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mœurs; mais elle ne peut être regardée comme appartenant à la morale, qu'en tant qu'elle est consacrée et regardée comme étant bonne, sainte, conforme à la sagesse. Dans le christianisme il y a une infinité d'abus contre lesquels les moralistes ne cessent de s'élever; il faut nécessairement les regarder comme immoraux et placés en dehors de la morale. Mais chez les païens il y avait des usages regardés comme bons et légitimes, qui violaient les plus saintes lois. Ainsi Sextus Empyricus rapporte que dans plusieurs contrées de l'Egypte, les femmes pouvaient se prostituer elles-mêmes, non-seulement sans se déshonorer, mais même avec gloire, la prostitution étant regardée comme quelque chose d'honorable et de glorieux. Nous avons déjà dit ce qu'étaient les mœurs des Grecs dans leurs fêtes religieuses. Eusèbe observe que les crimes les plus horribles contre nature ne déshonoraient personne, pas même les sages. Les mêmes vices régnaient chez les Romains, sans exciter plus de réprobation. Saint Paul avait donc raison de citer, pour premier trait dans la peinture qu'il nous fait de l'étonnante corruption des païens, cette abomination énorme et commune, non-seulement parmi le peuple, mais encore parmi les grands et les philosophes. Il ne fallait pas moins qu'une loi divine, fortifiée de l'auto rité de Dieu même et des menaces les plus terribles, pour détruire ces vices affreux, malgré la force d'une coutume invétérée, d'un exemple imposant et d'une philosophie d'autant plus imposante qu'elle était l'organe des passions.

4° De l'influence de la philosophie sur la morale des païens.

XXIV. Il est incontestable que la philosophie eut une très-grande influence sur la morale. Souvent cette influence fut heureuse. Aussi la philosophie a-t-elle reçu de trèsgrands éloges de la part des hommes éclairés. Cicéron dit qu'elle forme le cœur et l'esprit de l'homme, qu'elle déracine les erreurs et les vices, qu'elle est la médecine de l'âme, qu'elle la guérit de toute affection déréglée, que si nous voulons être bons et heureux, elle nous fournira tous les secours dont nous avons besoin pour persévérer dans la vertu et dans la vie heureuse (Tuscul.).

Ces éloges sont grands; à quelques égards ils n'ont rien d'exagéré. Les philosophes de l'antiquité parlèrent de la vertu avec toute la vivacité de l'enthousiasme, comme ils flétrirent hautement le vice et firent connaître les maux dont il est la source. Doit-on pour cela conclure que la philosophie présentait une règle bien sûre de morale? Ce serait une grande illusion de se le persuader. Avant de déduire nos conséquences, exposous d'abord les principaux systèmes de la philosophie relativement à la morale.

Le premier système est celui d'Epicure. Il a eu un très-grand nombre de partisans. I adopta pour principe fondamental cette maxime affreuse, admise par d'autres sectes philosophiques : Qu'il n'y a en soi ni bien ni

mal, ni vice ni vertu. Il ne prétendit pas moins conduire l'homme à la pratique du bien par cette seule règle de conduite : L'homme doit rechercher le bonheur. Or, tout le bonheur de l'homme consiste dans la santé du corps et dans la tranquillité de l'esprit. De cette maxime il tirait pour conséquences, que l'homme doit être ami de la tempérance et de la justice, qu'il doit fair l'ambition, la colère, l'adultère, parce que tout cela est propre à porter atteinte au bonheur. Il recommandait de cultiver l'amitié qui est une source de félicité. Tel est le fameux système d'Epicure, qui a eu une si grande célébrité, et qui ne s'est pas renfermé dans les termes que son auteur voulut lui donner. Car les amis de la bonne chère, des plaisirs les plus vifs, ont reçu le nom d'épicuriens. Les conséquences furent terribles. Les Cyrénaïques prêchèrent les voluptés les plus honteuses ils y trouvaient leur bonheur, que pouvait-on leur dire?

