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de lignes et cette pureté de formes que l'on admire dans les ouvrages de son maître, et qui n'étoient point nécessaires dans un sujet si récent.

Il n'en est pas ainsi de la Scène de Déluge, que M. Girodet a exposée : en représentant des personnages nus, il s'est mis dans l'obligation de déployer toutes les richesses du dessin ; et puisqu'il ne peignoit point pour retracer un fait réel, mais seulement pour émouvoir l'imagination, il a dû montrer tout ce que l'imagination peut concevoir de plus noble et de plus parfait dans les formes humaines. De si grandes difficultés auroient effrayé un artiste vulgaire; mais M. Girodet semble les rechercher, pour avoir la gloire de les vaincre.

C'est une idée à la fois simple et frappante, que d'avoir attaché la destinée de toute une famille à un seul arbre, qui, en se rompant, trahit le dernier espoir qui lui reste. Ce beau sujet appartenoit de droit à la peinture, et il ne pouvoit même convenir qu'à elle. Toutes les images que la poésie offre à l'esprit, seroient sans effet pour retracer une pareille scène : il faut qu'on la voie. Ce qui la rend sur-tout propre à faire dans l'ame du spectateur une vive impression de terreur et de pitié, c'est qu'en frappant sa vue, elle laisse encore un champ libre à son imagination; c'est qu'en même temps qu'il voit tous ces malheureux sur le bord de l'abyme, il se peint à lui-même la mort affreuse qui les attend; et il est encore plus effrayé de ce qui va suivre, que de ce qu'il a sous les yeux.

C'est le sort d'un bel ouvrage d'être examiné et discuté dans tous ses détails. Aussi se demandoit-on dans les premiers jours de l'exposition, pourquoi le peintre avoit mis dans la main du yieillard une bourse pleine d'or, circonstance qui ne paroissoit bonne qu'à indiquer un vice peu fait pour accroître l'intérêt? M. Girodet a répondu à cette critique tout ce qu'on pouvoit y répondre; mais j'avouerai que ses raisons m'ont paru spécieuses, et ne m'ont pas convaincu. Cette bourse lui a servi, dit-il, à caractériser la prévoyance ordinaire à la

vieillesse; mais elle peut aussi désigner l'avarice reprochée souvent à cet âge; et il suffit que ce symbole ait eu besoin d'explication, et que tant de spectateurs aient pu s'y méprendre, pour conclure qu'il n'est pas assez clair et qu'il falloit le rejeter. L'auteur avoit heureusement imité Virgile en plaçant le vieillard aveugle sur les épaules de son fils, comme le poète nous a montré Anchise sur ceux du pieux Enée. Puisqu'il vouloit absolument quelque signe propre à peindre aux yeux le caractère moral de la vieillesse, ne pouvoit-il pas en emprunter un au même modèle ? Il nous eût vivement intéressé en nous montrant son vieillard emportant avec lui ses dieux domestiques. La piété distingue cet âge aussi bien que la prévoyance; et la première est assurément plus noble, plus touchante, plus poétique que la seconde.

Il me semble encore que l'enfant, qui le premier va tomber dans les flots, pourroit naturellement se retenir aux draperies de sa mère, au lieu de la saisir si cruellement par les cheveux. La scène étoit assez terrible en elle-même, pour qu'il ne fût pas besoin d'en augmenter gratuitement l'horreur. On veut la contempler long-temps pour jouir de la terreur et de la pitié qu'elle fait naître; mais les yeux sont tentés de se détourner au moment où ils se portent pour la première fois sur cette partie du tableau ; et cette sensation qui prévient le raisonnement, et qui est commune à tous les spectateurs, prouve que l'artiste a outrepassé le but qu'il devoit se contenter d'atteindre.

Voilà à-peu-près tout ce qu'une critique sévère pourra reprendre dans une composition si neuve et si hardie; mais combien de beautés supérieures pour la désarmer! C'est une vigueur d'exécution et une science de dessin qui seroient enviées des plus grands maîtres. C'est un style vraiment historique, et une noblesse de formes, qui se retrouvant dans tous les personnages, offre en quelque sorte le type de la beauté dans les différens âges de la vie. C'est tout l'ensemble de l'ou

yrage dont l'effet lugubre est si bien en harmonie avec la scène qu'il représente. Je sais que cette belle production n'est peutêtre pas encore autant et aussi généralement appréciée qu'elle doit l'être. Mais du moins si ceux qui l'admirent trouvent encore quelques contradictions, ce ne sera point parmi les artistes qui ne sont point aveuglés par l'envie; ce ne sera pas non plus dans la partie la moins éclairée du public, qui ne connoît d'autre juge du mérite d'un ouvrage que la sensation qu'il lui fait éprouver. Ce sera plutôt parmi ces auteurs dédaigneux, qui, trop pleins de confiance dans des études superficielles, n'estiment les productions des arts qu'autant qu'elles sont conformes aux théories arbitraires qu'ils se sont faites, toujours prêts à disputer contre leurs propres émotions, et trouvant bien plus de plaisir à raisonner sur des défauts qu'à se passionner pour des beautés. Ceux-là s'appuyant de quelques principes fort connus, sur la manière dont il faut grouper ordinairement les figures, ne peuvent pardonner à M. Girodet cette longue ligne sur laquelle il a rangé tous ses personnages. Ne seroit-il pas plus juste de rendre hommage à l'art avec lequel il a dissimulé tout ce qui pouvoit déplaire à l'œil dans une disposition commandée par son sujet, et de le louer d'avoir laissé à sa composition un caractère d'originalité qui est toujours un mérite, mais qui auroit sans doute dégénéré en bizarrerie entre les mains d'un artiste ordinaire ? Au reste, les critiques injustes s'oublieront bientôt. L'ouvrage restera; et il trouvera la place qu'il mérite parmi ceux qui attesteront à la postérité la prééminence de l'école française du dixneuvième siècle.

