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ressembler à l'homme primitif, autant dire à l'homme des bois, cela ne constitue pas un caractère ni un idéal.

Mais l'idéal ne se rencontre point facilement; les hommes croient le voir en des manifestations diverses et souvent opposées entre elles :

<< C'est cette illusion, pardonnable d'ailleurs, qui fait confondre l'idéal avec les idéaux, et qui, si l'on avait vécu dans la semaine de la création, aurait créé ou bien uniquement des anges, ou uniquement des Eves, ou rien que des Adams. Mais de même que, s'il y a un seul esprit poétique, il y a des formes très variées dans lesquelles il peut s'incorporer: la comédie, la tragédie, l'ode et la frèle épigramme au corps d'abeille; ainsi la même génialité morale peut se faire homme ici avec Socrate, là avec Luther, ici avec Phocion, là avec saint Jean. Comme rien de fini ne peut reproduire l'idéalité infinie, mais qu'il peut seulement le répercuter par parties et d'une façon limitée, de pareilles parties pourront être infiniment variées ni la goutte de rosée, ni le miroir, ni la mer ne reproduisent le soleil dans sa grandeur; mais tous nous renvoient son image comme un objet rond et lumineux. »

Où chercherons-nous cet idéal unique et supérieur, qui doit être le but de l'éducation et le point de mire de tous nos efforts? Jean-Paul commence par déclarer qu'il ne faut pas le demander au moment présent, ni même au siècle dans lequel nous vivons. « Il faut, avant tout, savoir se mettre au-dessus de l'esprit du temps. On ne doit pas élever l'enfant pour l'époque actuelle; celle-ci se charge bien assez de son éducation sous ce rapport, et elle le fait sans trève ni merci, par les moyens les plus violents. C'est en vue de l'avenir que nous formerons l'enfant, et non pas même en vue d'un avenir prochain. »

Et cette idée est rendue par notre auteur d'une façon aussi originale que saisissante, dans un parallèle entre ce qu'il appelle « l'esprit du temps » et « l'esprit de l'éternité. » << Ce que nous appelons l'esprit du temps, nos anciens l'appelaient le cours du monde, les derniers temps, les signes

précurseurs du Jugement dernier, le règne du diable, de l'Antéchrist. Ce ne sont là que des noms sans valeur. Aucun àge d'or ou d'innocence ne s'est appelé lui-même ainsi, mais il se bornait à attendre un age d'or; et un âge de plomb. attendait un âge d'arsenic c'est le passé seul qui brille après coup, de même que parfois les navires en mer laissent derrière eux un sillage lumineux...

« Chacun regarde sa vie comme la nuit de la SaintSylvestre du temps, et, en même temps, ainsi que fait le superstitieux, il regarde ses rèves de cette nuit-là, rèves composés de souvenirs, - comme des prophéties pour toute la nouvelle année. Et ce qui arrive toujours après cela, ce n'est pas le bien ou le mal qu'on a prophétisé, ou leur contraire, mais tout autre chose, qui, comme la mer absorbe les fleuves, reçoit et absorbe dans le tourbillon de ses flots toutes les prédictions et leurs objets. »

C'est en vain que l'homme cherche à prédire le temps qu'il fera; comment pourrait-il prévoir ce qui se passera dans le monde moral? Mais il lui est permis de juger le présent, grâce aux leçons du passé :

<< Plus la terre devient vieille et plus, en qualité de vieille, elle peut prophétiser; et, en effet, elle prophétise. Des profondeurs du passé un esprit nous parle, une vieille langue se fait entendre à nous, que nous ne comprendrions pas, si elle n'était pas innée en nous. C'est l'esprit de l'éternité qui juge et domine tout esprit du temps. Et que dit-il de notre temps? Des choses fort dures. Il dit que le temps présent produit plus facilement un grand peuple qu'un grand homme, parce que la civilisation et la force compriment les hommes comme feraient pour des gouttes de vapeur d'énormes machines dirigées par un esprit unique, au point que la guerre elle-même n'est plus maintenant qu'un jeu guerrier entre deux êtres vivants...

L'esprit de l'éternité, qui juge le cœur et le monde, prononce un jugement sévère et déclare que ce qui manque à nos contemporains, enthousiastes des sens et adorateurs fanatiques des passions, c'est l'esprit saint d'un monde supé

rieur. Les ruines de son temple s'enfoncent toujours plus profondément dans la terre actuelle. On croit que la prière attire les feux follets de l'illusion. L'intelligence et la foi de ce qui est en dehors de ce monde, qui jadis poussaient leurs racines au milieu des temps les plus immondes, ne portent plus de fruits maintenant qu'elles se développent dans un air pur. S'il y avait jadis de la religion dans la guerre, il n'y a même plus maintenant de guerre dans la religion; le monde est devenu pour nous un édifice, l'éther n'est plus qu'un gaz, Dieu une force, et l'autre monde un cercueil.

« Enfin, l'esprit de l'éternité nous reproche encore notre impudeur », et, sous ce nom, Jean-Paul comprend toutes les doctrines ou les tendances qui justifient la violence de nos passions et admettent la légitimité de leur suprématie. Pour lui, la vie passionnelle est un état de maladie, particulier à notre siècle, contre lequel l'éducateur doit prémunir son élève.

