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Pensées de Nicole, de Port-Royal, précédées d'une Introduction et d'une Notice sur sa personne et ses écrits; par M. Mersan. Edition stéréotype, d'après le procédé de Firmin Didot. Un vol. in-18. Prix: 70 cent., et 1 fr. par la poste; papier fin, 90 cent., et 1 fr. 20 cent. par la poste A Paris, de l'imprimerie et de la fonderie stéréotype de . Pierre Didot l'aîné, et Firmin Didot; et chez le Normant.

Le nom de Nicole est aujourd'hui plus connu que ses écrits. Ses Essais de Morale, justement admirés par des hommes tels que Boileau et Racine, par des femmes telles que la duchesse de Longueville et madame de Sévigné, n'étoient lus dans les derniers temps que par les ecclésiastiques, et par un petit nombre de gens de lettres: aucune nouvelle édition n'en avoit été publiée. Cependant Nicole doit être mis au nombre de nos grands moralistes et de nos bons prosateurs. On reconnoît dans ses pensées et dans son style l'esprit de l'excellente école de Port-Royal, dont il faisoit partie. La pureté de diction, la justesse d'idée, la force de dialectique qui distinguent les productions de cette société célèbre, se retrouvent dans les Essais de Morale. La doctrine est sévère, il est vrai; mais elle ne s'élève jamais au-dessus des forces humaines. Proportionnée à notre foiblesse, si elle nous montre la perfection, ce n'est qu'avec ces modifications heureuses qui n'exigent rien d'impossible, et qui, en indiquant le but, ne prescrivent pas d'y atteindre, mais n'enlèvent point l'espoir d'en approcher. Nicole enseigna la rhétorique à Racine. On sait qu'il ne dépend pas d'un professeur de donner du talent à son élève; mais quand il trouve dans le jeune homme dont l'éducation lui est confiée, les dispositions naissantes qui annoncent le génie, il peut le préserver des écarts, lui indiquer la véri→ table route, et lui donner ces excellens principes dont le sou venir se conserve toute la vie, et qui servent de règle dans tous les ouvrage qu'on entreprend.

La doctrine littéraire de Nicole étoit digne du beau siècle à la gloire duquel il contribua. Ses préceptes sur l'éloquence furent ceux de son illustre élève; et l'on ne peut remarquer sans plaisir l'étonnante conformité qui se trouve entre la théo rie de Nicole, et celle que Racine à si bien mise en pratique.

« Il y a, dit Nicole, deux sortes de beautés dans l'élo»quence. L'une consiste dans les pensées belles et solides, » mais extraordinaires et surprenantes. Lucain, Sénèque et » Tacite sont remplis de ces sortes de beautés.

» L'autre, au contraire, ne consiste nullement dans les pensées rares, mais dans un certain air naturel, dans une » simplicité facile, élégante et délicate, qui ne bande point » l'esprit, qui ne lui présente que des images communes, >> mais vives et agréables, et qui sait si bien le suivre dans ses » mouvemens, qu'elle ne manque jamais de lui proposer sur » chaque sujet les parties dont il peut être touché, et d'ex>> primer toutes les passions et les mouvemens que les choses

qu'elle représente y doivent produire : cette beauté est » celle de Térence et de Virgile; et l'on voit par-là qu'elle » est encore plus difficile que l'autre, puisqu'il n'y a point » d'auteur dont on ait moins approché que de ceux-là. >>

Nicole, en donnant cette définition si juste des véritables beautés poétiques, ne s'attendoit pas que son jeune élève réaliseroit l'idée qu'il s'étoit formée de l'éloquence. Il est à présumer que ses sages préceptes contribuèrent puissamment à maintenir Racine dans la bonne route. Aucun poète ne mérite mieux que lui d'être comparé à Virgile, par ces beautés simples et naturelles qui, aux yeux vulgaires, paroissent communes, mais qui, comme l'observe très-bien Nicole, sont les plus difficiles à concevoir et à rendre.

Quoique Nicole ait peu écrit sur la littérature, on voit qu'il savoit en parler en maître. Ses jugemens sur quelques auteurs français confirment cette opinion. Il en a jugé quatre des plus célèbres, avec ce tact ferme et sûr qui annonce un homme exercé dans la critique, et éminemment raisonnable.

