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Eloge historique de Jacques-Martin Cels, lu à la séance publique de la classe des sciences physiques et mathéma→ tiques de l'Institut national, du 7 juillet 180, par G. Cuvier, secrétaire perpétuel pour les sciences physiques.

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Jacques-Martin Cels, cultivateur-botaniste, membre du conseil d'agriculture, établi près le ministère de l'intérieur, et de la société d'agriculture du département de la Seine, appartenoit à l'Institut national, depuis la première formation de cette compagnie, dans la section d'économie rurale et d'art vétérinaire.

Né à Versailles en 1743,d'un père employé dans les bâtimens du roi, il étoit entré, dès sa première jeunesse, dans les bureaux de la ferme générale, et s'y étant distingué par des talens et de la probité, il avoit obtenu de bonne heure l'emploi assez lucratif de receveur des fermes près de l'une des barrières de Paris. Mais dès sa jeunesse aussi, tout en s'occupant avec assiduité des devoirs de ses places, il savoit encore trouver du temps pour l'étude, et s'y livroit avec ardeur. Il aimoit les livres, et mettoit à en acquérir une grande partie de ses économies. Portant dans leur connoissance un esprit d'ordre qui lui fut toujours naturel, il desira de perfectionner les méthodes bibliographiques, et rédigea dans cette vue, de concert avec le libraire Lottin, l'ouvrage intitulé: Coup-d'œil éclairé d'une grande ibliothèque à l'usage de tout possesseur de livres, 1 vol. in-80. 1773. Ce n'est, à proprement parler, qu'un recueil d'étiquettes faites pour être placées sur les rayons, afin de distinguer les livres d'après les sujets auxquels ils se rapportent; et comme le dit l'auteur lui-même, il ne peut tenir sa place dans une biblio thèque qu'après avoir été disséqué et mis en lambeaux. Mais, si l'on examine avec un peu de soin, on voit bientôt qu'une suite aussi complète et aussi méthodique de subdivisions suppose des idées générales et philosophiques de toutes les matières dont il peut être traité dans les livres. C'est une sorte d'arbre des connoissances humaines d'après leur objet, et la simple lecture n'en est pas sans instruction. Cependant M. Cels s'abstint d'y mettre son nom, coinme à la plupart des ouvrages qu'il a publiés depuis.

Ce goût pour les distributions et pour l'étude approfondie des rapports des choses, pouvoit naturellement conduire M. Cels à l'amour de la botanique, qui n'est que Papplication

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l'application de l'art général des méthodes à l'un des règnes de la nature; mais qui en est peut-être l'application la plus ingénieuse, la plus complette et la plus nécessaire.

Il paroît, en effet, qu'il s'y livra de bonne heure on le voit suivre les herborisations de Bernard, de Jussieu, et se lier assez intimement avec le Monnier le médecin, JeanJacques Rousseau et d'autres amateurs des plantes. Il se forma de bonne heure aussi un jardin de botanique où il passoit les momens de loisir que lui laissoit son emploi. Dès 1788, il se vit en état d'établir une correspondance et des échanges qui ne tardèrent point à rendre ce jardin l'an des plus riches que possédassent des particuliers. Mais bientôt la révolution supprimant les impôts indirects, et le privant de sa charge, le livra tout entier à son goût favori, qui devint à la fois son unique occupation et sa principale ressource. Retiré au village de Montrouge, près Paris, il s'y fit entièrement cultivateur et commerçant de plantes ; résolution prise avec courage et exécutée avec persévérance; redoublant d'activité dans la correspondance com ne dans le travail manuel, il se procura des végétaux de tous les pays du monde, parvint à en multiplier un grand nombre, et les distribua aux amateurs avec une abondance dont on n'avoit pas eu d'idée jusqu'alors. On imagine bien cependant que ce jardinier, d'une espèce nouvelle, ne cessa point d'aimer les sciences. Les étudians étoient toujours mieux reçus que les acheteurs, et cela sans qu'ils eussent besoin de la moindre recommandation.

