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Le brillant Camoens, l'Arioste et le Tasse,
Rivalisant d'éclat, de fraîcheur et de grace,
Des riches fictions ayant cueilli les fleurs,
Partagèrent le prix de leurs vers enchanteurs;
Et les manes, charmés qu'à ces illustres sages
L'Elysée ait offert ce doux tribut d'hommages,
Se séparent enfin, et sous leurs abris verts

Vont répandre leur foute en centgroupes divers.

Cette dernière tirade renferme quelques jugemens susceptibles d'appel. Celui qui place Milton à côté d'Homère, ne peut être ratifié qu'en Angleterre. Les Italiens ne souscriront pas à celui qui place le brillant Camoens auprès de l'Arioste et du Tasse; ils en appelleront au tribunal de toutes les nations, qui admettra leur requête ce tribunal confirmera à Virgile le prix d'harmonie sur tous, excepté sur Homère (1). En cela, il ne fera que suivre l'opinion même des Latins.

On est étonné de voir dans l'auditoire Calypso et Circé. Ce sont deux nymphes immortelles qui, en cette qualité, ne peuvent se trouver dans les Champs-Elysées, dans un département de l'empire des morts, à moins que Pluton ou Proserpine ne leur ait envoyé des billets d'entrée pour la séance de l'institut élysien. La vertueuse Pénélope est assez. mal placée auprès d'Hélène, de Calypso et de Circé, qui toutes les trois ont de grands torts avec elle; ensuite Hélène, Armide, Didon, Fleur d'Epine, ne doivent pas entendre grand'chose aux amours d'Eve et d'Adarn. Ces deux personnages sont absens et l'on voit bien que M. Grandmaison les a exclus de l'assemblée pour ne pas encourir le reproche du mélange du sacré avec le profane; et pourtant il introduit des héros chrétiens, des conquérans de la Terre-Sainte, Tancrède et Renaud, Cette contradiction est une suite du plan défectueux adopté par l'auteur. Milton ne devoit point paroître dans une lutte dont le théâtre est dans les Champs-Elysées, et dans laquelle surtout on lui oppose le Camoens. Les chastes amours d'Eve et d'Adam ne doivent pas être mis en parallèle avec les orgies crapuleuses des matelots portugais. Ie lecteur se rappelle sans doute que le Camoens, dans sa Lusiade, fait débarquer les Portugais dans une île enchantée, qui sort de la mer pour le rafraîchissement de Gama et de sa flotte. Le poète faisant un mélange monstrueux des divinités du paganisme avec la religion chrétienne, suppose que Vénus et Cupidon, de concert avec le Père Eternel, rendent les Néréides amoureuses des

(t) Voyez, dans le premier volume du Traité des Etudes de M. Rollin la comparaison des vers d'Homère avec ceux de Virgile, sous le rapport de l'harmonie.

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Portugais. Après cette fiction absurde et impie, il s'abandonne sans ménagement à la description des plaisirs les plus lascifs. « Cet épisode (dit M. Delille) est décrit avec si peu de ména»gement, que l'ile enchantée de la Lusiade ressemble beau» coup plus à un lieu de débauche qu'au séjour des Dieux. » Ce seroit outrager Virgile que de lui comparer de pareilles >> productions. » Voltaire dit lui-même qu'une île enchantée dent Vénus est la déesse (1), et où des nymphes caressent des matelots après un voyage de long cours, ressemble plus à un musico d'Amsterdam, qu'à quelque chose d'honnête.

Nous observerons ensuite, que Milton ne devroit pas parler avant le Camoens, auquel il est postérieur. Par la même raison, l'Arioste et le Tasse ne devoient pas non plus parler avant Virgile. Comme souvent ils ne font que le traduire, il est naturel que la lecture de l'original précède celle des copies. Et puis ces imitations, ces emprunts des poètes modernes, doivent produire un petit sourire malin de la part des anciens. On dit qu'un poète français lisant un jour à Piron une pièce dans laquelle il avoit emprunté plusieurs vers de nos plus grands poètes, Piron avoit soin d'ôter son chapeau à chacun de ces vers, et de les saluer comme des gens de sa connoissance. Si les ombres portent des chapeaux, Virgile doit ôter fort souvent le sien quand il entend l'Armide du Tasse. dont les discours les plus passionnés sont quelquefois traduits littéralement de ceux de Didon (2). Il ne doit pas l'ôter

(1) C'est une dérision impie de prétendre, comme fait un traducteur du Camoens, M. Duperron de Castera, que, dans cette fiction, Vénus signifie la sainte Vierge, que Mars est évidemment Jésus-Christ, et que les principales Néréides représentent les vertus théologales. Le Camoens avoit voulu lui-même sauver l'indécence de cette fiction, en s'écriant: « Mortels profanes, ouvrez les yeux ! Ces Néréides si belles, ces voluptés » qui vous tentent, ne sont qu'une image des honneurs et de l'immortalité » qui suivent les grandes actions. Cette déclaration explicative est fort suspecte dans la bouche d'un poète chassé de Lisbonne pour ses galanteries. (2) Talia dicentem jamdudum aversa tuetur

Huc il'uc volvens oculos; totumque pererrat
Luminibus tacitis, et sic accensa profatur:

«Nec tibi diva parens, generis nec Dardanus auctor
» Perfide, sed duris genuit te cautibus horrens

» Caucasus, Hyrcanique admount ubera tigres.