XXV. Les académiciens, les péripaléliciens, les stoïciens passaient pour d'excellents moralistes. Montesquieu exalte beaucoup la sagesse des stoïciens. « De toutes les sectes philosophiques, dit-il, il n'y en a jamais eu dont les principes fussent plus dignes de l'homme et plus propres à former les gens de bien, que ceux des stoïciens, et si je pouvais un moment cesser de penser que je suis chrétien, je ne pourrais m'empêcher de mettre la destruction de la secte de Zénon au nombre des malheurs du genre humain.... >>

Cette école de philosophie avait poussé bien loin les principes de la morale, parce qu'elle l'avait établie sur son véritable principe elle reconnaissait que la Divinité est la base de toute legislation comme de toute morale; que tout autre fondement est illusoire et mensonger. De là, les stoɣciens déduisaient merveilleusement les règles des mœurs et les principes de la perfection. Ce serait cependant une très-grande erreur de se persuader que leurs écoles de philosophie présentaient une morale pure. Nous allons relever quelques-uns de leurs principes, et pour qu'on ne croie pas que nous avons été les puiser dans les livres de quelques disciples obscurs, nous choisirons ceux des maîtres. Platon, Socrate, Aristote, Cicéron, Plutarque passent à juste titre pour les plus grands moralistes du paganisme. Leurs principes sont cependant loin d'être purs. Platon méconnait le droit des gens. Il prétend que tout est permis à l'égard des barbares. 11 dispense les femmes de toute pudeur; il veut qu'elles soient communes et que leurs faveurs servent de récompense à la vertu. Il établit que les femmes à quarante ans et les hommes à quarante-cinq pourront suivre leurs appétits brutaux sans frein et sans règle, et que s'il naît quelques enfants de ce commerce, ils seront mis à mort. (De Republ. lib. v).

Aristote ne blâme pas la morale de Platon : il approuve la vengeance et regarde la douceur comme une faiblesse. Cicéron parle de

la vengeance comme Aristote. Quoiqu'il ait établi de beaux principes de morale, il avoue que la base n'en est pas bien solide. Plutarque approuvait la licence que Lycurgue avait établie à Sparte et l'inhumanité des Spartiates.

L'étendue d'une introduction à un Dictionnaire ne nous permet pas d'étudier en particulier la morale de chacun des sages. Zoroastre, les Bramines, Coufucius, etc., etc., avaient aussi leur principe des mœurs. Nous regrettons de ne pouvoir leur faire. subir un examen particulier. C'est assez d'avoir parlé des plus sages. Nous terminerons cet article par quelques considérations qui feront comprendre l'insuffisance des écoles de philosophie pour fonder la morale.

De l'examen auquel nous venons de nous livrer, il résulte qu'il n'est pas un philosophe ou une secte philosophique qui ne renferme des erreurs, des omissions, des vices considérables. Il n'y en a donc pas une dont les écrits puissent servir de code de morale. Tout ce qu'on pourrait soutenir de plus vraisemblable ou de moins révoltant à ce sujet, c'est qu'il n'y a point de précepté ou de devoir moral prescrit par l'Evangile qui ne puisse se trouver en tout ou en partie dans les écrits de l'un ou de l'autre des philosophes païens. Et quand cela serait, quel avantage le peuple pourrait-il en retirer? Comment la multitude grossière et ignorante pourrait-elle découvrir la règle de ses devoirs au milieu des productions volumineuses de toutes les sectes philosophiques? Quel travail immense, quelle sagacité une pareille recherche n'exigerait-elle pas du plus savant des hommes! Eh bien! supposons qu'on puisse rassembler les préceptes de différents endroits, qu'on en prenne quelques-uns de Solon et de Bias en Grèce, que!ques autres de Cicéron en Italie, et pour rendre l'ouvrage plus complet, allons jusque dans la Chine consulter Confucius, et empruntons en Scythie les lumières du sage Anacharsis: comment toutes ces pièces ramassées pourraient-elles faire un système complet de morale, qui soit reçu de tous les hommes du monde pour être la règle authentique de leur vie et de leurs mœurs? Qui donnerait de l'autorité à un pareil recueil! Reçu aujourd'hui, demain il deviendrait l'objet de la dispute et serait mis en lambeaux.

Les considérations que nous venons de présenter sur l'histoire de la morale du paganisme ont été en partie empruntées à Leland. Nous regrettons de n'avoir pu le suivre dans tous les détails qu'il nous donne sur ce sujet intéressaut; nous conseillons de lire tout son ouvrage, qui se trouve dans les Démonstrations évangéliques, tom. VII. § IV.

