Page images
PDF
EPUB

qui composaient la faction révolutionnaire et qui devaient bientôt s'entr’égorger, jacobins et girondins, mûs séparément au même forfait, par l'ambition effrénée de la domination, ou par le fanatisme des théories démagogiques, s'accordèrent à conspirer la perte du monarque et celle de la monarchie ; et ils marchérent impitoyablement à ce but, en soulevant, pour l'atteindre, toutes les passions, toutes les fureurs. Dans cette crise fatale, M. Lacretelle se dévoua intrépidement à la défense de l'ordre et des institutions attaquées. Il s'associa, pour cette tâche périlleuse, avec André Chénier, Roucher et quelques autres écrivains courageux, auxquels Suard, qui dirigeait alors le Journal de Paris, ouvrit une feuille de supplément où chacun, dans des articles signés, plaidait la cause de l'humanité, de la raison, de la justice, et signalait à l'indignation publique les atrocités qui se préparaient. Quatre jours seulement avant ce honteux 20 juin 1792 où, sous l'impulsion précipitée d'un des partis qui se disputaient la popularité de la conspiration, le palais du roi fut envahi par la populace de Paris, sa famille menacée de mort, et sa personne abreuvée d'ouvrages, M. Lacretelle imprimait et signait un article dans lequel, en rappelant les vertus, la loyauté, la bonté de ce malheureux prince, il attaquait avec une indignation généreuse les odieuses doctrines professées au club des jacobins et à l'assemblée par Robespierre, Brissot, Danton, personnellement nommés. Quelque belles

pages d'histoire

d'histoire qu'il ait pu écrire depuis, dans des temps moins orageux, celles-là resteront toujours les plus honorables pour sa mémoire. Quoi de plus glorieux, pour un homme de lettres, que d'avoir défendu, avec ce courage, la vertu et la justice en face des bourreaux!

Après la journée du 20 juin, on ne pouvait plus sauver le

[ocr errors]

roi qu'en l'enlevant de Paris. Plusieurs plans furent proposés, dont un, conçu par le duc de La Rochefoucauld-Liancourt, parut offrir le plus de chances de succès. Le duc, nommé gouverneur militaire de la Normandie, se rendit à Rouen, où l'on devait amener le roi; et M. Lacretelle, attaché depuis plusieurs mois à lui, comme ami, sous le titre de secrétaire, pe le quitta pas dans cette entreprise hasardeuse. La bourgeoisie et les troupes se montrèrent d'abord ouvertement favorables. Malheureusement, à Paris, les difficultés d'une évasion secrète, les suites funestes que l'emploi de la force pouvait avoir pour la famille royale, enfin la répugnance du malheureux prince à s'en séparer, ayant retardé l'exécution, la castatrophe du 10 août survint, qui la rendit impossible. Le duc, dénoncé, poursuivi par les révolutionnaires, réussit difficilement à leur échapper et à passer en Angleterre, sans autres ressources que celles que son secrétaire dévoué pourrait lui procurer par la vente de ses équipages. Cette dernière marque d'attachement ne lui manqua pas. Après avoir rempli avec beaucoup de dangers la charge qu'il avait acceptée sans hésitation, M. Lacretelle n'échappa lui-même aux recherches des jacobins furieux qu'en se réfugiant à Paris. La journée du 10 août avait complété l'æuvre de destruction méditée. Elle amena l'abolition de la royauté, l'assassinat juridique du roi, de la reine, et ouvrit, pour la malheureuse France, une ère de sang qui dura près de deux années. Depuis ce triste jour jusqu'au 9 thermidor, 27 juillet 1794, où périt Robespierre, non-seulement la noblesse de race et les richesses, objets accoutumés d'envie, mais tout ce qu'il y a d'honorable dans les sociétés humaines, la religion, la vertu, l'innocence, le talent, le génie, furent voués à la mort. Les écrivains géné

