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que la France entière étoit couverte des monumens de leur grandeur et de leur munificence: il paroît que presque tous emporterent au tombeau l'estime et l'affection des peuples; et, ce qui est sûr encore, c'est que plusieurs d'entr'eux laissèrent dans le souvenir, même des dernières classes de la nation, des impressions assez fortes pour que dix siècles entiers écoulés depuis eux, n'aient pu les effacer Boa Dagobert, voire nom est encore dans toutes les bouches; le vulgaire vous célèbre dans ses chansons, et les historiens nous parlent à peine de vos enfans. Cependant les monumens de leurs règnes existoient encore il n'y a pas vingt ans. La France entiere parloit; l'histoire seule est muette. Murs augustes qu'on relève aujourd'hui, temple de Saint-Denis, c'est vous que j'atteste par quelles mains fûtes-vous construits? Quels furent les temps qui vous virent naitre ? Ils sont obscurs maintenant; on n'en parle qu'à peine. Eh bien! relevez-vous, portez à la postérité la plus reculée le témoignage des grandes choses dont nous avons été les témoins, et, jusque dans cet éloignement où les plus grandes choses s'oublient, dites-lui que nos temps aussi furent féconds en prodiges.

Avec quelle légèreté M. Anquetil a traité cette partie de notre histoire! Non-seulement elle est trop courte, mais elle est mal racontée : des faits importans y sont omis; les noms mêmes de nos anciens rois ne s'y trouvent pas tous, on ils y sont mis de telle manière qu'on ne peut plus les reconnoître. J'ai promis d'être court sur les censures, et de ne m'appesantir sur aucune qu'il me suffise donc de faire observer qu'en faisant tant bien que mal l'histoire de Chilpéric I, fils de Clotaire I, il l'appelle partout Chilpéric II; ce qui ne l'empêche pas de faire ensuite l'histoire du véritable Chilpéric II, sans avoir l'air de se souvenir que c'est pour la seconde fois que ce nom paroît dans son ouvrage. On trouve dans l'histoire de Velly une erreur pareille. Dans celle-ci, Chilpéric II est appelé Chilpéric III; ainsi, dans l'une il n'y a point de Chilpéric I, et dans l'autre il n'y a point de Chilpéric II. On diroit que cette partie de nos aunales n'étoit pas digne de l'attention de nos historiens.

Mais, du moins, cette erreur est à-peu-près la seule que l'on trouve dans tout l'ouvrage de Velly; et combien d'autres je pourrois rolever dans celui de M. Anquetil! Il semble que celui-ci se soit plu à ramasser dans les vieilles chroniques ce qu'elles contiennent de plus romanesque et de plus invraisemblable, pour en charger toutes ses pages. Partout ce sont des contes, des anecdotes; il écrit, dit-il, de mémoire : on le voit bien; mais ce n'est pas ainsi qu'on écrit un bon livre. Ce

qu'il y a de plus curieux dans les auteurs, n'est pas nécessairement ce qu'il y a de plus instructif; et ce qu'on retient le mieux, n'est pas toujours ce qu'il auroit fallu retenir. Quand on voudra louer M. Anquetil, on dira qu'il a recueilli toutes les fleurs de l'histoire; mais, quand on voudra dire la vérité, il faudra ajouter qu'il en a laissé tous les fruits. Quelle instruction, en effet, peut-on retirer d'un ouvrage composé dans un pareil esprit ? Et s'il est vrai que M. Anquetil l'ait fait, comme il le dit dans sa préface, pour que les jeunes gens l'ouvrent et s'instruisent, et que les vieillards le feuillètent et se souviennent, je demande quelle opinion il faudroit se former d'un jeune homme qui n'auroit que cette instruction, et d'un vieillard qui n'auroit que ces souvenirs?

Je ne citerai qu'un exemple tiré de cette première partie; et je choisis l'histoire du mariage de Clotilde avec Clovis: « Ce caractère sanguinaire (de Clovis ) auroit pu, dit M. An» quetil, être modéré par les tendres insinuations d'une femme » douce et sensible; mais il ne paroît pas que Clotilde, qu'il » épousa, ait été douée de ce caractère. Elle étoit fille de » Chilpéric, roi d'une partie de la Bourgogne. Gondebaud » son frère (sans doute de Chilpéric), qui possédoit l'autre, » le fit assassiner pour réunir le royaume entier sous son >> sceptre. La nièce garda un vif ressentiment de cette bar» barie. Il ne put être étouffé par la condescendance qu'eut » son oncle de l'accorder à Clovis, quoiqu'en agréant ce >> mariage, il dût craindre et l'ambition du prince et le carac. >>tère vindicatif de sa nièce. Ces considérations, qui lui furent » présentées par son ministre, le déterminèrent à dépêcher >> des gens pour ramener la princesse, à laquelle il avoit >> permis de partir. Heureusement elle s'étoit déjà mise en » sûreté dans les Etats de son futur époux. De là, elle ordonna » qu'on mit le feu aux villages de la frontière de Bourgogne » les plus prochains, envoyant, pour ainsi dire, les tour»billons de flammes qui s'élévoient de ces incendies, comme » des messagers de la vengeance qu'elle méditoit. »