De la morale chez les chrétiens. XXVI. La morale de l'Evangile offre à l'esprit une perfection étonnante. « La majesté des Ecritures m'étonne, a dit JeanJacques Rousseau, la sainteté de l'Evangile

parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur pompe; qu'ils sont petils près de celui-là. Se peut-il qu'un livre si simple et si sublime soit l'ouvrage des hommes ?.... » Non, il n'est pas des hommes, car le Fils de Dieu vint sur la terre pour établir le vrai sens de la loi et des prophètes, pour mettre dans un nouveau jour les préceptes de la morale et leur donner toute leur perfection, l'évidence et la force dont ils sont susceptibles, avec une sanction convenable. Il venait instruire les hommes dans la connaissance du vrai Dieu et de la véritable religion. Mais ce n'était là qu'une partie de la doctrine qu'il devait leur enseigner. Pour remplir entièrement l'objet de sa mission à cet égard, il leur donna un système complet de morale qui renfermait tous les devoirs dans leur juste étendue, confirmant et renforçant ses préceptes par une autorité divine, par les motifs les plus puissants et les plus persuasifs et par l'auguste exemple de sa vie. Tout le système moral de l'Evangile est développé dans divers articles de ce Diction

naire. Nous nous abstenons ici d'en donner une notion plus complète.

ARTICLE III.

DES SOURCES DE LA BONNE MORALE.

XXVII. Les principes qui dirigent la morale doivent être l'expression de la volonté divine manifestée d'une manière quelconque, mais indubitable; car, autrement, l'agent ne pourrait jamais parvenir à l'état de sécurité qu'exige sa nature morale. Or, la volonté de Dieu peut s'être manifestée ou dans la constitution de l'homme lui-même, ou par une révélation spéciale faite à quelques hommes et par eux communiquée à leurs semblables. Ces deux modes, énoncés d'une manière aussi générale, sont les seuls admissibles; attendu qu'il est démontré par l'expérience, et qu'il résulte de la liberté que l'Etre suprême n'intime pas ses ordres immédiatement à chaque individu et dans tous les cas où il se trouve dans la nécessité d'agir.

La constitution de l'homme ne nous fournit pas une source suffisante de la saine morale. Comme être physique, l'homme est doué, ainsi que tous les animaux, du double instinct de sa conservation individuelle et de celle de son espèce; comme être moral, il a en partage le sentiment du bonheur, le pouvoir de tendre vers lui, ou la liberté, le sens moral pour l'appréciation des moyens qui y conduisent, et la raison pour la recherche de ces moyens. Il trouve autour de lui, dans la nature physique, de quoi satisfaire son double instinct, mais avec une telle surabondance qu'il travaille bientôt à sa propre destruction et à celle de son espèce, s'il ne cherche à régler ses appétits; et son désir du bonheur, s'il n'est convenablement réglé, le porte naturellement, chose presque incroyable, à ce double désastre. Il est clair que la liberté favorisera cette impulsion si aucune autre direction ne lui est imprimée. Restent le sens moral et la raison: nous avons vu dans la première partie de cette

Introduction leur complète insuffisance; nous ajouterons seulement deux courtes réflexions: la première, c'est que cette voie est impraticable pour la plupart des hommes, que le défaut d'intelligence ou les besoins ordinaires de la vie rendent incapables de méditation; la seconde, c'est que quand bien même les philosophes seraient jamais parvenus, à force de recherches, å dresser un code de morale, ils auraient manqué de l'autorité suffisante pour l'imposer à leurs semblables. Quel est l'homme en effet qui consentirait jamais à enchaîner lui-même sa liberté, s'il n'était persuadé par une voie quelconque qu'il regarde comme sûre, que les préceptes de morale qui lui sont proposés émanent de l'autorité de celui dont il a tout à craindre ou à espérer? Au surplus, comment et sous la présidence de qui pour rait s'effectuer une association centrale de philosophes moralistes ? Quelle pourrait être la règle du choix des préceptes? Qui est-ce qui les expliquerait et en ferait l'application aux cas innombrables, qui, vu la liberté humaine, se présentent sous toutes les formes et se compliquent tous les jours de plus en plus? Il est donc bien évident que tout enseignement naturel de morale pour la direction de la conscience est aussi impossible que l'est l'institution elle-même d'une morale purement philosophique.

