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pourroit être intéressante qu'autant qu'elle auroit lieu entre deux rivaux de même âge ou à-peu-près, qui se présenteroient ensemble sur le théâtre pour décider lequel resteroit en possession d'amuser le public dans ses momens de loisir. Celle que M. Berchoux a imaginée n'est pas attachante, parce qu'elle n'est pas supposable; la chute de Vestris n'est pas plaisante, parce qu'elle n'est pas vraie. Un danseur justement estimé du public, peut tomber et se donner une entorse. Qui est-ce qui pourra rire de cette chute? Un débutant peut fort bien rester sur ses deux pieds pendant toute la pièce, et tomber dans l'esprit des spectateurs; c'est là une de ces chutes dont on s'égaie un moment, mais dont le danseur ne se relève jamais, M. Berchoux a si bien senti l'inconvenance et l'insuffisance de cette action, qu'il a cru devoir mettre une double annonce dans le titre de son ouvrage, et que, malgré cette précaution, il n'est pas encore parvenu à en donner une idée claire. La Danse n'est pas l'objet de ses chants, et les Dieux de l'Opéra ne sont pas ses héros. Le fait qu'il représente n'est pas même enveloppé sous ces deux titres. Le premier indique l'histoire de la Danse, les principes généraux de cet art, ou les effets qu'il produit; le second fait espérer quelques scènes dans lesquelles les danseurs et les danseuses de l'Opéra seront mis en action, et réduiront en exemples les préceptes détaillés dans les premiers chants. Au lieu de cela, le poète expose une dispute entre deux danseurs, la chute de l'un et le triomphe de l'autre. C'étoit donc là ce qu'il falloit que le titre annonçât, ou qu'il fit au moins soupçonner. Quand Gresset voulut peindre les petits soins des Visitandines de Nevers et de Nantes, il intitula son poëme du nom de son héros, VertVert. Quand Boileau permit à sa Muse de badiner sur les ridicules de quelques chanoines, il prit pour titre de son ouvrage le nom même de Lutrin, sur lequel est bâtie toute sa fable, M. Berchoux ne pouvoit-il pas trouver un titre qui fit un peu connoître l'objet de son poëme? Il n'y a pas de doute qu'il le pouvoit; mais il a refusé de le chercher ou de le donner, parce que n'ayant à montrer qu'une fiction établie sur une pure supposition, il n'a pas trouvé qu'il étoit convenable de l'annoncer comme un fait véritable déjà connu du public.

C'est ce défaut de vérité dans le fonds de l'action, qui ne permet pas qu'aucun intérêt s'attache à ce poëme, et c'est la seule raison de son peu de succès. Il ne faut pas en chercher d'autre dans l'œuvre d'un auteur déjà connu par l'agrément de ses idées originales, et même par la facilité de sa versification. C'est en vain qu'il a mis en jeu dans cet ouvrage les passions qui remplissent le cœur de l'homme, quand il est

aux prises avec la fortune: les unes ont paru foibles, et les autres forcées; et quant aux divinités qui prêtent leur assistance aux deux athlètes, on connoît si bien la portée de leur puissance qu'on n'en attend aucun secours : en sorte qu'elles ne sont là que comme les figurans dans les pièces à petite scène et à grand spectacle.

On se tromperoit cependant si l'on imaginoit que ce poëme se trouve privé de toute espèce de mérite. Il lui reste encore des droits à l'attention des littérateurs; et M. Berchoux a su, malgré l'aridité du sujet, l'embellir de charmans détails, et le revêtir du coloris d'une diction légère et joyeuse. Il ne nous sera pas difficile d'en fournir quelques preuves, que nous prendrons au hasard. Vestris raconte à la reine d'Angleterre l'histoire de la Danse:

"Les Grecs et les Romains, fort grands hommes d'ailleurs,
(Pardon si je vous parle ici de ces messieurs.)

Tout puissans qu'ils étoient, tout fiers, tout formidables,
Eurent assez long-temps des danseurs détestables;
Leur histoire du moins donne lieu de penser
Qu'ils firent peu de cas des maîtres à danser,
Jusqu'au temps où la Grèce, en prodiges féconde,
Produisit deux mortels d'une adresse profonde;
Deux hommes que l'on vit honorer leur pays
Par des tours sans exemple et des sauts inouis;
Qui comblèrent leur gloire en faisant, sur la scène,
Danser du même pied Thalie et Melpomène ;
Qui firent pirouetter, dans leurs ballets nouveaux,
Les princes d'Ilion, de Mycène et d'Argos;
Qui, prenant leurs sujets jusque dans l'Empirée,
Soumirent Jupiter aux lois de la Bourrée;
Enseignèrent, enfin, maîtres des élémens,
La gavotte aux Zéphyrs, le passe-pied aux Vents.
Pour votre instruction il n'est pas inutile
De dire qu'il s'agit de Pilade et Bathile.
Vos ne confondrez pas, s'il vous plaît, le premier
Avec le compagnon d'un héros à lier,
Avec l'ami d'Oreste, infortuné sicaire,
Meurtrier de Pyrrhus, de Thoas, de sa mère :
Ce confident d'un roi bien digne de pitié,
N'a rien fait pour la Danse, et tout pour l'Amitié.
Pour ses bons procédés on lui doit de l'estime;
Mais c'est assez pour lui. Pylade, pantomime,
Verra sa renommée et ses lauriers accrus,
Quand de l'ami Pylade on ne parlera plus. »