Là encore, il devra, pour réagir, chercher son point d'appui dans l'idéal et, tout d'abord, éviter tout ce qui ressemble à la compression, à la destruction d'une force :

Ce doit être toujours une loi pour nous, puisque toute force est sacrée, de n'en affaiblir aucune en elle-même, mais de se borner à susciter celle qui lui est opposée et grâce à laquelle elle pourra s'agencer harmonieusement dans l'ensemble. C'est ainsi, par exemple, qu'une âme aimante dont la douceur va jusqu'à la mollesse ne doit absolument pas ètre endurcie; mais il faut se borner à renforcer en elle le pouvoir de l'honneur et de la lucidité; ainsi encore le caractère hardi ne doit pas être rendu craintif, mais seulement formé à l'amour et à la prudence. »

D'ailleurs, il y aura toujours des différences : « C'est comme dans la gamme musicale; si l'on prend un morceau composé en do pour le transposer en ré, on lui ôterait beaucoup de son caractère, mais pas autant qu'un éducateur qui transposerait en un seul et même ton toutes les natures d'enfant écrites en des tons si différents. >>

Mais quel sera l'idéal qui, toujours présent aux yeux de notre esprit, nous permettra, malgré la diversité des caractères et des tempéraments, d'avoir une ligne de conduite. uniforme, toujours droite et nettement tracée? Contrairement à Rousseau et à la plupart de ses contemporains, JeanPaul est d'avis que seul le sentiment religieux peut nous révéler cet idéal. Non pas, a priori, une religion positive, mais la croyance inébranlable en un Dieu juste et bon et à la vie future. Les religions peuvent s'éclipser ou même s'éteindre; le sentiment religieux, lui, est immortel, et se retrouve même chez les adversaires et les contempteurs de la foi, chez ceux qui, en apparence, cherchent à supprimer en nous toute pensée supra-terrestre. Les philosophes du dix-huitième siècle et les excès même de la Révolution française servent d'arguments à notre auteur pour corroborer celte assertion. Les prétendus sceptiques, les indifférents, les impies, par l'ardeur avec laquelle ils combattent ce qu'ils croient ou disent être l'erreur, prouvent clairement qu'ils aiment ou affectent d'aimer la vérité. Or, aimer la vérité, c'est déjà la chercher, c'est se tourner vers l'idéal, et il ne peut y avoir d'idéal qu'en Dieu, puisque tout le reste est réel et tombe sous les sens.

Jean-Paul ne songeait point au positivisme, dont le nom n'existait pas encore; mais la chose existait, elle est vieille comme le monde, et il aurait certainement classé les positivistes parmi les sceptiques ou les indifférents.

Donc, pas d'éducation sans idéal, pas d'idéal sans le sentiment religieux. Et ici l'auteur esquisse en quelques lignes, éloquentes autant que précises, le but que doit poursuivre l'éducateur:

«Contre l'avenir qui menace, contre les attaques du présent, il faut donner à l'enfant un triple contrepoids et une triple armure: il faut mettre tous ses soins à prévenir l'affaiblissement de la volonté, de l'amour et de la religion. » Contre ceux qui prétendent que l'homme est né pour vivre sous l'empire de ses passions, pour succomber à toutes les attaques du dehors et sombrer sous les vagues furieuses des

:

événements, il faut affirmer que l'homme n'est un individu que par sa volonté, le corps ne lui appartenant absolument pas; qu'il n'a de raison d'être qu'en appliquant sa volonté à rayonner autour d'elle par l'amour, dont une des plus belles manifestations est le courage et le sacrifice; et qu'enfin il ne peut vouloir et aimer, c'est-à-dire vivre, qu'en union avec un principe supérieur qui est Dieu, et dont il reçoit la force comme il en a reçu la vie Toutes ces grandes idées, exprimées dans un certain désordre et en termes parfois bizarres, sont admirablement résumées en trois lignes :

«En face des tempêtes que soulèvent les passions, la volonté stoïque ne suffit pas; il faut que les enfants, filles ou garçons, apprennent qu'il y a quelque chose de plus haut et de plus fort que les vagues de la mer : c'est le Christ qui les apaise. >>

Et ici Jean-Paul en vient à toucher une question très importante alors, et qui, exactement un siècle après la publication de son livre, est encore d'une actualité brûlante la question des rapports entre la religion et l'Etat.

<< La religion n'est plus aujourd'hui une déesse nationale; ce n'est plus qu'une divinité du foyer..... Mais maintenant. que les cloches de nos églises n'ont plus qu'un son faible et sourd qui n'arrive pas à dominer le bruit du marché pour amener la foule au temple, c'est à nous de travailler, avec plus de zèle que jamais, à doter nos enfants d'une maison de prière dans leur cœur même, à leur faire joindre les mains avec humilité devant le monde invisible auquel nous croyons. >>

L'auteur ne veut point que l'on confonde la morale avec la religion, et il admet que, de son temps, beaucoup de bons esprits les ont avec raison séparées. Son opinion personnelle est, à coup sûr, que la plus haute morale se trouve dans la religion bien comprise et consciencieusement pratiquée « Tout ce qui est divin se confond nécessairement avec ce qu'il y a de plus élevé dans la morale aussi bien que dans l'art et dans la science »; mais il se métie de la religiosité vague dont se contentent bien des gens, du quiétisme sur

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