Maintenant que nous avons démontré directement la gratuité et l'impossibilité de l'établissement de principes-règles de la conscience par une prétendue induction rationnelle, nous allons jeter un coup d'œil critique sur les principaux systèmes qu'a enfantés l'école rationaliste moderne, pour moraliser sans le secours de la révélation. Tout le monde sait que le père de cette école est Emmanuel Kant, philosophe allemand, qui, après avoir contesté la puissance de la raison spéculative, dans sa Critique de la raison pure, a eu la ridicule prétention d'arriver, au moyen de sa Théorie de la raison pratique, à tous les résultats de la morale commune. Il finit précisément par où il aurait dû commencer, et il commence par où il aurait dû finir s'il eût procédé par analyse. Mais il est évident qu'il a pris pour point de départ et pour guide la synthèse chrétienne, sans s'embarrasser des contradictions sans nembre qui s'offraient sur son passage, dans la direction du but qu'il s'était proposé. C'est en vain qu'il cherche à rentrer dans le monde nouménal, ou des réalités, après avoir consacré l'idéalisme absolu il prétend se considérer sous le rapport fondamental du moi (de lui-même) indépendamment de l'espace et du temps, comme si cette considération n'avait pas nécessairement lieu dans le temps, dont les diverses parties sont intimement liées avec les modifications successives de l'âme, qui ont et commencement et fin, outre qu'elles ont entre elles un ordre qui n'est appréciable que dans le temps. Que d'efforts inutiles ne fait-il pas pour parvenir à la réalité de son âme et de ses opérations? Son imagination malade accouche

enfin de la liberté; il croit être sauvé au moyen de cet enthymème : L'homme est libre, donc une morale est possible, et l'homme! en trouvera les règles dans sa conscience. Nous avons démontré ci-dessus l'absurdité de la conséquence, et nous continuons de demander sur quels principes seront basées ces règles, prétendu fruit de la conscience, dont elles doivent être la racine. Il nous parle de la double tendance et à être heureux et à être vertueux. Mais qui lui a donné l'idée de vertu? Il compare le choix de l'épicurien à celui du stoïcien, sans prendre garde que la satisfaction physique de l'un n'est pas plus douce et ne rend pas plus heureux que la satisfaction orgueilleuse de l'autre. Il veut que l'on reconnaisse, en l'étudiant, que le besoin d'être heureux doive être subordonné au précepte d'être vertueux. Mais. en quoi consiste ce précepte d'être vertueux? Quels en sont la nature, l'origine et l'objet? Quelle en sera la sanction? Celle subordination, ajoute-t-il, est commandée sous peine d'encourir le double mépris de soi-même et des autres. Nous demanderons encore sur quels principes sera fondée cette double appréciation. Après avoir fait observer suffisamment l'insuffisance des prémisses, nous pouvons nous abstenir de qualifier la conclusion de notre philosophe à l'impératif catégorique, et la rencontre du devoir, qui est la soumission à cet impératif. Il convenait de donner à la morale un but quelconque. Mais on ne le cherchera pas bien loin; car on établit que la raison doit être son but à elle-même. Comme si l'homme pouvait agir sans aucun motif de crainte ou d'espérance! Voilà un quiétisme d'un nouveau genre! On y trouvera, non un excès de l'amour divin, mais seulement un défaut absolu et contre nature de l'amour de soi-même. Le philosophe allemand n'a pas été plus heureux dans l'établissement de la morale sociale que dans celui de la morale individuelle. Agis de telle sorte, se dit-il, que le motif prochain ou la maxime de ta volonté puisse devenir une règle universelle dans la législation de tous les êtres raisonnables. Mais de quelle sorte faudra-t-il agir? Comment l'impératif catégorique sera-t-il assez puissant pour porter l'homme à respecter, en dépit de ses intérêts actuels, la personne et le bien de son semblable? La société, dans l'hypothèse des rationalistes,aurait-elle même été possible? On nous répond que l'homme, pour se déterminer au devoir, à cette loi intérieure L'homme n'est digne de bonheur qu'autant qu'il fait son devoir; le vice est digne de punition, loi souvent démentie dans le monde phénoménal, et ne pouvant recevoir son accomplissement que dans le monde nouménal; d'où l'on conclut l'immortalité de l'âme, les peines et les récompenses d'une vie future, la nécessité d'un juge suprême d'une sagesse infinie, enfin l'existence de Dieu. Cette loi est féconde en résultats, mais que's en sont les éléments constitutifs? Nous avons vu qu'il est impossible d'arriver, dans le système que nous combattons, à la no

