours l'impartialité désirable, ni la liberté d'opinion nécessaire. Chacun d'eux travaille pour son gouvernement du mieux qu'il peut, comme un avocat et non comme juge. Le résultat de leurs investigations sera souvent d'aboutir à des conclusions contradictoires où se trouvent engagés l'honneur national ou la dignité de l'Etat. Une institution qui aurait pour but au contraire l'éclaircissement impartial du fait obscur par des tiers non directement intéressés dans le conflit, et qui laisserait aux passions le temps de se calmer et aux gouvernements la faculté de se dessaisir, momentanément et le plus vite possible, d'une question brûlante, et d'échapper habilement à la pression intempestive et impulsive de l'opinion publique, serait ainsi de nature à rendre des services appréciables à la cause de la paix. Ce sont ces considérations et ces espoirs qui ont donné naissance aux commissions internationales d'enquêtes lors de la première conférence de La Haye. La Commission internationale d'enquête est caractérisée par ce qu'elle a pour objet l'éclaircissement d'un fait obscur; à la différence de la médiation qui est un instrument de conciliation, et de l'arbitrage qui est un jugement, elle constitue une simple expertise. Ces commissaires ne rendent pas une sentence judiciaire, ils ne proposent pas non plus un arrangement équitable et opportun.

Ce nouvel organe de pacigérance est une institution nouvelle et sans prototype historique. Toutefois, son utilité s'était fait sentir déjà avant sa création, de sorte que l'étude du passé révèle des cas où son application aurait pu rendre des services appréciables, sinon en faveur de la paix, qui ne se distribue pas automatiquement par des institutions plus ou moins parfaites, au moins au profit de la vérité qui doit diriger les consciences et guider les jugements. Le fameux incident du Maine offre ainsi un exemple caractéristique du rôle bienfaisant mais limité que peuvent jouer les commissions internationales d'enquête, et à ce point de vue, il mérite de retenir l'attention.

En 1898, des troubles ayant éclaté dans l'île de Cuba, le gouvernement espagnol concéda au cabinet de Washington d'y envoyer un navire de guerre pour assurer la protection des ressortissants américains. En vertu de cette autorisation, le cuirassé Le Maine vint bientôt mouiller dans le port espagnol de La Havane, lorsqu'une explosion le détruisit inopinément. C'était une perte cruelle pour les Etats-Unis, auxquels elle enlevait non seulement un vaisseau de combat important, mais aussi 259 de ses marins. L'incident prit une importance politique d'autant plus grande que les relations diplomatiques entre les deux

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