» Nam quid dissimulo? Aut quæ me ad majora reservo ? » Num fletu ingemuit nostro ? Num lumina flexit?

» Num lacrymas victus dedit, aut miseratus amantem est? » Tandis qu'il parle ainsi, Didon le regarde d'un air ind gné; dans un sombre silence, elle route sur lui des yeux égarés; enfin, sa colère éclate en ces mots : « Perfide! ce n'est point une Déesse qui t'a donné le jour; » non, tu n'es pas du sang de Dardanus; l'aftreux Caucase t'engendra

moins souvent quand l'Arioste lit son épisode de Cloridan et de Médor, traduit littéralement de celui de Nisus et d'Euryale (1)

» dans ses rochers, et tu suças le lait d'une tigresse d'Hyrcanie. Car, pourquoi dissimuler? Quel plus noir outrage dois-je attendre ? A-t-il » gémi de ma douleur ? A-t-il tourné les yeux sur moi ? A-t-il laissé tomber quelques larmes ? A-t-il donné un soupir à mon amour? »

Già buona pezza in dispettosa fronte
Torva il riguarda, al fin pro rompe all' onte:
«Ne te Sofia produsse, e non sei nato
» Dell' Azio sangue tu te l'onda ins na
» Del mar produsse, e'l Caucaso gelato,
» E le mamme allattar di tigre Ircana.
» Che dissimulo io più ? L' uomo spietato
» Pur un segno non diè di mente umana
» Forse cambiò color? Forse al mio duolo

» Baguò almen gli occhi, o sparse un sospir solo?»

la

Armide, la colère et le mépris sur le front, lançoit depuis long-temps sur lui des regards terribles; enfin, elle éclate en ces mots : « Non, » belle Sophie ne t'a point donné le jour; non, tu n'es pas du sang » d'Est. La mer en courroux, ou le Caucase couvert de neige, t'ont vu »naître; une tigresse d'Hyrcanie t'a fait sucer son lait. Pouquoi dissi» mulerois-je plus long-temps? Ce cœur de fer a-t-il donné le moindre » signe de sensibilité ? A-t-il changé de couleur ? A-t-il même donné une » larme, un seul soupir à ma douleur? »>

LE TASSE, chant XVI.

(1) Nisus erat portæ custos acerrimus armis
Hyrtacides, comitem Æneæ quem miserat Ida
Venatrix, jaculo celerem levibusque sagittis ;
Et juxta comes Euryalus, quo pulchrior alter
Non fuit Eneadum, trojana neque induit arma,
Ora puer primd signans intonsa juventá.

« A l'une des portes étoit Nisus, fils d'Hyrtacus, guerrier 'plein de » valeur, sorti pour suivre Enée des forêts de l'Ida, où la chasse l'avoit » rendu habile à tirer de l'arc, et à lancer le javelot; il avoit près de lui » Euryale, le plus beau guerrier qui fut alors parmi les compagnons » d'Enée, ou qui eût jamais endossé les armes troyennes enfant dont » les traits encore tendres laissoient briller sur son visage la fleur de la » première jeunesse........ Ensemble ils veillcient alors à la garde de la même » porte. » ENÉID. liv. IX.

Cloridan cacciator tutta sua vita
Di robusta persona era, ed isnella.
Medoro avea la guancia colorita
E bianca e grata nell' eta novella;
E fra la gente a quella impresa uscita
Non era faccia più gioconda e bella.

Cloridan, qui avoit été chasseur toute sa vie, joignoit la force à la » légéreté. Pour Médor, il étoit dans la nouveauté de son printemps; » ses joues étoient encore blanches et fleuries. Parmi tous les Sarrasing " qui partagcoient les dangers de cette guerre, aucun ne réunissoit plus

Ovide assis au rang des auditeurs, doit ouvrir de grandes oreilles quand il entend l'Arioste lire le combat de Roger pour délivrer Angélique, traduit du combat de Persée pour délivrer Andromède. Horace doit trouver aussi fort étrange qu'on fasse tant d'honneur au Camoens de sa fiction du géant

» de grace et de beauté. Tous les deux étoient sur les remparts en sen

>> tinelle. »>

Egressi superant fossas, noctisque per umbram
Castra inimica petunt, multis tamen ante futuri
Exitio. Passim vino somneque per herbam
Corpora fusa vident: arrectos littore currus,
Inter lora rolasque viros, simul arma jacere
Vina simul. Prior Hyrtacides sic ore locutus:

"

Euryale, audendum dextrá: nunc ipsa vocat res;

» Hac iter est : tu ne qua manus se attollere nobis
» A tergo possit, custodi, et consule longe :

» Hæc ego vasta dabo, et lato te limite ducam. »