C'est ainsi en effet que Mézerai, sur la foi de quelques vieilles chroniques, a raconté l'histoire du mariage de Clotilde avec Clovis; et M. Anquetil qui toujours copie ou Mézerai, ou Velly, ou quelqu'un de ses propres ouvrages, n'a pas manqué de s'emparer de cette anecdote. Elle est curieuse, il faut l'avouer: cette histoire des gens dépéchés pour ramener Clotilde, a un faux air de celle de Pénélope et des efforts que fit son père pour la retenir auprès de lui. Il est possible encore que Mézerai ait trouvé piquant de donner à une Sainte, à celle qui la première arbora en France l'éten

dard de la croix, un caractère vindicatif, et de lui faire par pure vengeance incendier les villages de son propre pays. Le fait peut être vrai les Saints ne sont pas saints en tout; ils ont, comme nous, leurs passions et leurs foiblesses, et leur sainteté consiste à en triompher plus souvent que nous. Mais enfin le fait n'est pas constant; et Velly le raconte d'une manière très-différente:

« Gondebaud, dit-il, roi des Bourguignons, avoit une nièce >> d'une rare beauté. La réputation de ses charmes, de son » esprit et de sa vertu, toucha le cœur de Clovis. Il la fit » demander par ses ambassadeurs. La cour de Bourgogne » n'osa la refuser; elle craignoit d'irriter un jeune conquérant » que la victoire suivoit partout. La princesse Clotilde fut >> donc épousée, au nom du roi, par Aurélien, illustre Gau»lois, qui lui donna, selon la coutume, un sou et un denier.... » Tout étant prêt pour le départ de la nouvelle reine, elle >> se mit en chemin, montée sur une espèce de chariot qu'on >> appeloit une basterne. C'étoit la voiture la plus décente » et la moins rude de ce temps-là. Elle étoit tirée par des >> bœufs, dont la marche, plus lente que celle du cheval, est >> aussi beaucoup plus douce. Le mariage fut célébré à Sois>> sons, aux acclamations des Gaulois et des Français. Le ciel » bénit cette heureuse union. »

Je ne cherche pas, je n'ai pas le temps de chercher ici qui a raison de Velly ou de M. Anquetil. Il me semble que le récit du premier est plus vraisemblable, et cela suffiroit pour me déterminer en sa faveur; mais je demande à tous les gens de goût quel est celui de ces deux récits qui est le mieux écrit, qui fait le mieux connoître les mœurs du temps, qui a tout à-la-fois le plus de grace et le plus de précision? Je ne crois pas qu'ils y mettent le moindre doute: ils me répondront tous que c'est celui de Velly. Cependant M. Anquetil avoit fait de très-bonnes études, et son style ne manque jamais de vivacité, et même d'un certain agrément. Quelle est donc la cause de cette différence que l'on remarque soit entre ces manières de voir le même fait, soit entre ces manières de le raconter ? Ne seroit-ce pas que la vérité n'avoit pas jeté d'assez profondes racines dans le cœur de M. Anquetil? Je ne sais comment développer ma pensée, sans quelle soit trop offensante pour sa mémoire. Il étoit bon et sage sans doute, puisqu'il étoit très éclairé; mais il a l'air d'avoir ignoré que Clotilde est une sainte; mais, lorsqu'il parle de la religion, il en parle tout à-la-fois avec un respect et une indifférence qui m'épouvante; mais enfin, son goût ne me paroît pas avoir été suffisamment épuré au feu des grands principes et des vérités éternelles.

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M. Anquetil est très-loin d'être un écrivain irréligieux. J'ignore, je le répète, quels étoient ses principes: ce qu'il fu dire à sa louange, c'est qu'il respecte les véritables, et qu'il en démontre partout la nécessité. Il dit quelque part, en parlant des Albigeois : « On sait trop combien l'irréligion »peut enfanter de désordres parmi le peuple; quel boule» versement de tous les principes, même civils; quelle cor»ruption dans les mœurs l'affranchissement de toute crainte » pour l'avenir introduit chez des hommes grossiers, et » combien elle les rend propres à lever l'étendard de l'insu»bordination et à violer toutes les lois. » Ah! sans doute, on me le sait que trop, et M. Anquetil ne l'avoit que trop vu par ses propres yeux. Je ne doute même pas que, si son sujet l'y eût porté, il ne nous eût fait remarquer que l'irréligion n'influe pas moins sur les gens instruits que sur les gens grossiers; que si, dans les seconds, elle déprave le cœur, dans les premiers elle affoiblit au moins le goût; et qu'enfin, s'il y a une vérité bien démontrée per l'histoire, c'est qu'il y a une connexion nécessaire entre la décadence des lettres et la décadence des principes religieux.

