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que les habitants de la Sardaigne emploient aujourd'hui. Le chevêtre des Sardes se compose de deux bâtons en bois de Cerf de 020 de longueur, troués à un bout, garnis au milieu d'un anneau de fer et unis par une chaîne métallique. Ils se placent horizontalement sur la face du Cheval; la chaine sur le nez et les deux anneaux de fer en haut servent à suspendre le chevêtre au moyen d'une courroie. Dans les deux trous passe une courroie qui est tenue en main par l'écuyer. Quand il tire cette bride les bâtons se rapprochent et pressent plus ou moins la tête de l'animal. Ces trous s'usent à la longue et surtout celui de gauche.

M. Pigorini reconnaît qu'il faut deux bâtons semblables pour former l'instrument complet, et il explique comment les bâtons des cavernes ont pu servir au mème usage sans l'anneau de fer, bien entendu, et qu'ils aient un ou plusieurs trous. Ils pouvaient être choisis selon la grandeur de la tête de l'animal.

M. Pigorini rapporte, d'après un de nos confrères, le fait que les bâtons de commandement se trouvent quelquefois par paires. C'est là une assertion erronée, et dès lors disparaît, de l'aveu de M. Pigorini lui-même, une base essentielle, le point de départ de son système.

Mais, en 1889, M. A. L. des Ormeaux vint à son aide, et dans la Revue d'ethnographie, p. 38, avec beaucoup d'ingéniosité et une réelle érudition ethnographique, il soutint la même hypothèse. Il observe, en effet, que le chevêtre des Chevaux sardes, qu'il connaît fort bien d'après les spécimens variés du Musée du Trocadéro, se retrouve avec de légères différences sur la tête des Rennes samoyèdes attelés. On le voit encore employé par les paysans de Fionie pour les boeufs. Il y a similitude évidente entre ces trois instruments de dressage ou de direction. Les chevêtres sont des moyens simples et primitifs qui, perfectionnés, sont devenus le Caveçon. M. A. L. des Ormeaux déclare qu'ils rentrent dans

1. Faute de Cerf, les Sardes actuels utilisent l'os et le bois, comme j'ai pu le voir moi-même en visitant leur ile,

la grande famille des inventions primitives et qu'on peut compter cet appareil parmi les premières manifestations de l'industrie humaine, au même titre que les silex taillés ou les grains de collier.

Mais cet auteur avoue immédiatement que la dimension des bâtons de notre âge du Renne excède souvent et de beaucoup les os des chevêtres du Musée du Trocadéro, et qu'il faudrait voir si les plus grands Rennes des primitifs des régions boréales n'ont pas de chevêtres plus volumineux.

Ni M. Pigorini, ni M. des Ormeaux n'ont remarqué que nos innombrables bâtons troués préhistoriques n'ont jamais ces traces d'usure qu'on trouve sur les chevêtres sardes ou lapons. Et cela permet, tout d'abord, de douter fortement de l'emploi qu'ils préconisent.

Quoi qu'il en soit, l'hypothèse de Pigorini était séduisante; elle eut la bonne fortune de convenir à M. Piette qui se montrait favorable, d'autre part, à la domestication du Renne ou des Chevaux quaternaires.

Pour lui, l'homme des cavernes n'a pas été nomade, ainsi qu'on l'a dit et répété. « S'il est vrai qu'il ait été sédentaire, il a fallu qu'il ait eu des ressources permanentes à la portée de son habitation; ces ressources, il n'a pu les trouver que dans la culture ou l'élevage des troupeaux... Rien ne prouve qu'il ait eu des notions de culture. Il faut nécessairement qu'il ait formé et entretenu, dans ses cantonnements, des troupeaux domestiqués ou au moins semi-domestiqués dont la chair faisait sa nourriture habituelle1. »

M. Piette développe sa thèse dans le Mémoire dont je viens de citer un passage. Voici quels sont ses arguments, ethnographiques et très précis :

<< J'ai recueilli au Mas-d'Azil et à Arudy de nombreuses gravures sur lesquelles sont dessinées des têtes de Chevaux garnies de la chevêtre. Or, la chevêtre, que le mors a rem

1. P. 278 de l'ouvrage de M. A. BERTRAND, La Gaule avant les Gaulois, Paris, 1891, appendice par M. PIETTE, Notions nouvelles sur l'âge du renne.

placée à l'époque gauloise, a été l'instrument le plus puissant de la domestication et de l'assujettissement du Cheval. La plupart des morceaux de bois de renne, ornements connus sous le nom de bâtons de commandement, ne sont que des parties rigides de chevêtres.

