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LETTRE DU PRINCE CZARTORISKI AU MINISTRE MA

TUSZEWIC (Père.)

J'ai lu, écrivait le prince le 10 juin 1812, cher et digne ami, la lettre que vous avez écrite à mes parens, avec l'article qui › m'était adressé. Ce que nous avons éprouvé à cette lecture est impossible à rendre. Le but de nos vœux, de nos espérances, de nos rêves et de nos efforts, que chacun selon ses moyens a dirigé de la place que le sort lui avait assigné, va donc être atteint. La Pologne va renaître de ses cendres. Elle a l'espoir certain de ravoir toutes ses parties déchirées. Au milieu de la joie que ces grandes nouvelles font éprouver à ceux qui en sont instruits, moi seul je suis condamné à mêler des regrets personnels à l'aspect et à l'espoir de la prospérité de ma patrie. Mes parens pourront se rendre immédiatement à Varsovie, pour assister à l'acte mémorable qui doit recommencer l'existence de la Pologne ; je suis condamné à ne pas y paraître, à me refuser à la voix de l'amitié, à celle de tant de motifs et de devoirs qui m'appellent. Comme par l'intérêt que vous me portez, vous insistez fortement sur mon arrivée, je vous dois compte des motifs qui me déterminent à ne pas quitter pour le moment ma retraite: vous savez mieux que personne quels événemens m'ont porté en Russie, et par quelle suite de circonstances j'y fus placé dans le ministère. L'empereur Alexandre, depuis le moment où je l'approchai pour la première fois, il y a dix-sept ans, n'a cessé de me combler des preuves d'une bienveillance et même d'une amitié que les souverains accordent rarement aux particuliers. Sans manquer à mon devoir envers ce prince, j'espérais, en prenant part aux affaires, pouvoir être utile aux provinces polonaises de la domination russe, et par contrecoup à celles qui tombèrent en partage aux autres puissances. Vous vous rappelez que mes espérances ne furent pas vaines; et la permission accordée aux Polonais de rester sujets mixtes, la délivrance de plusieurs prisonniers de marque, retenus depuis notre révolution, l'établissement d'une éducation nationale dans nos provinces, en font surtout foi.

Des espérances plus flatteuses m'occupèrent bientôt. Je crus voir la possibilité de réunir la gloire de l'empereur Alexandre, auquel je devais attachement et reconnaissance, avec la renaissance et le bonheur de ma patrie. A cette époque, tout espoir semblait être détruit depuis long-temps pour la Pologne, et sa cause paraissait même entièrement oubliée par la France. J'imaginais de la ranimer dans le cabinet qui lui avaît été le plus hostile. Je proposais

à l'empereur de Russie de faire du rétablissement de la Pologne un des pivots de sa politique, et de profiter de la guerre qui s'allumait pour y procéder. Devenir un royaume séparé, régi constitutionnellement par le souverain de la Russie, était dans ce moment le sort le plus heureux auquel nous pouvions prétendre. Les résultats ayant entièrement trompé mon attente, et les affaires en Europe s'étant embrouillées de plus en plus, je prévis que les deux intérêts, les deux devoirs, qui devaient alors me tenir le plus à cœur, pourraient incessamment, non seulement ne plus se concilier, mais même devenir entièrement opposés. Je donnai donc ma démission du ministère, que j'obtins non sans peine. Depuis lors, mon service en Russie, que ma position, mes rapports, et la volonté positive de l'empereur ne me permettaient pas de quiter, n'eut pour but que de défendre les priviléges accordés en Russie aux provinces polonaises, de préserver les individus des vexations auxquelles ils étaient exposées et de ne pas perdre de vue les intérêts de mon pays dans telle tournure que les affaires politiques pouvaient prendre. Cette attention me paraissait un devoir sacré au poste où ma destinée m'avait placé, tandis que, non seulement l'avenir restait caché, mais que les espérances de la Pologne semblaient se perdre souvent dans les vastes plans qui occupaient le grand homme du siècle.

