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sociales, ne deviendrait-il pas lui-même entre les mains de Dieu l'instrument principal et forcé des grandes transformations qui se préparent?

La puissance d'ailleurs de ce colosse est soumise, sous le rapport même de la force matérielle, à des lois dont les résultats peuvent être facilement calculés.

Toutes les fois qu'un conquérant posa le pied sur les bords de la Baltique, le courant du Dniéper ne manqua jamais de l'entraîner violemment vers le Midi, et le jeta sur les murs de Constantinople, ou l'engloutit avant qu'il pût y arriver. Tel a été le sort des Varegues; telle a été la direction des conquêtes lithuaniennes ; tel est enfin le chemin que prend aujourd'hui le colosse du Nord. Kiow a toujours été le point d'appui pour toute nouvelle conquête, et l'écueil le plus dangereux pour chaque envahisseur. Les Normands et les Russiens pillèrent les faubourgs de Constantinople, et bientôt après ils ne laissèrent après eux que le souvenir de leur nom. Les descendans de Giedymin les ont repoussés jusqu'en Crimée, et leur nationalité s'est trouvée engloutie dans celle des pays slaves. Le Czar de Moscovie pourra-t-il mieux réussir ? Pourrait-il s'emparer de Constantinople sans changer la nature de son empire?

Pierre-le-Grand, le véritable fondateur de cette monarchie administrative et militaire, a, par instinct propre à tous les grands génies, fixé sa capitale juste au point de ses états d'où devait nécessairement partir la direction de ses desseins politiques. L'esprit d'envahissement inné dans l'empire russe l'a constamment et fatalement poussé hors de ses limites. Cent ans de véritable existence à peine écoulés, l'empire russe écrasait déjà la Pologne, pesait déjà de toutes ses forces à l'autre bout de l'Europe. Il commence enfin à succomber sous son propre poids, et il lui faut pour se soutenir trouver un second point d'appui pour son agrandissement ultérieur. Kiow seul lui offre les avantages qu'il recherche, et, tôt ou tard, ou il faut que cette ville devienne le point central de l'empire; et dans ce cas, l'empire éprouvera une secousse des plus violentes dans tout son organisme; ou bien l'empire sera partagé en deux, et ne trouvera dans ce partage que l'épuisement et l'impuissance.

Dans un pays où le trône est à lui seul toute la force, toute la vie politique, où la hiérarchie gouvernementale compose toute la nation, où la généralité des habitans n'est qu'une masse inerte, dans ce pays la capitale est le centre et le foyer de tous les intérêts. Impossible de la changer sans attaquer essentiellement tout le corps politique, sans blesser à mort cette aristocratie qui vit du trône et lui rend la vie qu'il en reçoit. Si donc l'autocrate n'a pas le courage et la force de transférer sa capitale sous un ciel plus favorable et dans un centre d'élémens d'action plus nombreux; si, guidé par ses projets de conquêtes, il s'avise, au contraire, de détacher de l'ancienne capitale les provinces auxquelles l'avidité des habitans de Pétersbourg a donné le nom de provinces argentines pour les rallier à la seconde capitale de sa création : son sort, ou plutôt celui de son empire, est écrit dans celui qu'à subi

l'empire romain lorsqu'il fut divisé en deux parts, avec cette différence toutefois, que si l'ancien empire d'Orient a eu quelques siècles de durée, le nouvel empire de Kiow pourrait à grande peine exister quelques années. Complez les jours écoulés depuis la fondation de Saint-Pétersbourg jusqu'à nous; comptez les siècles que vécut l'empire romain jusqu'à la fondation de Constantinople: c'est la base de proportion sur laquelle doit s'élever, vivre et mourir l'état politique dont Kiow sera la capitale. Toute végétation est précoce sous le pôle; les empires y naissent aussi comme par enchantement. Mais une loi de la nature veut que la décadence et la ruine soient rapides, juste dans la proportion de la naissance et de l'accroissement.