C'est dans son jardin qu'ont été dessinées et décrites plusieurs des espèces nouvelles, publiées dans les Stirpes nova de l'Héritier; dans les plantes grasses et les astragales de M. de Candolle, et dans les liliacées de M. Redouté, l'ouvrage le plus magnifique dont la botanique ait été jusqu'à présent redevable à la peinture. C'est aussi de là que viennent originairement quelques-unes des plantes que M. Ventenat a fait connoître dans sa superbe description du Jardin de la Malmaison. Mais l'ouvrage auquel le jardin de M. Cels devra plus particulièrement la durée de sa réputation, c'est celui que M. Ventenat vient de lui consacrer. Les botanistes ont publié depuis long-temps des descriptions des jardins publics, et de ceux des princes ou des hommes riches qui ont mis une partie de leur gloire à encourager la science aimable des végétaux. Ici, c'est un ami qui fait connoître l'oeuvre de son ami; tous les deux sont de simples particuliers. Le jardin et le livre sont des

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produits d'entreprises privées, et néanmoins la richesse des matériaux fournis par le jardin, et la beauté de l'exécution du livre, surpassent une grande partie de ce qu'on voit dans les entreprises antérieures, quoique favorisées par l'opulence ou par le pouvoir. Il faut citer sans cesse ces exempeuvent encore pour les sciences

ples, qui montrent ce our courage ou à la force de leur

les hommes réduits à

volonté.

M. Cels en particulier fut pour long-temps privé de tout autre moyen, par un malheur qui dérangea entièrement la petite fortune que son économie avoit commencé à lui faire. Lors du pillage des barrières, en 1789, une somme considérable avoit été enlevée de sa caisse. Les fermiersgénéraux, pour qui sa probité étoit notoire depuis vingt ans, n'avoient pas eu la pensée de le rendre responsable du crime d'autrui; mais des juges qui n'avoient pas les mêmes données, n'osèrent décider par la seule équité une cause devenue celle du trésor public, et les hommes qui faisoient alors la loi ne voulurent pas êtres justes. Cette perte causa dans ses travaux des retards incalculables. Obligé de se défaire de sa belle bibliothèque, réduit à cultiver sur le terrein d'autrui, et successivement en différens lieux aprês vingt années de soin, il ne se trouvoit pas plus avancé que des cultivateurs nouveaux. Il déploroit ces contrariétés, mais il ne s'en laissoit point abattre. Après chaque événement fâcheux, son industrie active avoit bientôt reproduit tout ce qui pouvoit se passer de temps.

Il faut dire qu'il fut constamment secondé par les amis de la science et par les voyageurs. Ceux-ci confioient de préférence leurs graines et leurs plants à l'homme qui savoit le mieux les faire fructifier. L'éducation des végétaux, comme celle des hommes, exige une sorte de dévouement et de sollicitude, qu'une véritable passion peut seule inspirer ; et personne n'est mieux fait pour en sentir la nécessité que ceux qui, par une passion d'un autre genre, ont exposé mille fois leur vie pour procurer à leur pays quelques plantes nouvelles. M. Cels dut plus qu'à tout autre à l'intrépide voyageur André Michaux, né comme lui à Versailles, qui réunissoit comme lui, à un goût invincible pour les plantes, quelque chose d'agreste dans le caractère et un courage indomptable, et qui après avoir parcouru les déserts brûlans de l'Arabie et de la Perse, après s'être enfoncé dans les forêts épaisses de l'Amérique du Nord, en avoir gravi les chaînes les plus escarpées, en avoir fait connoître beaucoup de productions, aux propres habitans du pays,

vient de périr dans un dernier voyage, où il vouloit encore visiter les îles les plus réculées de la mer du Sud. M. Olivier, M. Bosc, M. Broussonnet, M. Delabillardiere et d'autres voyageurs botanistes, imitèrent Michaux ; les étrangers eux-mêmes se firent un plaisir de partager avec M. Gels leurs ricnesses végétales, et il recevoit chaque année de nombreux tribus de tous les pays où la botanique est en honneur.

Il est vrai que ces dons ne pouvoient être mieux placés ; les espèces les plus délicates réussissoient chez lui. Il sem-. bloit qu'elles connussent ses soins, et voulussent y répondre. On y admiroit, par exemple, deux proteus, arbres du Cap-de-Bonne-Espérance, très-difficiles à élever, et dont aucun jardin d'Europe n'offroit de si beaux indivi lus. Il s'attachoit sur-tout aux arbres et aux arbustes qui peuvent devenir utiles à notre climat. Il y a beaucoup répandu le néflier du Japon, seul fruit mangeable de ce pays-là, qui n'est sans doute pas aussi important pour nous, mais qui fait toujours un gain pour nos tables. C'est chez lui qu'a été décrit pour la première fois le robinia viscosa, arbre d'un. effet très-agréable pour les bosquets, et qui produit une gomme singulière. Il éleva le premier ici, et donna beau→ coup de soins au pinkneya pubens, excellent fébrifuge, que l'on estime pouvoir, en plusieurs cas, remplacer le quina. Il y avoit beaucoup multiplié les différens chênes de l'Amérique-Septentrionale, et sur-tout le quercus tinctoria, qui donne une belle couleur jaune.