Dans le sixième chant, le même danseur a recours à Vénus, dont il n'obtient que de vaines protestations d'intérêt.

« C'est assez, dit Vestris, il m'est aisé de voir
Que vous ne pouvez rien à force de pouvoir;
Que vos bontés pour moi sont de vaines amorces,

Que je ne dois compter que sur mes propres forces.
Un grand projet me rit et m'anime auj urd'hui;
Il est temps que je mette un terme à mon ennui;
Il est temps que Paris, que le monde décide
Qui le doit emporter d'Adonis ou d'Alcide.
Entre un enfant t moi je ferai prononcer.
Dans le nene ballet on nous verra danser,
Et je m' baisserai jusqu'à faire paroître

Le mortel près du Dieu, l'écolier près du maître.
On verra qui des deux ira le plus souvent
Des cieux de l'Opéra toucher le firmament;
Qui des deux, mieux servi par sa force et son zèle,
Tournera plus long-temps sur un pivot fidèle.
Je n'y résiste point: je préfère la mort

A cette incertitude où je suis sur mon sort.
Vainqueur, je fixerai la gloire et la fortune;
Vaincu, je rentrerai dans la classe commune.
Je céderai mon trône et ma divinité

A l'Encelade obscur contre moi révolté.

La Danse ne doit pas diviser son empire.

Pour y donner des lois un Dieu seul doit suffire. »

Le poète suppose que Vestris succombe dans un combat imaginaire, et il termine ainsi son ouvrage :

« Peut-être j'aurois dû, plus habile poète,
Célébrer le iomphe au lieu de la défaite;
Prendre pour mon héros Duport victorieux;
Placer au second rang le héros malheureux.
Sans doute en m'éloignant de la route vulgaire,
Je me suis mis bien loin de Virgile et d'Homère :
Le ciel sourit toujours au parti du vainqueur.
Pour moi, comme Caton, je souris au malheur.
Un autre, plus fidèle aux lois de l'épopée,
Auroit choisi César : j'ai préféré Pompée. »

Quoiqu'en effet l'auteur de ce poëme n'ait pas eu le dessein d'affliger un artiste célèbre, qui mérite plutôt des témoignages de satisfaction et de reconnoissance publique qu'aucune humiliation, il étoit impossible de ne pas l'exposer à ce désagrément lorsqu'il le représentoit comme tombé, parce qu'un nouveau danseur venoit de paroître. On sentira facilement ce qu'une telle conception a de mortifiant et d'injuste, puisqu'en l'admettant comme fondée sur un fait réel, il s'ensuivroit que les artistes, dont toute la science réside dans l'exercice des facultés physiques, n'auroient jamais à recueillir, pour prix de leurs efforts et des plus longs services, qu'une chute honteuse, lorsque l'âge viendroit affoiblir ces mêmes facultés. M. Berchoux n'a donc pas assez examiné son sujet; il se seroit assuré qu'il ne pouvoit pas être traité avec succès. Cette précipitation dans le choix de son action, et la rapidité

de son exécution, rappellent trop la sentence d'Horace contre ces sortes d'ouvrages:

Vos ó

Pompilius sanguis, carmen reprehendite quod non
Mulia dies et multa litura coercuit, atque
Præsectum decies non castigavit ad unguem, »

M. Berchoux auroit pu se donner le loisir d'attendre qu'un sujet plus heureux vint s'offrir à sa plume déjà éprouvée. Sa Muse n'a pas besoin d'un exercice qui peut la tuer. Il faut laisser aux hommes obscurs les tours de force et les sauis périlleux.