<< J'ai aussi rencontré, dans l'assise élaphienne' de Gour.

Fig. 4. Cheval gravé sur os, Laugerie-basse, Tayac (Dordogne).

dan, un os sur lequel est représenté un Boeuf ceint d'une sangle, et dans celle du Mas-d'Azil une gravure de Renne ayant un collier. Parmi les œuvres d'art que M. de Vibraye a trouvés à Laugerie-Basse, il en est de non moins démonstratives, notamment des gravures figurant un Renne avec un licol, une tête de Cheval garnie de la chevêtre et un Boeuf ayant sur le dos une sorte de couverture. La réalité de la domesticité de ces trois espèces d'animaux à l'époque du Renne ne peut donc plus être mise en doute (p. 284). »

M. Piette publie avec ce texte plusieurs figures choisies

1. Riche en os de Cervus elaphus; de là le nom adopté par le savant auteur dans sa classification préhistorique.

parmi celles qui justifient sa manière de voir, c'est-à-dire quatre têtes d'équidés « bridées par la chevêtre ».

Je connais depuis trente ans de telles figures. En 1874, au Congrès archéologique d'Agen, M. l'abbé Landesque présenta une série de silex taillés et d'ossements travaillés. Je remarquai une pièce tout à fait exceptionnelle que je m'empressai de photographier, de mouler et de publier dans ma Revue Matériaux, p. 276. C'est un fragment d'omoplate gravée des deux côtés. Sur une face est une femme nue que l'on pourrait croire enceinte, fort velue, parée de bracelets et d'un collier. Les jambes d'un Renne, dont le corps nous manque, croisent les siennes et les recouvrent. Sur l'autre face, on voit l'avant-corps d'un Cheval. En publiant cette figure, j'insistai sur « les traits géométriques et fort étonnants de la tête » (fig. 4). Ces traits qui font suite à la bouche sont le prétendu chevêtre.

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Os gravé à contours découpés, grotte de Brassempouy (Landes).
Tête de cheval stylisée.

Cette pièce devint rapidement célèbre, et M. Piette en fit l'acquisition à un prix très élevé1.

Sept ans plus tard, M. Dubalen, de Mont-de-Marsan, sur les indications de M. Piette, m'envoya une note sur les abris

1. M. Piette a donné, de son vivant, toutes ses collections, trésor inestimable, au Musée national de Saint-Germain-en-Laye, où elles seront bientôt dignement exposées.

sous roche de Brassem pouy qui lui avaient livré des objets fort intéressants. Je fis passer cette note, en l'illustrant de quelques bonnes figures, dans les Matériaux, 1881, p. 284. J'avais surtout remarqué une plaquette d'os avec un trou de suspension, une amulette sans doute, faite avec l'oreille d'un poisson énorme. L'os avait été découpé et gravé. Il représentait ainsi une tête de Cheval, mais qu'on avait garnie d'encoches, évidemment ornementales, tout en respectant les lignes vraies des saillies et des creux. et même ces lignes naturelles étaient comme le cadre du décor (fig. 5).

Dans les Matériaux, j'ai rarement ajouté mes observations aux notes et mémoires inédits. Je réservais mes critiques pour les comptes rendus bibliographiques. Je me contentai de mettre une note au texte de M. Dubalen pour rectifier un point capital, les silex étant solutréens et non pas néolithiques, ainsi que le croyait ce naturaliste. Je gardai le silence sur la tête si curieusement sculptée.

M. Piette, au cours de ses patientes recherches dans la grotte du Mas-d'Azil, fit une de ses plus admirables trouvailles un bois de renne sculpté à la fois en relief et en ronde-bosse, et figurant plusieurs têtes d'animaux. L'une d'elles était un écorché, avec les yeux mi-clos et les dents. saillantes, d'une fidélité étonnante dans les détails1 (fig. 6).

Ce sont ces dents si bien figurées qui m'expliquèrent les singulières additions remarquées en premier lieu sur la tête de Cheval de Laugerie basse. Le rapprochement s'imposait. Donc les artistes de l'àge du Renne avait eu l'originalité de faire de la dentition un motif de décor.

Si ce fait curieux avait eu besoin d'une confirmation, elle serait fournie par la tête d'équidé sculptée en ronde-bosse que le général de Larclause exhuma de la station aujourd'hui classique de Ramoundenc, à Chancelade (Dordogne), et dont voici un dessin en grandeur double de l'original (fig. 7). Le ciseleur connaissait son anatomie. Il a marqué dans sa

1. M. Piette eut la très grande amabilité de me laisser publier cette pièce dans mon livre La France préhistorique, 1889.

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