LES TERRES RUSSIENNES

CONSIDÉRÉES

DANS LEURS RAPPORTS AVEC LA RUSSIE ET LA POLOGNE (2),

(1)

§ Ier

Il doit y avoir dans les annales de l'humanité un rapport puissant et véritablement inévitable entre le passé le plus éloigné, le présent et l'avenir, quand les rêveurs les plus audacieux de réformes sociales et les envahisseurs les plus hardis n'osent point fouler aux pieds les données de l'histoire, mais cherchent au contraire dans elles des témoignages qui leur soient favorables. La politique des souverains montre quelquefois à ce sujet une faiblesse particulière: il a suffi à Catherine II de tracer une ligne noire sur la carte de la malheureuse Pologne, pour partager, pour déchirer tant de familles, tant de cœurs; et cependant Catherine elle-même, ses devanciers et ses successeurs ont tous cherché tantôt des prétextes, tantôt des justifications pour ces brigandages, dans les souvenirs historiques, dans les souvenirs de l'unité des peuples et du pays. Ce n'est pas sans dessein que Pierre-le-Grand s'est fait décerner le titre de Père de la patrie et d'empereur de toutes les Russies; ce n'est pas sans arrière-pensée que Nicolas appelait réincorporées les provinces arrachées à la Pologne. La flatterie sert

(1) On désigne sous ce nom les provinces suivantes de la Pologne: la Russie-Blanche, la Russie-Noire, la Russie-Rouge, la Volhynie, la Podolie et l'Ukraine.

(2) Extrait d'auteurs Polonais.

bien les desseins ambitieux et les caprices du monarque : il s'est trouvé des écrivains qui, dans leur mauvaise foi, se sont efforcés de falsifier les témoignages historiques; d'autres, trop confians dans ces témoignages, ont suivi leur exemple, et ceux sur qui pesait la servitude ont été forcés de garder le silence. De là, se sont élevées, particulièrement à l'étranger, des opinions fausses qui influençaient les hommes les plus impartiaux. Quels sont, s'est-on demandé, les droits de la Pologne à la possession de terres qui depuis des siècles étaient russes? Et la réponse devient d'autant plus difficile, que ceux qui n'ont point de grandes connaissances historiques, ignorent en outre la langue qui leur serait nécessaire. En effet, cette incertitude se réduit presque à une simple question étymologique, à une démonstration claire de la source et de la différence des mots Russie (Terres-Russiennes) et Russie (Moscovie). Plus de soixante ans de malheurs, qui ont pesé sur les différentes parties de la Pologne, ont fait qu'à l'étranger un seul nom a été employé pour deux choses tout-à-fait différentes, et le Czar ne peut que s'applaudir de la parfaite identité des noms de ces deux pays, entièrement distincts par leur position, la langue, les mœurs et le caractère de ses habitans.

Pour démontrer la différence entre le Russien ou l'habitant des Terres-Russiennes, et le Russe ou Moscovite, il faut remonter à la source de ces deux noms, qui tous deux ont une même origine. La vaste partie de l'Europe, située entre la Baltique et la mer Noire, depuis l'Oder et l'Adriatique jusqu'à la Néva et les environs de la source des rivières Oka et Volga, fut occupée, de temps immémorial, par la race slave. Cependant les bords de la Baltique, depuis la Vistule jusqu'au golfe de Finlande, étaient habités par deux familles de peuples d'une origine différente, parmi lesquels se dislinguerent plus tard les Lithuaniens. Les bords de la mer Noire, aux environs de l'embouchure du Dniéper, exposés à de fréquens envahissemens, avaient encore d'autres habitans. Le sol, le climat influent à la longue puissamment sur l'homme. En mettant de côté d'autres raisons, il faut admettre que les Slaves, disséminés par peuplades sur ce vaste territoire, différaient plus ou moins entre eux dans le langage, le caractère et les mœurs. L'histoire nous apprend du moins les noms de ces diverses familles de la race slave. Ainsi, dans les contrées qui nous intéressent particulièrement, habitaient, auprès de la Dwina, où est aujourd'hui la ville de Polock, les Polociens; entre la Dwina et le Dniéper, auprès de Smolensk, les Krivitches; auprès de la Pripec, les Drégovitches; sur la rive gauche du Dniéper, les Radimitches, les Sévériens; entre le Dniéper, la Pripec et le Dniéster, les Drevliens, les Polaniens de Kiow, les Doulèbes, les Volhyniens, etc.; auprès des monts Karpathes, aux environs de la rivière San, les Chrobates, dont le pays, qui s'étendait vers l'Orient, prenait le nom de CrobatieRouge, Il y avait encore une foule d'autres nations, et même de villes slaves, dont nous parlerons. Il est difficile de préciser dans quel état social se trouvaient ces nations avant le ixe siècle : quelques historiens postérieurs, guidés par leur imagination plus que