Voici, par exemple, un auteur qui vient de faire l'Eloge de l'Impertinence (1). C'est une espèce de mystification, bien entortillée, dans laquelle on reconnoit l'intention louable de faire ressortir le ridicule du système des philosophes. L'écrivain, qui nous est inconnu, feint d'être luimême un chaud partisan de la doctrine de ces messieurs, et, tout en l'élevant beaucoup, il la-persiffle tant qu'il peut. Le titre de l'ouvrage est une fausse enseigne pour exciter la curiosité; l'impertinence, qui est un des caractères de la sottise, ne pouvoit être ni louée ni justifiée; il n'étoit pas même possible de plaisanter agréablement sur un pareil sujet : l'auteur a pu s'en apercevoir, lorsque dans ses trois ou quatre premiers chapitres, il a voulu tenir ce que son titre promettoit; il s'est embarrassé dans un amas de vains discours trop sérieusement plaisans, qui tiennent le lecteur dans une sorte d'incertitude pénible sur ce qu'il doit penser de l'écrivain. Ce n'est qu'après avoir parcouru cet inutile préliminaire, qu'on entrevoit qu'il a voulu rire; mais alors il n'est plus temps: l'auteur tombe de tout son poids sur la philosophie, qu'on ne s'attendoit pas à trouver là; il la heurte d'une manière si équivoque qu'on ne sait encore s'il veut la battre ou la carresser; mais bientôt il exalte si fort tous les crimes dont elle est capable, qu'il n'est plus possible de douter qu'il s'amuse à ses dépens, et qu'il veut badiner. Le malheur est que ce sujet

n'est

pas plus plaisant que celui de l'Impertinence, et, qu'avec la meilleure volonté, il n'est pas possible d'en rire. L'auteur paroît avoir encore senti qu'en effet il valoit mieux traiter cette matière sérieusement que de laisser soupçonner plus long-temps ses propres opinions. Il a donc terminé son ouvrage sur un tout autre ton; mais alors cet ouvrage rentre dans la forme de tous les écrits que nous avons vu paroître

(1) Deux vol. in-12, avec une gravure. Prix: 1 fr. So cent., et 2 fr. 30 cent. par la poste. A Paris, chez Bertrand-Potier, et le Normant.

contre la philosophie, et nous ne nous sommes pas aperçu qu'il dise rien qui n'ait été dit; on voit qu'il a été fait sans plan bien arrêté; il ne donne pas ce que son titre promet, mais il parle de ce qu'il n'annonçoit pas. C'est une supercherie dans le genre de celle de cet homme qui avoit publié qu'il feroit voir le diable, et qui ne montra sur la scène, aux spectateurs mystifiés, qu'une bourse vide.

La condition des auteurs qui font des romans est bien plus agréable que celle des écrivains qui s'engagent à traiter quelque sujet choisi ou donné; ils peuvent à leur aise battre la campagne sans qu'on leur en fasse un crime. Le titre de leur livre ne les oblige jamais à rien. Qu'on me dise ce que signifie Hippolyte et Clémence (1), je le donne au plus fin à deviner. C'est un roman, me dira-t-on; sans doute, c'est un roman: mais de quoi traite-t-il? Vous n'en savez rien, ô vous qui ne l'avez pas lu! Eh, comment le sauriez-vous, puisque l'auteur qui l'a fait n'en sait rien lui-même! Cela n'empêche pas, au surplus, , que ce roman n'en vaille bien un autre. Il est rempli de personnages qui se donnent le bonjonr de la meilleure grace du monde; on y voit un petit chien qui s'est déchiré la patte. M. Necker y est loué; on saute vingt, trente, cinquante, cent pages, si l'on veut, cela ne rompt pas le fil de l'histoire; elle se renoue et ne s'entend que mieux. Un jeune homme aime une jeune demoiselle; le jeune homme se marie en Angleterre, et la jeune demoiselle s'en va gémir en Amérique. Le jeune homme voyage avec sa femme, et il la perd en Portugal. La jeune demoiselle s'établit avec son père et sa mère dans les Etats-Unis. Le jeune homme quitte l'Europe, et va chercher sa maîtresse; la jeune demoiselle, qui ne l'attendoit plus, est bien étonnée de le revoir : ils se marient, et tout le monde est heureux. Cette histoire, qui se trouve renfermée ici dans l'espace de dix lignes, en occupe dix mille dans le roman, ce qui la rend mille fois plus intéressante; mais il faut avoir le temps et le courage de la lire.

Nous l'avons parcourue à plusieurs reprises, et, pour balancer la puissance de ses effets, nous avons étudié, dans la dissertation de M. Cadet-de-Vaux (2), la meilleure manière de préparer le Moka. Nous avions l'intention d'en prendre quelques tasses; mais la lecture de cette agréable et savante dissertation nous en a tenu lieu; elle nous a mis en état d'ache

(1) Deux vol. in-12. Prix : 5 fr., et 6 fr. par la poste. A Paris, chez Dhautel, et le Normant.

(2) Dissertation sur le Café. Un vol. in 12. Prix: 1 fr. 50 cent., et 1 fr. 75 cent. par la poste. A Paris, chez Mad. Panckoucke, et le Normant.

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