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Il ne sera pas hors de propos d'observer, en passant, que le caractère particulier de chacune de ces productions indique tellement celui des peuples qui les ont cultivées, qu'il est impossible de s'y méprendre que les fables laconiques et sentencieuses appartiennent évidemment aux petites républiques de la Grèce; que les contes amusans qui cachent leurs leçons avec plus de soin, nous viennent des empires despotiques et soupçonneux de l'Asie; et que les romans, remplis d'illusions, sont les fruits modernes de la civilisation des peuples de l'Occident. On remarquera que l'amour n'entre pour rien dans les fables, qu'il ne se présente dans les contes que comme accessoire, et qu'il est tout dans les romans On reconnoîtra par là quel rang les femmes occupoient dan l'esprit des peuples de la Grèce et de l'Asie, et le changement prodigieux qui s'est opéré dans leur état depuis l'établissement des grandes monarchies en Europe.

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Nous avons cru devoir faire ces observations préliminaires, afin que la nature du conte et celle du roman étant bien connues, on ne pense pas que ce qu'il nous arrivera de dire de l'un puisse convenir à l'autre, et qu'il soit bien entendu que le conte et le roman sont deux choses tout-à-fait différentes. Il nous paroît maintenant que nous pouvons nous expliquer sans craindre aucune équivoque.

Les contes arabes qui composent les Mille et une Nuits, existoient épars dans des recueils et dans le souvenir des hommes, lorsque, vers le milieu du seizième siècle, un écrivain arabe, qui nous est inconnu, forma le dessein de les réunir en un corps d'ouvrage, et de les lier en quelque sorte à une seule chaîne. Il imagina lui-même un conte dans lequel il pût faire entrer tous ceux qu'il avoit recueillis. Il supposa qu'un ancien roi de Perse, voulant se venger de l'infidélité de ses femmes, et s'assurer la possession exclusive de toutes celles qui leur succéderoient, en recevoit chaque jour une nouvelle, et qu'il la faisoit mettre à mort le lendemain à son lever; que la fille du visir, pour mettre fin à cette barbarie, voulut s'exposer au sort de ses compagnes, et qu'elle réussit dans son dessein, en amusant le sultan chaque matin par un conte dont elle suspendoit le récit dans un endroit assez intéressant pour qu'il consentît à différer la cruelle exécution jusqu'au jour suivant; qu'elle évita la mort de cette sorte, jusqu'à ce qu'enfin, charmé par l'agrément de son esprit, et désarmé par la tendresse paternelle, le tyran lui permit de vivre et d'être aussi heureuse qu'elle le méritoit. L'intérêt qu'excite cette situation violente se trouve répanda dans tout l'ouvrage; mais il n'étouffe point l'intérêt particu

culier de chaque conte; et celui-ci, qui fait suspendre la vengeance du féroce sultan, s'empare tellement de l'esprit du lecteur, qu'il finit par oublier le danger de la sultane.

Le nombre de ces contes est bien plus considérable que ce qui en a été traduit jusqu'ici. Il paroît même qu'ils n'avoient pas tous été rassemblés par celui qui s'en est occupé le premier; mais que plusieurs autres écrivains y ont travaillé successivement. Le champ n'avoit pas de limites, puisqu'après avoir trouvé grace devant sa hautesse, la sultane continue de raconter tout ce qu'elle sait d'intéressant, et qu'elle peut apprendre chaque jour quelque chose de nouveau. C'est une petite encyclopédie de contes, de voyages, de fables, et même d'histoires, ouvertes à tous ceux qui voudront y déposer les fruits de leur expérience ou de leur imagination.

Les continuateurs arabes paroissent avoir amplement usé de la faculté qui leur étoit offerte; et lorsque M. Galland, le premier traducteur français, nous eut fait connoître les deux premières parties de ce volumineux recueil, on ne manqua pas, parmi nous, de les augmenter de plusieurs autres contes du même geure, mais qui n'appartenoient pas aux Mille et une Nuits. M. Galland continua sa traduction; et un autre écrivain français y ajouta depuis quelques aventures traduites d'un manuscrit arabe également étranger à celui que M. Galland avoit traduit.

