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INTRODUCTION

La Société des Etats, de l'existence de laquelle l'illustre Suarez parlait déjà en termes élevés, ressemblait jusqu'ici à de nombreux égards à une société d'affaires égoïste, avec une justice imparfaite et une police qui l'était encore plus. Ses membres souverains et fiers, doués de mentalités toujours diverses et imbus d'aspirations souvent opposées, n'admettaient pas au-dessus d'eux une autorité supérieure commune, investie de la mission de trancher leurs différends inévitables. Avec une inébranlable conviction, ils professaient la religion de l'intérêt. Avec une application égale et une dextérité variable, ils pratiquaient le culte de l'utile et de leur propre infaillibilité.

La source profonde des conflits internationaux, allant jusqu'à l'emploi de la violence, se trouve avant tout dans la nature humaine avec les nombreuses causes d'imperfections et d'aveuglement qui résultent du jeu des intérêts, des passions, des préjugés, de la faiblesse intellectuelle ou morale. Les grandes luttes internationales, engagées par la passion, conduites par la violence et résolues par la force, sont avant tout des conflits moraux où les génies des peuples, avec leurs moralités diverses, se livrent bataille.

D'un autre côté, la vie internationale n'est qu'un « perpetuum mobile» avec des fluctuations incessantes et des transformations continuelles qui demandent de temps en temps des rectifications correspondantes, enregistrant le progrès des uns et le dépérissement des autres. Elles sont réclamées avec ardeur par les premiers et repoussées avec indignation par les seconds. Dans ces conditions, le conflit est de l'essence même de la vie des Etats, au même

titre que la coopération. Ils se tiennent comme l'ombre et la lumière.

Dans ce conflit des intérêts, des besoins et des mentalités des peuples divers, le droit international a pour rôle éminent de faire régner l'ordre et la justice, bases premières de toute civilisation et de tout progrès humain. C'est au droit des gens qu'il appartient de fixer des limites rationnelles à l'action de la politique et de lui rappeler qu'elle ne saurait s'affranchir de toute règle et s'abandonner, au mépris de la justice, à toutes les aberrations de la volonté de puissance.

Mais, diront les sceptiques, n'a-t-il pas été déchiré avec les chiffons de papier dont il était le garant impuissant? Sa voix, si faible et si puissante à la fois parce qu'elle est celle de la conscience humaine, cette voix qui devait se faire entendre pour couvrir le choc des passions, la clameur des appétits et le fracas des armes, n'a-t-elle pas été étranglée au seuil de la Belgique ? Une opinion pareillement tranchante n'appartient qu'à un homme qui se croit supérieur quand il est tout simplement superficiel, car si le droit des gens est sorti meurtri de la conflagration mondiale, il n'en a pas péri.

Dès qu'il y a deux hommes en présence, chacun a droit au respect de sa personnalité, de son individualité. Chacun a la faculté de développer librement son activité, à condition de ne pas entraver la liberté de l'autre. Cette vérité s'applique également aux êtres collectifs que sont les Etats. Ils ont droit au respect de leur existence et de leur indépendance comme ils doivent s'acquitter des obligations correspondantes. Les Etats sont des êtres collectifs qui, par le fait même de leur existence, sont appelés à se rencontrer dans l'exercice de leur liberté. Des règles sont donc nécessaires pour concilier de la manière la plus équitable les droits et les devoirs de chacun d'eux. Il y a nécessairement un droit des rapports entre les Etats, comme il y a de toute nécessité un droit de l'organisation intérieure dans chaque société particulière. Se mouvoir et vivre dans la grande communauté des nations est aujourd'hui la condition normale de chaque Etat particulier, comme vivre en société est une condition normale de l'individu. Cet état de choses amène des rapports inévitables, subordonnés à un ensemble de règles, destinées à faire régner l'ordre. Ubi societas ibi jus.

Ces règles peuvent être du domaine du droit absolu ou du droit positif. Le premier qui se confond avec la morale est indépendant de la force, se trouve placé au-dessus d'elle parce qu'il est avant tout un ensemble de principes de raison, formulés par la conscience humaine. Il peut être méconnu des législateurs, foulé aux pieds par les puissants, il ne subsiste pas moins intangible. Le droit positif, plus humble, plus dans la dépendance de la force se contente d'ordinaire d'assurer des relations tolérables ou profitables entre les individus et les collectivités. Mais il entend les régler de telle sorte que ses prescriptions soient obligatoires pour ceux même qui voudraient s'y soustraire. C'est précisément le recours éventuel à la force pour assurer le respect de ses dispositions qui est la caractéristique essentielle du droit positif. Ainsi le droit positif ne prévaut contre ceux qui veulent échapper à ses commandements que lorsqu'il a la force à sa disposition. Il est mis en échec dès que ceux qui s'insurgent contre lui peuvent lui opposer une force supérieure. A cet égard, le droit international et le droit interne subissent la même loi.

Nombre de publicistes aux époques différentes ont nié l'existence du droit international en tant que droit proprement dit pour n'y voir qu'un ensemble de principes de raison, une sorte de morale dans les rapports internationaux. A l'appui de leur opinion, ils ont fait valoir que le prétendu droit international manquait d'un législateur qui le promulgue puisque les Etats souverains par essence ne peuvent être assujettis aux ordres d'un législateur qui d'ailleurs n'existait pas. On ne trouvait pas davantage de tribunal supra-national régulièrement organisé pour trancher les conflits internationaux, ni de sanction prévue à l'avance en cas d'infraction.