Il n'estimoit la philosophie de Descartes qu'en ce qu'elle montre le vide de la science humaine, et notre impuissance à pénétrer dans les mystères de la nature. Du reste, il ne considère le système de ce grand philosophe que comme l'histoire d'un monde imaginaire qui ne peut jamais exister. Dans l'Histoire Universelle de Bossuet, Nicole admire sur-tout la seconde partie qui, selon ses expressions, montre que tout ne subsiste que pour Jésus-Christ et par Jésus-Christ. Quoique la première présente le tableau sublime, éloquent et rapide des événemens qui changèrent autrefois la face du monde; quoique, dans la troisième, on se sente transporté d'admiration à la vue d'un homme qui, inspiré par Dieu, balance d'une main ferme les grandes destinées des empires, Nicole permet aux femmes de n'en faire qu'une lecture rapide; mais il leur recommande de s'appesantir sur la seconde, et de s'ac

coutumer à chercher leur divertissement dans la vue de ces grands objets qui fournissent à l'ame une nourriture forte et solide. On voit que Nicole avoit affaire aux Longueville, aux Sévigné, aux la Fayette. Les femmes d'aujourd'hui, qui ne trouvent de plaisir qu'à la lecture des romans et des brochures modernes, se moqueroient d'un pareil avis, et ne manqueroient pas de traiter de pédant quiconque oseroit leur faire une semblable proposition. Nicole juge un peu sévèrement les Pensées de Pascal, ce livre où, dans les matériaux informes d'un grand ouvrage, on trouve tant de traits de lumière, tant d'aperçus immenses, tant de pensées éloquentes, et, si l'on peut s'exprimer ainsi, le premier jet du génie. On connoît l'admiration du moraliste pour l'auteur des Provinciales: ce jugement prouve son impartialité. Cependant, il justifie Pascal d'une manière très-ingénieuse sur la hardiesse de quelques pensées. Selon lui, elles doivent être comparées à des pierres d'attente destinées à un vaste édifice. On auroit tort de prendre à la lettre tout ce qui échappe à Pascal. Ses idées, jetées à la hâte, ressemblent, dit Nicole, à des pensées hasardées que l'on écrit seulement pour les examiner avec plus de soin. Du reste, il le trouve un peu trop dogmatique : il avoue naïvement que ce grand génie incommode son amour propre, qui n'aime pas à étre régenté si fièrement. Nicole juge très-bien Montaigne. Malgré l'aversion de tout ce qui tenoit à Port-Royal contre cet auteur, il se plaît à lui reconnoître des lumières et une grande connoissance du monde. Il lui accorde beaucoup de finesse et de pénétration; mais, ajoute-t-il, comme il ne connoissoit guère d'autre vie que celle-ci, il a conclu qu'il n'y avoit donc rien à faire qu'à tácher de passer agréablement le petit espace qui nous est donné. Cette dernière réflexion est un excellent résumé de la philosophie de Montaigne.

M. Mersan a fait un travail utile en puisant dans les Essais de Morale un recueil de pensées. Par le soin qu'il a eu de n'adopter que les idées les moins sévères, et en même temps les plus susceptibles d'application, il a, pour ainsi dire, mis Nicole à la portée du monde actuel : son choix annonce un homme éclairé et judicieux. La religion, conforme en tout à la raison, a toujours proportionné les remèdes aux maux. Quand un homme relève à peine d'une maladie mortelle, les antidotes violens ne lui conviennent pas; il lui faut, au contraire, des alimens propres à réparer ses forces et à soutenir sa convalescence. Notre siècle se trouve dans cette position, relativement aux mœurs. Incapable de soutenir la rigueur de la morale de Nicole, il faut qu'une main indulgente l'adou

cisse en la lui présentant. Il est possible de citer un exemple qui ne laissera aucun doute à cet égard. A l'article des spectacles, M. Mersan n'a pris dans les Essais que quelques propositions générales qui montrent les dangers de la comédie. Quelles clameurs n'auroit-il pas provoquées, s'il eût donné plus en détail le système de Nicole sur cet objet? Que diroient les personnes qui présentent le théâtre comme une école de morale, et qui nous ont traités de rigoristes outrés lorsque nous leur avons contesté ce point, si on leur faisoit lire le Traité de la Comédie, qui tend à prouver l'assertion avancée par Port-Royal, dans les Lettres à un Visionnaire : Les auteurs de romans et les poètes de théâtre ne sont que des empoisonneurs publics.