› Vous n'ignorez pas que depuis quatre ans j'ai cherché à m'éloigner de la Russie, où je n'étais retenu que par mes obligations personnelles envers l'empereur. Je passais la plus grande partie de ce temps en semestre au sein de ma famille. Je sollicitai mon congé sans pouvoir l'obtenir; mais j'obtins la permission de continuer mon séjour dans l'étranger, et je le prolongeais pour ne pas prendre part même indirectement à rien qui pût être contraire aux intérêts et aux espérances de ma patrie.

> En attendant, l'empereur Alexandre ne cessait de me donner des preuves de confiance, de bonté et d'amitié; la durée de mes absences ne faisait pas varier ses sentimens favorables, la condescendance, si rare dans les gouvernans, avec laquelle il me permettait de prolonger mon absence, tandis qu'il aurait pu insister sur mon retour, et me mettre dans la plus cruelle position, augmentait de beaucoup et mes obligations et ma reconnaissance.

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Aujourd'hui une scène nouvelle commence, le glaive de la destruction est suspendu sur l'empereur de la Russie. La Pologne renaît au début de cette lutte mémorable. Je vous demande, mon digne ami, serait-il conforme à l'honneur, auquel on ne manque jamais impunément, à la loyauté, aux convenances les plus respectées, de me mettre un des premiers en avant, contre un souverin que je sers encore, et qui a épuisé envers moi tous les procédés de l'amitié et de la délicatesse? Je m'exposerais par là à des peines infamantes, et qui plus est, la tache du déshonneur et de Î'ingratitude, qui souillerait mon caractère jusqu'ici intact, ne pourrait jamais être lavé, même par les sentimens de patriotisme qui motiveraient ma démarche. Un militaire pourrait-il déserter dans ma position? et ne devrait-il auparavant demander son

congé, et détacher les liens que l'honneur consacre avant que de les croire rompus? Mon service ne m'impose-t-il pas les mêmes devoirs, surtout les mêmes égards, et mes rapports individuels ne les rendent-ils pas plus obligatoires?

> Soit que j'aie tort ou raison dans cette circonstance, les motifs de ma conduite ne peuvent pas être douteux, et doivent être reconnus pour honorables. J'ai fait mes preuves de désintéressement et d'attachement inébranlable à mon pays et à ma nation. Comment mes vœux ne seraient-ils pas pour cette cause sacrée, à laquelle mon père, mon frère, toute ma famille, tant d'amis vont concourir, et de laquelle leur bonheur commun et celui de ma patrie dépend. Comment n'éprouverais-je pas le tourment le plus douloureux, de ne pouvoir dès à présent lui dévouer ma vie, et ne serais-je pas pénétré de reconnaissance pour celui qui rendra à la Pologne une existence heureuse et brillante? Jamais aucune ombre de duplicité n'a taché mon caractère. Est-ce l'ambition de figurer en Russie qui m'influencerait? Mais si j'étais capable de sacrifier à cette ambition des intérêts et des devoirs aussi durs, loin de m'éloigner de Pétersbourg, j'y serais resté. Si les destinées de ma patrie étaient encore incertaines, si, pour la sauver, il fallait sacrifier les considérations les plus respectables, je ne devrais pas balancer, ou du moins je pourrais présenter une excuse et à moimême et à ceux qui me jugeront. Mais qui peut douter des résultats de cette lutte? Qui serait assez privé de bon sens pour ne pas voir que toutes les probabilités possibles promettent la victoire au génie de la victoire? Tous les malheurs menacent au contraire Alexandre. Serait-il noble d'ajouter, par une précipitation aussi peu loyale à tant de désastres imminens, l'amertume que lui causerait l'ingratitude inexcusable de la part de celui qui lui devait une reconnaissance toute particulière? Ma personne de plus ou de moins dans ce moment ne saurait très certainement influer en rien sur les chances qui s'ouvrent pour la Pologne, ni faire tomber un seul grain dans la balance, où l'avenir des nations est déjà résolu, et pesé par une main aussi habile que puissante.