reux qui avaient combattu les conspirateurs et les auteurs de ces crimes furent poursuivis avec acharnement. Roucher et André Chénier moururent sur l'échafaud, deux jours avant l'heure de la délivrance ; le dernier sans que son frère, menacé lui-même, pût le secourir. M. Lacretelle, non moins engagé qu'eux et non moins persévérant, n'échappa au même sort que par une suite de hasards, dans lesquels il dut principalement son salut au vif attachement qu'il avait inspiré à une respectable famille, celle de madame Le Sénéchal, l'aïeule de notre confrère M. d'Audiffret. Quand il vit qu'il ne pouvait plus, sans péril pour elle, profiter plus longtemps de l'hospitalité qu'elle lui donnait, il se rejeta dans le gouffre de Paris, où, bientôt reconnu, poursuivi par les agents de la police révolutionnaire, il se tira de leurs mains comme par miracle, et réussit à se réfugier dans l'armée, parmi les nouvelles levées de réquisitionnaires quoique ayant dépassé l'âge prescrit. Là, encore, l'honnêteté de ses sentiments, et les aimables qualités de son esprit, facile à se communiquer sans prétention aucune, lui attirèrent les sympathies de tout ce qui l'approchait. Il se fit ainsi des amis dans ses camarades, des protecteurs dans ses chefs; et aussitot que la mort de Robespierre et de ses adhérents les plus intimes, au 9 thermidor, suspendit la rigueur des persécutions politiques, il obtint facilement son congé, puis se hâta de revenir à Paris, embrasser ceux de ses amis qui avaient survécu, solliciter pour eux les réparations qui étaient encore possibles, et travailler, par ses écrits, par ses démarches, avec tout ce qui restait d'écrivaios de talent, à soulever l'opinion publique contre les décrets d'emprisonnement,

de

proscription, de confiscation, qui avaieni été rendus au temps de la Terreur ; ce qu'ils firent avec tant de succes, que ces décrets furent presque tous rapportés par la Convention elle-même. Ici, je ne suivrai plus M. Lacretelle dans les détails de toutes les catastrophes politiques, funeste héritage des excès antérieurs, auxquelles il échappe encore, et j'arrive à la dernière, qui le ramena pour toujours aux lettres par la perte de la liberté.

On est en 1797. Depuis deux ans, la Convention avait disparu. Son despotisme sanglant était remplacé par une Constitution mixte, dont le mécanisme philosophique, partageant le pouvoir législatif entre deux assemblées distincles par des conditions d'âge, et remettant le pouvoir exécutif à cinq directeurs temporaires choisis par elles, avait paru théoriquement devoir offrir plus d'obstacle à l'entraînement des passions. Mais, dans ces choix périodiquement renouvelés, les anciens auxiliaires de Robespierre, qui avaient fait leur compte de lui succéder sous cette nouvelle forme, se trouvaient de plus en plus écartés par les souvenirs qu'ils rappelaient. Ils voyaient avec frayeur s'élever et s'accroître dans ces assemblées un parti modéré, dont la fermeté, la prudence, le talent de parole, lui attirant une considération générale, menaçaient leur domination et leurs personnes d'une chute prochaine. Sur les cinq directeurs, trois, appartenant à cette faction, conspirèrent pour eux-mêmes contre tout ce qui leur était opposé. De là ce terrible coup du 18 fructidor, 4 septembre 1797, par lequel ils enveloppèrent dans une accusation commune de complot royaliste leurs deux collègues Barthélemy et Carnot, plus de soixante membres des deur conseils, et d'autres personnes encore, objets de leurs craintes ou de leurs inimitiés particulières, dont ils requirent la déportation en masse à la Guyane par mesure de salut public.

[ocr errors]

Malgré quelques courageuses résistances, après un petit nombre d'exceptions, difficilement obtenues, cet acte odieux fut ratifié par les assemblées mutilées, où les anciens révolutionnaires de 1793 étaient redevenus les maîtres. Les triumvirs victorieux avaient demandé l'application de la même peine aux propriétaires, imprimeurs, directeurs et collaborateurs de quarante-deux journaux qui, sous des bannières différentes, combattaient le retour du despotisme conventionnel, ce qui comprenait plus de cinq cents personnes, du nombre desquelles étaient Suard, La Harpe, Michaud, Fontanes, et tout ce qu'il y avait de plus distingué dans les lettres. Par une sorte de remords de proscrire à la fois une telle multitude, on exempta les simples collaborateurs. Mais M. Lacretelle s'était fait trop remarquer par la chaleur de ses opinions et par son talent pour que ce titre pût le sauver. Il fut arrêté et conduit au dépôt de la police, en attendant que l'on disposat de lui. La suite imminente, c'était le renvoi à la prison du Temple, conséquemment la déportation. Heureusement le secrétaire général, M. Dubosc, qui l'interrogea à son arrivée, le connaissait de réputation par ses écrits, et avait conçu pour lui une grande estime. Touché de le voir dans ce péril, il prit sur lui de le garder au dépôt pendant quelques jours, pour donner le temps à son frère et à ses amis de faire des démarches en sa faveur. Ce répit fut son salut. Son frère, averli, vint bientôt après lui apprendre que son nom avait été rayé de la liste fatale par le Conseil des Anciens, mais qu'il avait encore tout à craindre de l'inimitié personnelle d'un des directeurs, et que tout ce qu'il avait pu obtenir des autres, c'était qu'il tâchât de se faire oublier dans sa prison. C'est à quoi M. Dubosc l'aida encore, en le retenant au dépôt parmi les prisonniers de toute

« PreviousContinue »