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Il a été fait de tout ce travail, et à différentes époques, plusieurs éditions, parmi lesquelles on peut remarquer celle qui se trouve réunie à la Bibliothèque des Fées; mais aucune ne peut être comparée pour la correction typographique à celle des nouveaux éditeurs. On a fait disparoître les nombreuses fautes de ponctuation, et autres qui pouvoient embarrasser, et même altérer le sens des phrases, et qui rendoient inintelligibles des pages entières. On a revu toute la traduction de M. Galland, en conservant toutefois le fonds et le caractère de son style. Les éditeurs ont en outre augmenté leur édition de l'éloge du traducteur, prononcé par M. Bose à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, il y a près de cent ans. C'est un hommage intéressant qui plaira certainement au public: il honore tout à-la-fois celui qui en est l'objet et celui qui en est l'auteur. L'histoire de M. Galland s'y rencontre tout naturellement, et elle méritoit, par sa singularité, d'être connue et conservée. On lit encore à la suite de cet éloge l'extrait d'une dissertation sur les romans, par M. de La Harpe, dans laquelle on voit qu'il estimoit beaucoup les contes orientaux, et qu'il les relisoit tous les ans avec le même plaisir.

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Toutes ces corrections et ces agréables additions suffiroient, sans doute, pour mettre la nouvelle édition au-dessus de toutes celles qui l'ont précédée; mais à ces motifs de préférence il s'en joint un autre qui la met tout-à-fait hors de pair; c'est le nouveau travail de M. Perceval, et la savante préface qu'on lit en tête du huitième volume. Le succès mérité des Mille et une Nuits à l'époque où elles ont paru pour la première fois en Europe, et la réputation dont elles n'ont cessé de jouir depuis ce temps, ont encouragé cet estimable traducteur à nous faire connoître la suite du manuscrit original. On trou vera donc dans les deux derniers volumes de cette édition une traduction nouvelle des derniers contes qui avoient été ajoutés aux Mille et une Nuits, par un littérateur qui ne connoissoit pas la langue arabe, et qui les avoit travestis en romans mythologiques. M. de Perceval y a joint quelques autres contes tirés du fameux recueil, et il les a tous rendus avec la simplicité convenable au sujet. Il seroit assez difficile au surplus de faire remarquer aucune nuance entre le style de M. Galland et celui de M. de Perceval. Le premier traducteur avoit certainement le don de s'exprimer naturellement et avec facilité : ce caractère précieux a été conservé avec soin, et tout l'ouvrage pourroit passer aujourd'hui pour être sorti de la même plume.

Le vif intérêt que l'on éprouve en lisant tous ces contes remplis de merveilles incroyables, a quelque chose de magique, dont on n'a peut-être pas encore donné l'explication. Il seroit cependant assez curieux d'en révéler le mystère, et de dire pourquoi l'homme grave, rempli de sagesse et de raison, s'amuse encore comme un enfant, et se laisse berner l'esprit par les fées, par les géans et par les enchanteurs auxquels il ne croit pas; pourquoi, par exemple, il prend plaisir à suivre un pauvre pêcheur au bord de la mer, à lui voir jeter son filet, à l'observer lorsqu'il le retire avec effort.

Il y a dans ce conte quelque chose de surnaturel qui pourra servir à notre dessein ; et nous en continuerons le récit, pour asseoir notre explication sur un exemple.

L'espoir est dans les yeux du pêcheur, il augmente ses forces; la trame légère traverse l'onde, mais hélas! il aperçoit la carcasse d'un âne, et il n'apporte sur le rivage qu'un filet fangeux, embarrassé dans les sinuosités du squelette; il le dégage tristement, et, levant les yeux au ciel, il le replonge dans la mer. Le lecteur attentif suit tous ses mouvemens; il le voit qui s'apprête, d'un air soucieux, à reconnoître sa fortune; la résistance qu'il éprouve remonte son courage; il

craint, il espère, il doute, lorsqu'il découvre les premiers liens d'un grand panier limoneux, qui bientôt se montre tout entier. Il le dépose encore à terre, et jette de nouveau son filet avec aussi peu de succès: cette fois, il ne ramène que des pierres et des coquilles marécageuses. Il pâlit, et le désespoir trouble sa raison, mais il songe à sa famille; et, portant un regard pitoyable vers la demeure de celui dont il attend du secours : « Seigneur, dit-il, vous savez que je ne »jette mes filets que quatre fois chaque jour. Je les ai déjà » jetés trois fois sans avoir tiré le moindre fruit de mon tra» vail. Il ne m'en reste plus qu'une; je vous supplie de » me rendre la mer favorable, comme vous l'avez rendue » à Moïse. » Après cette prière, il se rassure, et il jette ses filets pour la quatrième fois; une nouvelle résistance soutient encore sa confiance; mais, au lieu du poisson qu'il attendoit, il enlève un vase de cuivre jaune qu'il se hâte de placer sur la grève; il le regarde et le retourne avec empressement, pour en connoître la valeur : son poids lui fait croire qu'il est rempli d'objets précieux ; et le sceau de plomb qu'il remarque sur le couvercle, dont il est hermétiquement fermé, confirme et fortifie tous ses soupçons.

