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» Dans le simple prêt, au contraire, vous pouvez,

» vrai, craindre la perte, comme on craint vaguement tout # >> malheur possible; mais vous ne la présumez pas: car vous » vous garderiez bien de prêter votre argent. La loi ne la » présume pas pour vous, puisqu'elle vous donne tous les d >> moyens de la prévenir, de l'empêcher ou de la réparer. Ello · » vous accorde, en cas de retard, l'intérêt d'un prêt même i » gratuit, du jour que vous faites en justice la demande du » capital. Vous pouvez retenir en prison votre débiteur, saisir » et faire vendre ses biens, jusqu'à ce que vous soyez satisfait. » Vous vous faites payer le danger de la perte, et vous avez » soin de la rendre impossible, tantôt en prenant en nan» tissement des effets d'une valeur supérieure à celle de l'ar» gent prêté, ou en prêtant à des termes si rapprochés, que >> votre débiteur n'a pas même le temps de manquer à ses >> engagemens ; tantôt en exigeant une ou plusieurs signa— »tures de personnes notoirement solvables, ou même en » vous faisant consentir un titre double (1) qui expose, à la » vérité, les héritiers de l'emprunteur à payer deux fois, ou »les vôtres à exiger double somme; mais qui assure votre >> capital, non-seulement contre le danger d'une faillite pos»sible, mais même contre le malheur d'une faillite déclarée. >> Vous vous faites donc payer à l'avance des pertes qui n'arri» vent point, et qui même, grace à vos précautions, ne » peuvent pas arriver. » Aussi, comme on l'a remarqué, ce sont les sociétaires qui perdent dans les malheurs du commerce, et jamais les prêteurs à gros intérêts; et je ne connois qu'un désastre pareil à celui de la Suisse, la chute d'une montagne qui anéantisse à la fois les hommes, leurs engagemens et leurs propriétés, qui puisse mettre en défaut la prévoyance des marchands d'argent.

Ainsi, dans le cas du simple prêt, le profit réel dont on se prive, ou le dommage actuel que l'on souffre, sont des motits

(1) Je remercie M. F. des éloge; qu'il a donnés à mon premier article, des raisons qu'il y a ajoutées, et de ce qu'il m'a appris sur l'usage du titre double. Ce sont des choses qu'on ne devine pas.

d'exiger l'intérêt; mais des profits ou des dommages supposés, mais l'assurance contre les dangers imaginaires, mais puisqu'il faut le dire, le besoin même du prèteur ou de l'emprunteur ne sont pas des motifs, à moins peut-être, ce que je n'oserois décider, que l'état d'une société qui seroit en - révolution politique et commerciale ne rendit toutes les ⚫ fortunes mobiles, toutes les propriétés incertaines, tous les dangers imminens, et, par conséquent, toutes les précautions licites, et tous les moyens de dédommagement permis.

Et c'est ici le lieu de s'élever à des considérations générales, ret d'observer en politique le changement qui s'est opéré dans les transactions sur le fait du prêt à intérêt.

Autrefois, les diverses classes de citoyens possédoient des genres différens de propriétés, tous relatifs à la diversité des - devoirs et des fonctions de chacune dans la société. Les familles et les corps dévoués au service public, possédoient des rentes foncières ou des propriétés territoriales, assez considérables pour être exploitées par des fermiers ou des régis-seurs, et presque toujours inaliénables ou substituées. Les bourgeois des villes, hommes de loi ou d'affaires, étoient possesseurs de rentes constituées en argent; l'habitant des campagnes, censitaire ou fermier, cultivoit son héritage de ses mains. Cette distribution de propriétés étoit favorable à l'ordre public: elle laissoit les premières classes de la société tout entières au service public,dans l'église,dans les tribunaux, dans les armes; elle attachoit à la glébe ce peuple qu'on ne ⚫ sauroit trop défendre de l'oisiveté et du vagabondage; elle permettoit au bourgeois de vaquer sans distraction à l'étude des lois ou à la pratique des affaires.

Cette distribution étoit favorable à l'économie domestique et à la perpétuité des corps et des familles ; elle conservoit la fortune des hommes publics contre leur éloignement de leur propriété et le peu de soins qu'ils pouvoient donner à leurs affaires; elle tendoit à accroître par le travail, l'aisance du laboureur; et rendoit la condition du capitaliste presque aussi fixe que celle du propriétaire. Le père de famille qui laissoit en mourant des capitaux placés à constitution de rente, ne

craignoit pas qu'ils devinssent pour ses enfans une occasion de prodigalité, de spéculations hasardées et de ruine. Ces capitaux non exigibles, et dont il falloit surveiller le revenu annuel et le renouvellement trentennaire, fixoient beaucoup plus que des capitaux à jour les familles dans les lieux où elles étoient établies, et empêchoient ces émigrations insensibles qui dépeuplent un pays de ses anciens habitans, rompent entre les citoyens d'une même contrée les liens héréditaires de parenté et d'amitié, et tôt ou tard amènent la ruine et même la fin des familles transplantées. Je ne crains pas de le dire: si quelques fortunes se sont élevées à la faveur de la disponibilité des capitaux par le prêt à jour, un très-grand nombre de familles ont péri corps et biens, par cette mobilité même, qui a mis aux mains de dissipateurs et d'étourdis, et à la merci d'entreprises périlleuses, le fruit de l'économie et du travail de plusieurs générations. C'étoit cependant à l faveur de ces constitutions de rentes si décriées aujourd'hui, que s'étoient élevées honnêtement, que s'étoient accrues lentement, et conservées contre les crises domestiques et publiques, tant de fortunes modestes dont la médiocrité plus favorables aux bonnes mœurs étoit également éloignée de l'opulence scandaleuse et de la misère turbulente, fruits malheureux de l'agiotage qui a succédé.