«Ils sortent, ils franchissent les fosssés, et, à la faveur des ténèbres, »>ils gagnent ce camp qui leur sera funeste, mais non pas sans qu'il aient » immolé auparavant bien des victimes. Ils voient de tous côtés des soldats » que le vin et le sommeil ont étendus sur l'herbe; ils voient des chars » dételés près du rivage, les conducteurs couchés entre les harnois et » les roues, des armes jetées ça et là parmi des vases remplis de vin «Cher Euryale, dit le premier le fils d'Hyrtacus, il faut ici nous signaler; » l'occasion nous y invite. Voici notre chemin : toi, dans la crainte que >> des ennemis ne viennent fondre sur nous par derrière, fais sentinelle, >> et observe au loin ce qui se passe. Je vais nettoyer tout ceci, et t'ouvrir » un large chemin. » ENEIDE, liv. IX.

Lascian fosse, e steccati, e dopo poco
Trà nostri son, che senza cura stanno.
Il campo dorme, e tutto è spento il foco;
Perchè de Saracin poca tema hanno
Tra l'arme, e carriaggi stan riversi

Nel vin, nei sonno insino agli occhi immersi
Fermossi alquanto Cloridano, e disse:
«Non son nai da lasciar occasioni
»Tu perchè sopra alcun non ci venisse

» Gli occhi, e gli orecchi in ogni parte poni
» Ch' io m'offerisco farti con la spada

>> Tra glinimici spaziosa strada, etc. »

«Ils traversent les fossés, les remparts, et bientôt se trouvent au milien » des Chrétiens, qui ne sont pas sur la défensive. Tout le camp dor» moit, et les feux étoient éteints partout; car on redoutoit peu les Sarra»sins les soldats, ivres et étendus au milieu des armes et des bagages, » étoient plongés dans le plus profond sommeil. Cloridan s'arrête un » instant, et dit à son ami : « Jamais il ne faut manquer l'occasion. Ne » dois-je pas massacrer ces gens, qui ont ôté la vie à notre prince ? Et » toi, afin que personne ne nous surprenne, écoute, regarde de tous » côtés; je te promets, avec mon épée, de t'ouvrir un large chemin au » travers de nos ennemis. >>

ARIOSTE, XVIII chant,

J'Adamastor, qui prédit aux Portugais tous les désastres qui les attendent au-delà du Cap de Bonne-Espérance. Cette fiction n'étoit pas difficile à imaginer, quand on a vu le vieux Nerée s'élever, du milieu des flots, au moment où Pâris les traverse avec Hélène, et lui annoncer tous les malheurs où ce perfide ravissement va plonger sa patrie et sa famille.

Ces observations nous conduisent naturellement au principal défaut du plan de cet ouvrage. Il consiste dans l'uniformité ennuyeuse que présente cette galerie de tableaux voluptueux, presque tous calqués les uns sur les autres. Chacun de ces tableaux produit un très-bon effet dans le poëme épique où il se trouve, parce qu'il y contraste souvent avec des scènes de carnage et de désolation, ou avec des tableaux d'un autre genre, qui servent à le faire mieux ressortir. Mais enlever chacun de ces tableaux de l'endroit où chaque poète les avoit spécialement placés, les réunir et les entasser tous dans un même ouvrage, c'est commettre une faute à-peu-près semblable à celle de ces artistes, qui après avoir enlevé tous les plus beaux mausolées des différentes églises pour lesquelles ils avoient été spécialement construits, les ont tous amoncelés dans un même dépôt, où n'étant plus éclairés du jour qui leur étoit favorable, n'étant plus environnés de la majesté du temple, ils n'offrent qu'un vain amas de ruines et de décombres. Enfin il est une considération qui auroit dû effrayer l'auteur, quand il conçut l'idée de cet ouvrage. Un traducteur doit connoître à fond le génie de la langue de son auteur: or, si un poète français a souvent bien de la peine à connoître parfaitement le génie de sa propre langue, comment pourroit-il se flatter de connoître à fond celui de la langue grecque, de la langue latine, de la langue italienne et de la langue anglaise ! Comment osera-t-il s'engager à faire passer les beautés de ces différentes langues dans la nôtre? Cet entreprise eût effrayé Boileau lui-même, qui dans la traduction de quelques endroits forts courts d'Homère, est resté encore si loin de l'original. Il est à craindre qu'en voulant être tour-à-tour Homire, Virgile, l'Arioste, le Tasse et le Camoens, on ne soit rien du tout. Ceci ne doit pourtant s'appliquer qu'avec beaucoup de ménagemens à M. Grandmaison, qui annonce un véritable talent pour la poésie, et auquel il échappe quelquefois des vers très-heureux. Si dans cet ouvrage le succès n'a pas répondu à ses efforts, il faut en accuser beaucoup moins son talent que les difficultés insurmontables de l'entreprise.

Comme l'auteur nous avertit dans sa préface que le Chant de Virgile est le meilleur de son ouvrage, c'est dans ce Chant que nous prendrons une pièce de comparaison entre

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