Cet ensemble d'objections repose sur des apparences trompeuses, et des confusions regrettables qui s'attachent plus à des questions de technique juridique qu'aux réalités profondes. En premier lieu, la loi n'est pas le droit ; elle n'en est que la traduction, une manifestation extérieure. Tous les jours, nous voyons la société refaire ses lois, mais rarement pour ne pas dire jamais, les lois refont la société. L'omnipotence que s'attribue le législateur n'est absolue qu'en théorie. En fait, elle est limitée par la nature des choses et la force respective des partis. Sans doute, le Droit se révèle souvent comme droit pratique par un législateur. Mais il existe antérieurement comme précepte de raison, étayé sur

la force morale de l'opinion publique. La force du droit positif réside avant tout dans l'assentiment ou tout au moins dans l'indifférence de l'opinion. C'est pourquoi les lois les plus durables sont celles qui servent les intérêts généraux et rallient ainsi l'assentiment général. Le droit interne, lorsqu'il ne fait qu'affirmer le triomphe et satisfaire les passions d'un parti devient aussi fragile et précaire que le droit international lorsque celui-ci se traduit en traités de violence, imposés sans juste cause par la force des

armes.

En ce qui concerne l'absence, durant la période d'avantguerre, d'un tribunal international commun, il importe de remarquer non seulement que l'organisation judiciaire n'est pas une condition essentielle de l'existence d'un droit, mais aussi que même dans le domaine du droit interne, les tribunaux n'assurent pas toujours l'exécution des règles de droit. Pénétrons-nous bien de cette idée essentielle que le droit positif ne se forme pas tant par le concours de tribunaux, chargés de l'appliquer, que par l'assentiment général des sujets de ce droit pour s'y soumettre. L'intervention des tribunaux n'est qu'une exception, car leur puissance ne sera jamais assez forte pour triompher de l'opposition résolue des masses. L'opinion publique, l'assentiment général, renforcés par l'habitude et par l'éducation dans un milieu social déterminé, constituent la force de réserve nécessaire pour que les tribunaux et l'autorité remplissent efficacement leur rôle.

Le droit constitutionnel qui est la clef de voûte du droit interne n'est pas à l'abri de violations caractérisées. Parfois, il est exposé à souffrir des révolutions et des coups d'état, non moins que le droit des gens est exposé à souffrir de la guerre. L'histoire nous offre de nombreux exemples de la façon dont le pouvoir exécutif a dispersé les assemblées qui lui portaient ombrage, sans trop se soucier s'il y avait ou non une juridiction régulièrement chargée de réprimer un attentat pareil. Dans la plupart des Etats, s'il plaît au Parlement de s'affranchir de certaines formes, d'usurper sur le domaine de l'exécutif ou du judiciaire, nul tribunal ne peut être saisi.

Les Assemblées législatives, étant souvent appelées à juger elles-mêmes de la validité des élections de leurs membres, on peut imaginer une majorité de députés irrégulièrement élus qui aurait cependant la faculté de faire sortir le pouvoir législatif d'une source corrompue.

Le droit criminel, hérissé de sanctions énergiques, n'empêche cependant pas les conflits entre particuliers. Il trébuche même parfois sous les défections de ceux qui sont chargés de le soutenir. En France, par exemple, le jury statue en fait et non en droit. Il ne doit examiner que les faits sans se préoccuper de leurs conséquences. Il lui arrive ainsi d'acquitter un individu dont la culpabilité est certaine et démontrée, parce que la peine légale semble excessive ou parce que le coupable lui paraît intéressant.

Ainsi donc, le droit interne, malgré l'appareil imposant dont il s'entoure, n'a pas la certitude de s'imposer. Il est bien précaire, il est même moribond s'il n'a d'autre soutien que la volonté stérile d'un législateur ni d'autre appui que la peur des tribunaux et des gendarmes.

De toutes les causes de faillite, voire d'inexistence du droit des gens, la plus communément invoquée, était celle que l'on tirait de son défaut de sanction, de l'absence d'une autorité coercitive. capable de triompher des résistances et d'assurer le respect de la justice ou l'exécution des sentences rendues. Mais l'absence d'un pouvoir exécutif n'implique pas l'absence du droit. Au point de vue de la sanction, les règles du droit des gens ont depuis longtemps ressemblé à celles de la politique et de l'histoire. Tout acte politique d'un Etat à l'égard d'autres Etats entraîne fatalement des conséquences dans les rapports de ces Etats. Sans doute les Etats sont maîtres d'agir comme il leur convient, mais il n'est pas en leur pouvoir d'éviter que leurs actes produisent certains effets. Si un Etat suit une politique violente et vexatoire à l'égard de ses voisins, il peut les contraindre à la supporter aussi longtemps qu'il demeure le plus fort, mais il provoque et excite des haines qui éclatent tôt ou tard contre lui. La violence et les injustices appellent des représailles plus ou moins tardives. Si un Etat impose à un adversaire vaincu un traité abusif, ce n'est pas la paix qu'il fonde, mais la guerre qu'il prépare. Montesquieu a cru pouvoir établir que les gouvernements périssent par l'abus de leur principe. De la même façon et d'une manière non moins éclatante, toute politique extérieure contraire au droit trouve son châtiment dans ses excès mêmes. C'est ainsi que l'on a pu dire que l'histoire du monde est le tribunal du monde. Les hommes d'Etat peuvent quelquefois jouir de l'impunité à cause de la brièveté de la vie humaine. Les Etats ne le peuvent jamais, parce qu'ils vivent toujours assez longtemps pour subir les consé

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