D

Ne pouvant donc, à présent, ní avoir ni prétexter la conviction d'être nécessaire et utile à ma patrie, dois-je gratuitement me couvrir de blâme et de déshonneur? serait-ce agir par un véritable patriotisme, dont l'honneur est inséparable, et non plutôt écouter des craintes et des considérations tout-à-fait personnelles? Je n'ignore pas ce que je risque dans le cas où ma conduite ne serait pas expliquée selon la justice et la vérité; mais si c'est pour éviter une conduite équivoque et toute possibilité de nuire même involontairement aux intérêts de mon pays que je me suis retiré au sein de ma famille, si ma place naturelle était dans les provinces russes, faut-il que je sois puni parce que, par un motif louable, je me suis trouvé rapproché de la scène des événemens. D'un autre côté, si j'oubliais dans ce moment ce qu'exigent mes obligations envers l'empereur Alexandre, nos compatriotes en Russie s'en ressentiraient immédiatement, et mon procédé deviendrait peut-être le

signal des mesures les plus rigoureuses que ces provinces auraient à craindre,

. Nous nous connaissons depuis trop long-temps, mon digne ami, pour que je croie possible que vous me méjugiez; mais je vous demande plus c'est de rendre justice à la force de mes motifs devant ceux de mes compatriotes qui seraient tentés de me méconnaître. Pour expliquer ma conduite présente, j'en appelle å mes actions et aux témoignages des Polonais qui les ont vues de suite et de près, pendant les dix années qui viennent de s'écouler. Je m'en remettrai avec confiance à la décision de l'empereur Napoléon lui-même, qu'il soit mon juge; il sait d'un coup d'œil saisir tout aussi bien les plus vastes combinaisons dont le sort des nations dépend, que débrouiller les fils délicats qui conduisent un homme d'honneur dans les positions les plus difficiles, J'oserai me flatter que quelque impression qu'on lui ait donné sur mon compte, il me rendrait la justice de croire que, dans tous les momens de ma vie comme dans celui-ci, ma patrie a été et sera toujours le premier de mes vœux, et mon devoir la règle unique de mes actons,

Vous avez besoin de toute votre amitié pour me pardonner d'avoir parlé si long-temps de moi, et de toute votre patience pour lire cette lettre d'un bout à l'autre ; pour me hâter de la finir, je m'abstiens mème de vous exprimer les sentimens invariables que je vous porte, et que je vous ai voués pour la vie. ›

EXTRAIT DE FLASSAN.

• Le traité du 3 mai 1815 annonçait que les Polonais, placés sous ces trois puissances, auraient une administration distincte propre à conserver leur nationalité; mais la forme de cette administration était laissée à la sagesse de chaque puissance qui, sur ce point, pouvait avoir des intentions diverses.

› Ici se présente une grande question qui est de savoir jusqu'à quel point il convient de favoriser la nationalité ou le sentiment patriotique, et les habitudes qui conservent à un peuple son ancien caractère, sans crainte qu'il en résulte un trop vif sentiment d'indépendance. Cette question ne peut être résolue que par le souverain jouissant d'une puissance assez étendue pour comprimer les effets d'une nationalité trop susceptible d'aspirer à une entière liberté; or, la Russie est heureusement dans ce cas à l'égard de la Pologne. Au fond, le peuple polonais a un costume et une langue propres, plutôt que des mœurs particulières, et le patriotisme exclusif et franc qui constitue et distingue les nations. Jusqu'ici, par inquiétude naturelle, la Pologne n'a su ni jouir de sa liberté ni goûter la dépendance, et elle a de la peine à recevoir le bonheur des mains des étrangers, quoiqu'elle en ait plus joui sous leur domination que sous celle de ses Piasts. Il est vraisemblable qu'elle sentira le prix de sa nouvelle situation, qui lui garantit fortune et repos. Puisse le peuple polonais se contenter des concessions qu'il a récemment obtenues, et ne pas former un jour des prétentions plus étendues.

FLASSAN, t. 1. pag. 193, 194.

Congrès de Vienne.

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