Quel est maintenant l'observateur qui ne sera pas curieux de savoir ce que renferme ce vase? Qu'on se représente un voyageur qui s'est arrêté dès le commencement de la pêche, et qui, placé derrière un buisson, peut tout voir et tout entendre sans être vu: il oubliera l'objet de son voyage, bien il se promettra de regagner, par une marche forcée, le temps qu'il donne à sa curiosité.

Ou

Cependant le pêcheur a tiré son couteau de sa poche; il fait sauter le couvercle; il plonge sa vue jusqu'au fond du vase, et il n'y voit rien. Il le repose lentement à terre, et il le considère, en calculant froidement ce qu'il pourra le vendre. Mais, o prodige inconcevable! après quelques momens d'attention, une fumée épaisse s'élance du vase comme d'une fournaise: elle s'élève en tourbillons; et bientôt, resserrant toutes ses parties, elle devient un corps solide, dont il se forme un Génie d'une taille au-dessus de tous les géans. Le pêcheur effrayé veut fuir; mais la crainte l'empêche de marcher : il demeure immobile devant le géant. Celui-ci regarde le ciel, et il s'écrie : « O Salomon, grand prophète » de Dieu, pardon, pardon! jamais je ne m'opposerai à vos >> volontés. J'obéirai à tous vos commandemens....... >>

Qu'il nous soit permis de faire ici une remarque. On a prétendu que le moyen employé par la sultane, pour mettre un terme à la plus féroce vengeance, étoit trop foible et trop

incertain. Il semble, au contraire, qu'il est parfaitement approprié au caractère du sultan; car, comme ce tyran agit sans aucune raison directe contre ses victimes, il pourra bien, par un nouveau caprice plus motivé, suspendre un crime insensé jusqu'au lendemain. S'il trouve du plaisir à faire égorger tous les matins une épouse nouvelle, il peut en trouver un plus grand à retarder la mort de celle qui a le secret de l'amuser, et qui conserve, au milieu du péril le plus imminent, la douceur la plus touchante, la plus parfaite tranquillité, et l'esprit le plus présent et le plus agréable qu'on puisse souhaiter. Supposons que la princesse se soit arrêtée, comme nous venons de le faire, au milieu de son conte, et qu'elle ait dit simplement à sa sœur, toujours présente à ses récits: «Ma chère sœur, vous entendrez demain des choses » qui vous causeront encore plus d'admiration, si le sultan, » mon seigneur, me permet de vous les raconter ; » croit-on qu'il soit hors de la nature que ce maître superbe ait dit en fui-même : « Laissons-la vivre aujourd'hui; il sera toujours » temps de la faire mourir demain lorsqu'elle aura fini son >> conte ? »>

Mais n'oublions pas notre voyageur, tapi derrière le buisson, et le pauvre pêcheur tremblant devant l'énorme génie qui vient d'apostropher le roi Salomon. « Esprit superbe, » lui dit le pêcheur, il y a plus de dix-huit cents ans que » Salomon, le prophète de Dieu, est mort; et nous sommes » présentement à la fin des siècles. » A ce discours, le Génie regarde le pêcheur, et le menace de le tuer. « La seule » grace que je puis t'accorder, ajoute-t-il, c'est de te laisser » choisir de quelle manière tu veux que je te tue. J'ai juré de >> rendre riche, puissant et heureux celui qui me délivreroit » de ma prison pendant les trois premiers siècles; mais furieux » de voir le temps écoulé sans qu'aucun mortel m'eût rendu » ce service, j'ai fait serment d'exterminer celui qui me don» neroit la liberté, et de ne lui laisser que le choix du genre » de sa mort. C'est pourquoi, puisque tu m'as délivré au>> jourd'hui, choisis promptement comment tu veux que je »te tue. » Etonné, accablé d'une aussi noire ingratitude, et ne voyant aucun moyen de salut devant un colosse qui pouvoit d'un coup de pied le jeter au milieu des flots, le pêcheur a recours aux prières, aux larmes; il le supplie de lui laisser la vie pour conserver celle de sa famille. Vaines prières le serment est irrévocable: il faut qu'à l'instant même il fasse un choix; ou la mort la plus douloureuse va le frapper.

Ce ne sera certainement pas dans ce moment que le voya

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