Non loin d'un tableau qui accroît la réputation depuis long-temps acquise à son auteur, j'en vois un qui doit commencer celle d'un peintre qui ne s'étoit encore annoncé au public par aucun ouvrage, mais qui paroît aussi destiné à prendre un jour sa place parmi les maîtres : c'est la Mort d'Annibal, par M. Lemire jeune.

Ce qui fait sur-tout reconnoître l'artiste né avec le génie de son art, c'est que, quelque sujet qu'il traite, il en saisit tous les traits caractéristiques, et il s'empare de toutes les circonstances qui peuvent lui donner une physionomie particulière. Le vague des idées détruit tout intérêt dans la peinture comme dans la poésie; et c'est peut-être le symptôme le plus affligeant d'une incurable médiocrité. On ne reprochera pas ce défaut à M. Lemire. Par une disposition ingénieuse, il a fait voir dans le fond du tableau la partie supérieure d'une galerie où l'on découvre l'aigle Romaine et les casques des soldats, qui vont s'introduire jusque dans le dernier asile du héros. Cette circonstance fait bien sentir tout ce qu'il y a de critique dans sa situation, et qu'il ne lui reste plus qu'un moment pour échapper à ses ennemis. C'est ce que n'avoient pas su faire les artistes moins habiles, qui jusqu'ici avoient cru traiter ce sujet en représentant un homme qui s'empoisonne sans songer à faire voir ce qui le réduit à cette extrémité. Tous les moyens employés dans cette composition, sont aussi simples et aussi naturels : il semble qu'elle ne fasse que reproduire avec des traits plus nets et plus précis, ce que chaque spectateur avoit confusément dans l'esprit, et elle lui révèle, pour ainsi dire, ce qu'il a pensé. La figure d'Annibal est telle que se la peindra toute imagination fortement frappée des exploits et du caractère de ce grand homme. Dans son attitude ferme et assurée, on croit voir l'empreinte de la résolution forte qu'il vient de prendre. D'une main il repousse machinalement l'esclave qui le conjure de vivre; de l'autre, il va porter à la bouche la coupe empoisonnée. L'élévation de son le courage inébranlable, et sur-tout le dédain se peignent sur son visage. Son esclave s'est jeté à ses pieds: il y a dans son attitude, dans son geste et dans l'expression de sa douleur, quelque chose de servile qui fait deviner sa condition. Attentif à rappeler toutes les circonstances particulières à la mort d'Annibal, l'artiste a montré sur le plancher la

ame,

bague où, suivant la plupart des historiens ce grand homme portoit le poison qui termina ses jours. Mais afin de pouvoir ennoblir son geste, il a supposé avec vraisemblance qu'à l'approche des Romains ce poison avoit été jeté dans une coupe. Peu de personnes remarqueront dans un bas-relief, qui décore le lieu de la scène, le même Annibal après la bataille de Cannes, voyant défiler les prisonniers, tandis qu'on verse à ses pieds un boisseau rempli d'anneaux de chevaliers Romains; mais les spectateurs instruits aimeront à voir l'époque la plus glorieuse de la vie du héros, en opposition avec ses derniers instans. Les grands maîtres ont toujours recherché ces contrastes ingénieux; et ils augmentent ainsi les moyens d'un art qui ne peut saisir à-la-fois qu'un seul instant dans l'histoire de ceux qu'il fait

revivre.

On voudroit qu'en faisant preuve d'un talent si distingué dans l'invention et dans le dessin, M. Lemire eut également réussi dans le coloris. Ce n'est pas qu'il n'y ait de la vérité dans l'effet général, et une harmonie de tons et de couleurs qui plaît à l'œil, et qui l'invite à s'y reposer; mais l'artiste n'a obtenu cette qualité précieuse qu'en renonçant trop à l'éclat, et îl a distribué la lumière avec une sorte de timidité. Les draperies sont en général un peu ternes, les ombres trop noires et trop peu transparentes. Au reste, il est juste de remarquer que ce défaut n'en est guère un, qu'à une exposition générale où il faut un effet brillant pour attirer l'attention. Il peut diminuer le succès sans ôter beaucoup au mérite réel de l'ouvrage, et il suffit d'ailleurs qu'on en ait fait une fois l'épreuve, pour apprendre à s'en préserver.

Dans le numéro prochain, je continuerai à examiner rapidement les compositions importantes, et je terminerai par une revue générale du Salon.

C.

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