par des documens certains, ont voulu voir une forme de gouvernement républicain chez ces peuples où l'on ne pourrait admettre que la puissance patriarcale; car ce n'est qu'à une époque bien postérieure que l'on trouve dans l'histoire de ces contrées des traces d'un gouvernement quelconque. Quoi qu'il en soit, le slavisme, avec sa langue, son caractère général, particulier, ineffaçable jusqu'à ce jour, sera considéré par nous comme une toile sur laquelle les événemens postérieurs ont jeté diverses couleurs et ont dessiné de nouveaux groupes du grand tableau que la société étale aujourd'hui à nos regards.

Dans ce coup d'œil rapide jeté sur la formation d'nne partie de cette société européenne, nos yeux, autant que possible, ne s'écarteront pas des lieux en rapport avec la question qui nous occupe.

Au IXe siècle, se formaient dans diverses contrées du slavisme, des germes plus ou moins distincts des états futurs; mais il nous importe spécialement de fixer notre attention sur deux points. Au̟près de la Vistule, nous voyons se former une fédération composée de plusieurs peuples Léchites, parmi lesquels les Polaniens ou Polonais, aux environs du lac Goplo, avaient déjà une certaine forme de monarchie. Auprès de la Néva s'élève, sur le lac Ilmen, la ville du Grand-Nowogrod. Les Nowogrodiens, au milieu de peuples sortant de la même souche, ne portaient pas d'autre nom que celui de Slaves, et leur gouvernement n'était, pour ainsi dire qu'une vaste commune. Bientôt survinrent, dans le slavisme et dans le reste de l'Europe, des événemens graves; les peuples scandinaves, appelés Normands à l'occident et Varègues au nord, prirent les armes, et leurs canots commencèrent à paraître sur les bords orientaux de la Baltique. La ville de Nowogrod, exposée aux envahissemens de ces pirates aventuriers, se défendit long-temps; mais, voyant qu'une plus longue résistance devenait impossible, elle s'allia avec eux, et reçut pour gouverneurs et défenseurs les chefs de ces mêmes pirates.

Ce fut au moment où Ziemowit, fils de Piast, prenait la puissance royale en Léchie (860), que Rurik entrait à Nowogrod (862) avec ses frères et ses guerriers. Ces étrangers Varègues étaient encore connus sous le nom de Russiens, soit que ce nom fût leur nom national, soit qu'il leur vînt de quelque contrée qu'ils avaient primitivement habitée.

D'un côté du slavisme, les Polonais, les Bohémiens et les Hongrois étendaient leur domination; de l'autre, se dispersaient en conquérans les Varègues-Russiens. Les nations non slaves, situées sur les bords de la Baltique et connues sous le nom général d'Aestiens, avaient aussi été visitées par des étrangers d'outre-mer; mais ces peuples, pauvres, vivant dans les forêts, au milieu des marais, ne pouvaient payer que de faibles tributs; aussi les compagnons et les successeurs de Rurik se tournaient plus volontiers vers le midi, en laissant suivre à leurs barques le courant du Dniéper. Ils se rendirent ainsi maîtres de Kiow, dont ils firent leur capitale; ils conquirent Chasares, et, s'embarquant sur la mer Noire,

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