tion du devoir. Mais en outre, comment faire l'association de l'idée de bonheur à celle de devoir, quand on ne peut naturellement sentir d'autres jouissances que celles du bien-être physique ou de l'orgueil, après surtout qu'on a admis l'opposition de deux tendances, dont l'une dit. Sois heureux, et l'autre Sois vertueux? Comment concevoir que le vice soit digne de punition, quand on ne peut rationnellement reconnaître ni lois morales, ni sanction, ni législateur? De quelles infractions l'homme prétendu vicieux pourrait-il être puni, et par qui? Ce qui étonne surtout, c'est que l'induction philosophique, reconnue absolument impuissante et incapable d'arriver à aucun résultat dans la Critique de la raison pure, acquiert tout à coup, dans la Théorie de la raison pratique, une puissance magique de synthèse telle, qu'elle s'élève en un instant des conséquences les plus complexes au principe le plus simple. Ce principe, qui est Dieu, est déduit comme dernière conséquence, et cependant quel édifice rationnel de morale peut-on élever en dehors de cette pierre fondamentale?

Nous ne suivrons point Fichte, Schelling et les autres disciples du philosophe aliemand, qui ont successivement tenté de modifier de diverses manières le système de leur maître. Qu'il nous suffise de faire observer qu'ils n'ont, comme Kant, considéré le bien que par rapport à la liberté humaine, et n'ont pas plus recherché que lui quelle est la nature du bien en soi. Nous allons porter un instant nos regards sur les théories les plus modernes des rationalistes. Moins imprévoyants que le chef de leur école, ils ont voulu éviter les embarras qu'il s'est créés dans sa Théorie de la raison pratique pour l'établissement, par voie de conséquence, des dogmes fondamentaux de la morale. Ils ont jugé, et avec raison, qu'il était beaucoup plus commode de prendre les choses à l'état où elles se trouvent dans une société civilisée par le christianisme, que de tenter de vains efforts pour s'élever rationnellement à la connaissance d'un Etre infini, créateur, de l'immortalité de l'âme, de la fin de l'homme, des moyens par lesquels il doit se diriger vers elle et de la nature du devoir, toutes vérités indispensables pour l'organisation de tout système de morale.

Nous commençons par M. Cousin, qui, grâce à sa position sociale plutôt qu'à son génie, est regardé comme le coryphée de l'école rationaliste française. Voyons comment il s'explique sur la nature du bien moral et sur l'origine des idées qui s'y rattachent. D'abord, dit-il (Leçons de 1829, III vol., p. 264), que dans l'entendement humain, tel qu'il est aujourd'hui, il y ait l'idée du bien et l'idée du ma tout à fait distincts l'un de l'autre, c'est ce que l'observation la plus superficielle, pourvu qu'elle soit impartiale, démontre aisément; c'est un fait, qu'en présence de certaines actions la raison les qualifie de bonnes ou de mauvaises, de justes ou d'injustes, d'honnêtes ou de déshonnêtes. Et ce n'est pas seulement dans quelques hommes d'élite que la raison