Mais M. Anquetil, dont l'eprit étoit trop sage pour ne pas voir le mal où il étoit, n'avoit peut-être pas un talent assez robuste pour y résister pleinement et en triompher. Ce qu'il y a de sûr, c'est que ses expressions ne sont pas aussi étrangères à son siècle que ses opinions. On a vu, par exemple, comment il parle de la pieuse Clotilde: on ne sera donc pas étonné que Saint Louis soit nommé dans son onvrage Louis, que nous appellons le Saint. A l'entendre, on diroit que cette dénomination ne renferme aucun sens déterminé, et que nous disons Louis le Saint, comme on dit Louis le Hutin ou Jean Sans-Terre.

Cette dernière étourderie (car je ne puis l'appeler autrement, quoiqu'il s'agisse d'un vieillard d'ailleurs très-respectable) peut avoir une autre cause, qu'il importe de faire connoître. M. Anquetil a vécu, et sur-tout il a beaucoup écrit dans un temps où l'on avoit perdu tout sentiment des couvenances. Il étoit beau alors, et j'oserois presque dire, il étoit noble de parler d'un roi, ou d'un homme fameux, comme on parleroit d'un homme vulgaire. Il a pris le ton du moment: il l'a suivi comme on suit une mode; c'est-à-dire, sans y attacher peut-être beaucoup d'importance; mais enfin, il l'a suivie, et Jes modes ne vont bien ni aux auteurs, ni aux vieillards. Ses opinions, je le répète encore, n'étoient peut-être pas de ce temps, mais toujours ses expressions en ont pris la teinte, et voilà pourquoi son style n'a jamais aucune noblesse: car ce qui étoit beau

alors, est précisément ce qui est devenu et ce qui sera toujours inconvenant et ignoble. Ainsi, lorsqu'il parle d'un de nos rois, c'est toujours par son surnom qu'il l'appelle; et s'il parte d'un étranger, il ne sait le caractériser que par le nom de sa nation. Des exemples me feront mieux comprendre: M. Anquetil dit que le Sans-Terre n'osa s'exposer à la rigueur du tribunal, etc- (il s'agit de Jean Sans-Terre), et que sous le Hardi se tint à Montpellier une assemblée solennelle, etc. (Cela veut dire Sous Philippe-le-Hardi.), et que Jeanne, fille de Hutin, resta en bas áge sous ses deux oncles, etc, (Il faut savoir que c'est Jeanne, fille de Louis-le-Hutin). Il raconte ailleurs qu'un roi de France étoit en froid avec l'Allemand, et cet allemand étoit l'empereur Othon. Louis XVI, selon lui, retira sa confiance au Genevois, et pour le coup on devine que c'est M. Necker. Mais que d'inconvenances il a fallu dévorer avant d'arriver là ! Ne soyons donc plus étonnés de Louis que nous appelons le Saint; soyons-le plutôt de ce qu'il n'a pas dit que le soudan d'Egypte battit le Saint. Du reste, il ne craint pas d'employer l'expression vulgaire, et de donner quelquefois comme un autre à Louis IX le nom de Saint-Louis, Il fait même plus que tout autre: car, dans le titre de son chapitre sur ce monarque, et dans le haut de toutes ses pages, il l'appelle Saint-Louis-Neuf.

Je ne finirois pas si je voulois relever toutes les inconvenances politiques, morales, ou tout simplement sociales dont cette histoire est surchargée. On y lit que l'amiral Chabot étoit un bon marin; c'est comme si on disoit que M. de Turenne étoit un bon soldat. Ailleurs on trouve qu'une chose inquiétoit Henri IV, et que cette chose fait voir que, dans les actions ordinaires de la vie, souvent les maîtres de la terre sont réduits aux vœux comme les autres hommes. Or, quelle étoit ceule chose? C'étoit la crainte de rencontrer une femme laide et mauvaise. Voilà, il faut en convenir, une singulière chose, et à propos de cette chose, une plus singu lière réflexion de l'historien. Mais est-ce qu'on remarque aujourd'hui ces sortes d'inconvenances dans un ouvrage ? Depuis que, grace aux romans et à la multitude des livres dont nous avons été inondés, on ne lit plus que pour se désennuyer, tout livre est bon quand il amuse. Or, cette histoire est fort amusante. C'est une observation que je ne devois pas oublier de faire, puisque je me suis chargé de recueillir aujourd'hui les jugemens du public: il est certain que j'ai entendu des personnes qui croyoient en faire un très-grand éloge, en disant qu'elle les avoit beaucoup amusées. Qu'on s'en amuse donc; mais cela ne doit pas m'empêcher de dire

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