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Nous regarderons toujours comme l'un des principaux devoirs de notre place de constater ainsi les inventeurs ou les introducteurs des choses utiles; et ne semble-t-il pas en effet qu'il y ait quelque chose de déshonorant pour la société, dans cette ingratitude qui lui a fait oublier jusqu'aux noms de ceux à qui elle dcit ses principales jouissances?

M. Cels n'étoit point découragé par cet oubli; car il ne pensoit point à la gloire; et dans beaucoup d'occasions il négligeoit celle que ses travanx auroient pu lui procurer le plus légitimement.

Ainsi, ayant été chargé par l'administration de rédiger différentes instructions pour faire connoitre aux gens de la campagne les meilleures pratiques agricoles, il ne mit point son nom à la plupart de ses ouvrages, quoiqu'ils eussent pu lui faire honneur par leur netteté et la saine doctrine qu'ils renfermoient.

Il faisoit mieux encore que d'être indifférent à sa gloire, il servoit ardemment celle des autres ; il ne ref sit iamais à

ses amis les observations qui pouvoient avoir place dans leurs ouvrages; il permettoit de faire dans son jardin et sur ses plantes toutes les expériences qui pouvoient éclairer la science: il en suggéroit lui-même; pourvu qu'elles se fissent, il ne lui importoit point que son nom y fût attaché. A peine l'a-t-il laissé mettre aux éditions auxquelles il a contribué de divers ouvrages d'agriculture, comme Olivier de Serie, le nouveau la Quintinie, et quelques autres. Au reste, si dans ses travaux il s'occupoit peu de sa gloire, dans ses fonctions il s'occupoit encore moins de motifs plus puissans sur beaucoup de gens.

L'intérêt, le crédit, le danger même ne purent jamais rien sur lui. Toujours il conserva son caractère d'homme des champs; étranger aux ménagemens de la société, toujours il fut inflexible sur ce qu'il crut juste ou vrai ; et l'on sait assez que depuis qu'il fut appelé près de l'administration, aucun genre de foiblesse n'a manqué d'épreuve.

D'abord la populace faisoit la loi; elle faisoit plus, elle gouvernoit, et gouvernoit en détail dans chaque lieu; la démocratie étoit devenue un despotisme mille fois multiplié, et l'apologue du sauvage, qui abat l'arbre pour en cueillir le fruit, trouvoit une application dans tous nos villages. Il falloit détruire les grands établissemens d'agriculture, parce qu'ils avoient appartenu à des riches; il falloit calmer la disette, avec les animaux des plus belles races; il falloit couper les futayes et les avenues pour planter des pommes-de-terre; on desséchoit les étangs pour les ensemencer, et l'on frappoit de stérilité un canton tout entier, en lui enlevant la source de ses arrosemens; on punissoit de mort ceux qui semoient des prairies artificielles : qu'on juge de la position d'un conseil d'agriculture à une telle époque.

Il est vrai que M. Cels étoit plus propre qu'un autre à résister aux chefs de ce temps-là; il avoit pour le bien la même sorte d'énergie agreste qu'eux pour le mal, et savoit au besoin leur parler leur langage, et les combattre avec leurs armes, Mais bientôt l'astuce et l'avidité remplacèrent la fureur: on ne voulut plus détruire les richesses des autres, mais les prendre pour soi; contre de nouveaux ennemis, il auroit fallu des armes nouvelles; mais si M. Cels n'eut pas toujours autant de succès, il n'eut jamais moins de courage; s'il ne put empêcher tout le monde de se faire une part du bien de l'Etat, il voulut du moins que chacun eut aussi la part de réputation qui devoit lui revenir; et ce que dans les deux époques, et malgré tous ses obstacles, il a effectivement contribué à sauver, en propriétés publi

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