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porte ce jugement; il n'y a pas un homme, ignorant ou instruit, civilisé ou sauvage, pourvu qu'il soit un étre raisonnable et moral, qui ne porte le même jugement. Nous demanderons d'abord à M. Cousin pour quel motifil ne cherche la notion de moralité que dans l'entendement humain tel qu'il est aujourd'hui. S'il ne regarde pas cette notion comme étant innée, ce que l'expérience combat victorieusement, quelle autre origine peut-il lui assigner qu'une révélation positive transmise de génération en génération avec plus ou moins de développement ou d'altération; puisque l'induction philosophique ne peut, même dans notre siècle, conduire à un tel résultat? Mais quelle théorie rationnelle prétend-il établir sur un fait qui est inexplicable dans ses principes? Qu'il est aisé de philosopher naturellement, en se basant sur des principes d'origine surnaturelle ! mais aussi, quel aveuglement de le faire sans s'en apercevoir, ou quelle mauvaise foi de ne pas vouloir en convenir! Quel est le caractère des actions que la raison qualifie de bonnes ou de mauvaises, soit dans l'état de civilisation, soit dans l'état sauvage? C'est ce qu'il eût été de la plus haute importance de déterminer, et c'est cependant ce que noire penseur n'a point fait, sans doute parce que la tâche lui a paru trop difficile. Encore, pourquoi telle action est-elle réputée bonne et telle autre mauvaise? C'est précisément ce pourquoi qu'aurait dû chercher notre moraliste naturel, c'est là que doit être l'essence même du bien. Mais, prétendent quelquesuns, les idées simples, autant qu'indécomposables, sont inexplicables et claires par elles-mêmes, et telle est l'idée du bien. Si cette idée était aussi claire, les philosophes n'auraient pas fait pendant près de trois mille ans d'inutiles efforts pour la mettre en lumière. Quelle est la solution définitive à laquelle la raison soit jamais parvenue? Qu'on ne nous parle pas d'une loi rationnelle a priori cela n'explique rien, et l'obligation morale qu'on en fait résulter est tout aussi imaginaire que l'impératif catégorique de Kant. Cependant M. Cousin a semblé aborder quelque part la question de la nature du bien; mais ce n'est que pour faire de celuici un point de vue purement intellectuel, une simple abstraction qui n'est pas même une idée générale : c'est l'être envisagé dans ses rapports avec la volonté, et par conséquent sous le point de vue pratique. Peut-on concevoir qu'une bonne action ne soit rien de réel, de positif ? Pourquoi donc faire des théories pour ne rien dire? Pourquoi d'un autre côté méconnaître l'origine des seuls principes que l'on puisse invoquer en morale? il nous est plus facile de trouver ces pour◄ quoi qu'il ne l'est à M. Cousin de satisfaire à celui de la bonté des actions, sans avoir recours à la révélation divine.

M. Jouffroy fait consister le bien dans la fin des êtres. L'idée, dit-il (Cours de droit naturel, tom. III, p. 101), par laquelle je traduis l'idée du bien, c'est celle de fin. Je dis qu'il est évident pour tout homme, d'abord

qu'il a une fin, ensuite que cette fin est un bien; que cette fin est précisément ce qui est caché pour lui sous le mot de son véritable bien. Je vous le demande, messieurs, est-il ou n'est-il pas vrai, sentez-vous qu'il y ait ou non équation absolue entre ces deux choses: la fin d'un étre et son véritable bien ? N'est-ce pas une chose évidente que tout éirea une fin: quelle est cette fin? C'est son bien, son véritable bien; c'est là en quoi consiste, pour tout être intelligent et libre, son véritable bien, et par conséquent son devoir. Quiconque va de toute sa force à la fin pour laquelle il a été créé fait ce qu'il doit faire. L'illustre professeur donne cette idée comme une merveille qu'il vient de découvrir; écoutons saint Thomas sur cette matière. Après avoir défini la fin et conclu qu'elle est le principe des actions de l'homme: Inferes 2, continue-t-il, finem et bonum idem esse materialiter, quia voluntas non potest moveri nec allici, nisi a bono vero vel apparente, quod est ejus objectum adæquatum: differunt tamen formaliter, quia bonum dicitur prout est conveniens appetitui, finis prout movet ad media; est enim id cujus gratia aliquid fit. (1-2, q. 1, 0. a. 3, 0.) Nous serions curieux de connaître les principes naturels qui ont déterminé M. Jouffroy à admettre que l'homme a une fin. Cessons toutefois de les chercher, puisqu'il déclare, on en conçoit le motif, que la chose est évidente, et qu'il suppose comme une idée reçue que l'homme ait été créé pour une fin. İl interroge ses auditeurs et les invite à témoigner de l'évidence de la vérité qu'il se propose d'établir. Ceux d'entre eux qui se rappelaient encore leur catéchisme, devaient être aussi étonnés de ce nouveau genre d'évidence que de l'embarras du professeur de droit naturel. Quoiqu'il en soit, cette fin est dite le véritable bien de tout être intelligent et libre, et par conséquent son devoir. Comment la fin peut-elle être naturellement reconnue identique au véritable bien ? comment la fin est-elle le devoir? c'est ce qu'il n'est pas facile de concevoir. Au moins saint Thomas, qui raisonne ostensiblement d'après les vérités révélées, après avoir dit que la fin et le bien sont matériellement ident ques, ajoute-t-il qu'ils diffèrent formellement, c'està-dire dans leur manière d'être par rapport à nous, en ce que le bien est dit tel comme étant l'objet de nos désirs, et que la fin nous porte à l'emploi des moyens. Or c'est dans le choix volontaire de ces moyens, inculqués par la volonté suprême, que consiste le bien moral, lequel n'est autre chose que l'observance de l'ordre, que le docteur angélique définit ailleurs: Id quod est a principio cum cognitione finis. C'est encore à la ressource si commode de l'évidence que M. Jouffroy a recours pour l'établissement de son édifice moral. Le problème moral, dit-il, trouve sa solution dans un certain nombre de vérités évidentes par elles-mêmes, conçues a priori par la raison... On est toujours à se deinander comment des hommes qui occupent de telles positions sont assez inaltenifs pour confondre avec l'évidence l'ensei