Le système de Law, d'autres systèmes philosophiques et économistes sur la nature de l'argent et sur sa circulation, de fausses opérations sur les rentes foncières, les emprunts viagers, les tontines, les loteries, les jeux de hasard, tous ces éveils donnés à la cupidité, tous ces appels à l'égoïsme qui ne voit qu'un individu dans la société, et qu'un point dans la durée, ont mobilisé, pour parler le langage du temps, tous les desirs, toutes les espérances, tous les principes, toutes les fortunes. Le propriétaire a vendu ses terres pour placer en viager; le capitaliste a converti ses contrats de constitution en traites à court terme; l'artisan a mis à la Loterie le pain de ses enfans; et tous avides de jouir, et de jouir vite et seuls, ont consumé dans l'isolement d'un célibat criminel une vie inutile, ou rejeté sans remords sur la géne–

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ration qui devoit les suivre le fardeau des besoins, et le soin d'une fortune à recommencer. Le luxe jadis inconnu aux provinces, et plus modéré dans la capitale; les variations de modes ridicules à force d'être répétées, et même coupables à force d'être ruineuses, ont remplacé l'antique frugalité et la noble simplicité de nos pères. Les extrêmes les plus choquans sont nés dé l'exagération de tous les moyens d'amasser des richesses, et de les dépenser.

Il y a eu plus de faste et plus de misère; plus de superfluités et plus dé besoins réels; plus de jouissances et moins de charité; plus de commerce et moins de bonne fei; plus de mouvement et plus de désordres; plus d'intérêts privés et moins d'affec→ tions publiques.

Les constitutions de rente, favorables à l'ordre public et à l'économie domestique, secondoient encore beaucoup mieux que le prêt à jour, les entreprises agricoles ou commerciales; et l'emprunteur pouvoit fonder sur un capital gardé plus long-temps, et à un intérêt modique, un espoir plus assuré de faire ou de réparer sa fortune. Aujourd'hui l'agriculteur ne peut et n'ose plus emprunter; et le commerçant qui court encore cette chance ruineuse, n'obtenant de l'argent qu'à gros frais et pour un terme très-court, hâte, presse, étrangle, pour me servir du mot consacré, ses spéculations pour se débarrasser plutôt du lourd fardeau des intérêts. Il tente les voies les plus périlleuses et quelquefois les moins honnêtes, parce qu'elles sont les plus expéditives. Sans cesse occupé à trouver de l'argent aujourd'hui pour payer demain, incertain le matin s'il ne sera pas déshonoré le soir, il consume son temps à des reviremens, et son industrie à ouvrir ou fermer des emprunts : état déplorable qui avilit, qui tue le commerce, et qui, joint au luxe qui s'est introduit de nos jours dans cette classe modeste et modérée tant qu'elle ne s'est pas regardée comme la première et la plus utile, amène, plus tôt ou plus tard, ces chutes scandaleuses où l'opinion publique ne distingue pas l'honnête homme malheureux du fripon impudent, et dont les prêteurs à gros intérêts et à jour sont les complices beaucoup plus que les victimes.

Aussi les tribunaux et conseils de commerce, consultés sur

l'article 71 du projet de code civil: « Le taux de l'intérêt se >> règle dans le commerce comme le cours des marchandises, » se sont attachés à démontrer les conséquences fatales au commerce d'un intérêt excessif et arbitraire, et ont unanimement demandé le rejet d'une loi qui déclare l'argent marchandise. Le tribunal de Reims, placé dans un pays à-la-fois agricole et commerçant, est allé plus loin, et il s'exprime ainsi : « Lorsque la confiance dans le commerce étoit établie, et >> que la moralité des principes présidoit aux transactions >> entre citoyens, le négociant honnête, le fabricant indus» trieux trouvoient des ressources assurées et proportionnées » à leurs besoins, dans des contrats de constitution dont l'inntérêt annuel modéré et fixé par la loi, étoit toujours en >> mesure des produits de l'industrie. Le remboursement laissé » à la volonté de l'emprunteur lui donnoit le temps nécessaire` » de faire profiter ses fonds, d'accroître et de consolider sa » fortune, jusqu'au temps où devenu maître de ses affaires, >> il croyoit pouvoir dégager son bien de toute hypothèque >> en remboursant; mais il en est bien autrement aujourd'hui. » Le commerçant se voit à la merci des agio teurs, et il suc>> combe forcé d'en subir les lois. »

Je finirai ce que j'avois à dire sur les constitutions de rente, par deux réflexions importantes :

L'une, que les constitutions de rente étoient entièrement 'dans l'esprit d'une constitution monarchique de société, où tout, et même la fortune, tend à la fixité, à la perpétuité, à la modération; et que le prêt à jour et sans motif, introduit en Europe depuis la Réforme, est tout-à-fait dans l'esprit du gouvernement populaire, où tout tend à la mobilité, au changement, à un usage exagéré de toutes choses, où tout, pour mieux dire, est à jour, l'ordre, le repos, la fortune, la vie, les mœurs, les lois, la société.

Aussi c'est depuis que la société en Europe penchoit sur l'abyme de la démocratie, que le prêt à jour plus universellement usité, et une circulation forcée de numéraire, ont fait tomber en désuétude les constitutions de rentes en argent, et même à la fin rendu odieuses les constitutions de rentes

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