Il est à regretter que M. Mersan n'ait pas adopté un plan régulier dans la distribution des pensées de Nicole. Ce plan auroit facilité l'étude du livre; et les lecteurs auroient pu, sans peine, graver dans leur mémoire les excellens principes qu'il contient. Il est à regretter aussi que l'éditeur n'ait pas fait usage de deux chapitres de la Logique de Port-Royal, qui sont de Nicole, et qui ont pour objet d'indiquer tous les sophismes auxquels nos préjugés et nos passions peuvent nous entraîner dans les différentes positions où nous nous trouvons. Ces défauts, qui peuvent être réparés dans une seconde édition, n'empêchent pas que le travail de M. Mersan ne soit digne d'estime: il le range au nombre des écrivains estimables qui se consacrent à réparer les maux que les erreurs en morale ont produits.

La manière dont il présente les pensées de Nicole le prive malheureusement des développemens qui peuvent les expli quer et en indiquer l'application. C'est en général le défaut de tous les recueils d'idées morales détachées. Parmi le grand nombre d'exemples qui pourroient appuyer notre opinion, nous n'en citerons qu'un.

Nicole parle des actions et des sentimens; il développe sa pensée en distinguant les actions qui prouvent notre respect pour les grands, et nos sentimens qui mettent ces derniers à feur place, quelles que soient nos démonstrations extérieures : "Nos actions, dit Nicole, n'ont pas tout-à-fait la même règle » que nos sentimens ; car il y a des personnes à qui on doit

plus de respect extérieur, quoiqu'on leur doive moins d'ap» probation et d'estime; parce que la civilité extérieure se » règle sur les rangs que le monde a établis, au lieu que » l'estime intérieure ne doit se régler que sur la raison. »

Cette pensée est très-juste, mais elle ne présente pas une application assez, claire. M. Mersan auroit pu la trouver dans

les Essais de Nicole. L'anecdote étoit assez curieuse pour être rappelée, et nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en la rapportant. Elle est peu connue; et le grand homme qui y joue le principal rôle augmente l'intérêt qu'elle peut exciter.

Le duc de Chevreuse avoit un fils prêt à entrer dans le monde; il desira que Pascal lui donnât des leçons sur la manière dont il devoit se conduire. Pascal, retiré alors dans une solitude, ne refusa point de se prêter au desir d'un seigneur que Port-Royal estimoit et regardoit comme son protecteur. L'auteur des Provinciales eut trois conférences avec le jeune duc elles furent recueillies par Nicole, qui eut le bonheur de les entendre. Dans la seconde, Pascal traite la matière dont il est question; voici comme il s'exprime :

(1) « Il est bon, M. le duc, que vous sachiez ce que l'on >> vous doit, afin que vous ne prétendiez pas exiger des » hommes ce qui ne vous seroit pas dû; car c'est une injus» tice visible, et cependant elle est fort commune à ceux » de votre condition, parce qu'ils en ignorent la nature.

» Il y a dans le monde deux sortes de grandeurs : car nil y a des grandeurs d'établissement et des grandeurs natu»relles. Les grandeurs d'établissement dépendent de la volonté » des hommes, qui ont cru, avec raison, devoir honorer » certains états, et y attacher certains respects. Les dignités » et la noblesse sont de ce genre. En un pays, on honore » les nobles; en l'autre, les roturiers; en celui-ci, les ainés; » en cet autre, les cadets. Pourquoi cela ? Parce qu'il a plu >> aux hommes. La chose étoit indifférente avant l'établisse>>ment; elle devient juste, parce qu'il est injuste de la >> troubler.

» Les grandeurs naturelles sont celles qui sont indépen»dantes de la fantaisie des hommes; parce qu'elles consistent » dans des qualités réelles et effectives de l'ame ou du corps, » qui rendent l'une ou l'autre plus estimable, comme les » sciences, la lumière, l'esprit, la santé, la force.

>> Nous devons quelque chose à l'une et à l'autre de ces » grandeurs; mais comme elles sont d'une nature différente, »> nous leur devons aussi différens respects. Aux grandeurs » d'établissement, nous leur devons des respects d'établisse»ment; c'est-à-dire, de certaines cérémonies extérieures >> qui doivent être néanmoins accompagnées, comme nous » l'avons montré, d'une reconnoissance intérieure de la jus»tice de cet ordre, mais qui ne nous font pas concevoir » quelque qualité réelle en ceux que nous honorons de cette

(1) Essais de Morale, tome II, édition in-12, 1701, page 254.

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