gnement traditionnel des sociétés chrétiennes. M. Perron, professeur de philosophie à la faculté des lettres de Besançon, met à découvert dans son Essai d'une nouvelle Théorie sur les idées fondamentales de l'entendement humain, et le vide et les contradictions des systèmes philosophiques modernes. Examinons brièvement s'il a été plus sage, plus impartial, plus clairvoyant que ceux qu'il combat, nous occupe. Il déclare (p. 282) accepter en sur la question qui entier la théorie de M. Jouffroy sur l'obligation morale, en substituant au mot fin celui d'ordre, qui, selon lui, exprime l'idée complète de bien. L'ordre, en effet, dit-il (p. 271), embrasse à la fois la fin, les moyens, leur disposition, leur usage et leurs rapports. Si l'ordre est le bien, comme il existe indépendamment de nous, en sera-t-il de même du bien? qui dit ordre dit disposition de moyens daus un but quelconque, et par conséquent principe disposant. Nous demandons si le principe de l'ordre est dans l'homme ou hors de l'homme s'il est dans l'homme, celui-ci est à lui-même sa fin, ce qui détruit toute morale; s'il est hors de l'homme, comme il est identique au bien, celui-ci ne pourra se produire dans l'homme. Mais notre auteur n'a pas songé que l'idée de principe est aussi essentiellement renfermée dans la conception de l'ordre que celles de fin et de moyens. Cependant il fait entrer l'être dans l'ordre l'atteindre, qu'il les y emploie régulièrement, quand il a une fin, des moyens disposés pour et qu'il est avec les autres êtres dans des rapports convenables. Nous concevons que l'emploi des moyens disposés pour une fin établisse un être dans l'ordre, ce qui ne fait plus confondre, comme précédemment, celui-ci avec le bien; mais on nous laisse toujours désirer l'établissement rationnel et du principe de l'ordre, et de la fin de l'homme avec les vérités qu'elle suppose, et des moyens disposés pour la fin, et de l'existence de l'ordre moral lui-même. Nous nous trouvons donc dans la nécessité d'appliquer à M. Perron ses propres paroles: La philosophie moderne se contente de constater le fait de l'obligation morale, elle n'en recherche pas le pourquoi, la cause (p. 290).

Considérons maintenant si M. Perron a raison de s'élever comme il le fait contre la théorie de ceux qu'il appelle philosophes de l'école théologique, théorie qu'il regarde comme la plus faible, la moins philosophique. Des philosophes de l'école théologique, dit-il, ont fait consister le bien dans la volonté de Dieu : ce que Dieu veut est bien, ce qu'il ne veut pas est mal; il n'y a plus, à proprement parler, de bien en soi, mais cela seul est bien qui est prescrit par la volonté divine (p. 258). Nous demanderons d'abord à notre critique de quelle source il fait dériver les moyens dont l'emploi régulier constitue selon lui un être dans l'ordre (p. 272). Sont-ils innés ? Mais ils devraient être universels pour les temps, les lieux et les âges, ce que la lecture et l'observation la plus superficielle sont loin de nous inculquer. Sont

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