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fut menacée. Cette pièce précieuse qui existoit dans les archives. de Malte, et que l'on y conservoit avec soin, est un morceau oratoire qui mérite d'être distingué. L'éloquence a un caractère particulier c'est un mélange d'héroïsme, de fermeté et de religion qui ne se trouve dans aucune pièce de ce genre. Ce morceau est conservé en entier dans l'ouvrage du P. Bouhours.

:

Le grand-maître commence par peindre la situation politique dans laquelle se trouve l'ile de Rhodes. Le danger est pressant, et tout porte à croire que Mahomet tournera bientôt ses armes contre l'Ordre. « Comme le nombre des chevaliers » qui doivent entrer au Chapitre, d'après les statuts, dit le » grand-maître, ne suffit pas pour résister à un si puisssant >> ennemi, nous citons non-seulement les officiers et les anciens » commandeurs, mais encore tous les chevaliers qui n'ont ni » charge, ni commanderie. » Ce droit de citation que s'attribuoit le grand-maître, annonce qu'il croyoit avoir l'autorité d'appeler auprès de lui, pour la défense commune, tous les membres de l'Ordre; mais on verra bientôt que cette autorité lui étoit contestée. « Faites réflexion, mes frères, >> continue-t-il, sur ce que je viens de vous dire; considérez » les désastres qui nous environnent, et croyez-nous-en sur »notre parole. Nous sommes au milieu de l'incendie et si »> nous ne nous sauvons promptement, tout est perdu pour >> nous sans ressource. Mais si nous ne voulons pas périr, >> aidons-nous nous-mêmes; et au lieu de fonder nos espé>>rances sur des secours étrangers qui sont toujours incertains, » cherchons principalement de l'appui dans la protection du » ciel, et dans notre propre valeur. » Ces efforts que fait le grand-maître pour persuader aux chevaliers de venir défendre Rhodes, montrent déjà qu'il ne compte pas beaucoup sur l'autorité qu'il peut avoir de les y contraindre. L'exhortation suivante ne laisse aucun doute à cet égard: « Le vœu que » vous avez fait, mes chers frères, dit le grand-maître, » vous oblige à tout entreprendre et à tout souffrir pour la » défense de la foi; et c'est en vertu de votre væeu, que je » vous appelle, et que je vous cite. Rendez-vous sans retar» dement dans nos Etats ou plutôt dans les vôtres. Venez » secourir la religion qui vous a nourris et élevés comme ses » enfans. Venez protéger les peuples que Dieu a mis sous >> notre obéissance, et qui vont tomber dans les fers des Infi» dèles, si vous ne défendez leur liberté il y va et de votre >> salut et de votre honneur. Que les incommodités du voyage, » que les dangers de la guerre ne vous rebatent point; mais >> aussi que la douceur de la vie, que les intérêts du monde »> ne vous arrêtent pas un moment. Je sais bien que les com

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» mandeurs ne peuvent quitter leurs commanderies, ni faire » de longs voyages, sans qu'il en coûte beaucoup. Mais que » ne faut-il pas sacrifier, que ne faut-il pas perdre pour » conserver ce qui nous fait subsister honorablement, et sans » quoi nous ne vivrions plus que dans l'opprobre! Ce ne » sont pas des raisons légères qui me font parler de la sorte: >> c'est le malheur des temps, c'est la grandeur du péril, c'est » la nécessité qui m'y oblige. Qui de vous aura le cœur assez >> dur pour ouïr les plaintes de votre mère sans en être ému? » Qui sera assez cruel pour l'abandonner à la fureur des >> Barbares? Ah, ne croyons pas qu'il y en ait parmi nous » capables d'une telle dureté! Des sentimens si inhumains et » si impies ne s'accordent pas avec la générosité dont vous » faites profession, ni avec l'obéissance que vous avez jurée » sur les autels. »

Ce morceau pathétique annonce assez que le grand-maître ne se reposoit pas beaucoup sur son autorité. La citation est adoucie par l'appel, qui suppose la liberté de s'y refuser. En parlant des Etats soumis à son administration, d'Aubusson a soin de les appeler nos Etats ou plutôt les vô'res : ce qui fait entendre qu'il ne s'en croyoit pas le seul maître. Il entre dans les raisons que les commandeurs peuvent alléguer pour se dispenser de venir à Rhodes, et n'a de confiance qu'en leur générosité. Il compare la religion à une mère qui prie ses enfans de la défendre dans un grand danger, mais qui n'a pas la force de les contraindre à remplir ce devoir. Tout ce discours sert à prouver que l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem étoit une espèce de république où le grand-maître n'avoit qu'une autorité fort limitée. Les difficultés qu'il dut éprouver, les succès qu'il obtint, donnent la plus grande idée de son génie et de son caractère. Il est à regretter que le P. Bouhours n'ait pas approfondi cette matière: on voit que les éclaircissemens auxquels cet examen auroit donné lieu, auroient répandu beaucoup d'éclat sur son héros.

Le morceau le plus intéressant et le mieux fait de cette histoire est le siége de Rhodes. C'est un modèle de narration. Quoique l'auteur n'emprunte jamais les couleurs poétiques, on reconnoît dans cette belle description les signes caractéristiques dont le Tasse s'est servi pour distinguer les Chrétiens des Musulmans; et les nuances de Renaud et de Tancrède, d'Argan et de Soliman, se trouvent dans les héros qui combattent pour attaquer et défendre les murs de Rhodes. Du côté des Chrétiens, le courage est toujours mêlé de générosité et de noblesse; du côté des Musulmans, il tient de la férocité et de la barbarie. Le général des Turcs emploie indifférem

ment tous les artifices pour s'emparer de Rhodes, et pour perdre le grand-maître: les trahisons les plus noires ne lui donnent aucun scrupule. Le grand-maître, au contraire, ne se sert que de moyens avoués par les nations chrétiennes, et qui tendent à diminuer les horreurs et les fléaux de la guerre. Une couleur de piété répandue sur son héroïsme lui donne un caractère particulier que l'historien a très-bien saisi.

Le P. Bouhours est un des écrivans qui ont le plus contribué à la perfection de la langue française; cependant son style n'est pas exempt des défauts que donne à quelques auteurs un trop grand desir d'être agréables et brillans. Ces défauts séduisans mériteroient une discussion dans laquelle la nécessité de s'étendre sur le fonds de cette histoire nous a empêchés d'entrer. Nous remettons l'examen de la Doctrine du P. Bouhours sur le style, à un autre article, où nous jetterons un coup d'œil sur son livre intitulé: De la Manière de bien penser dans les Ouvrages d'Esprit : livre où l'auteur a donné beaucoup de développement à ses principes littéraires. Quelques réflexions sur un ouvrage qu'on a regardé longtemps comme un modèle de goût, ne seront pas inutiles dans un moment où nous nous efforçons de revenir aux règles qui ont dirigé les écrivains du siècle de Louis XIV.

P.

Dictionnaire des Ouvrages anonymes et pseudonymes, composés, traduits ou publiés en français; avec les noms des auteurs, traducteurs et éditeurs; accompagné de Notes historiques et critiques; par Antoine-Alexandre Barbier, bibliothécaire du Conseil d'Etat. Deux volumes in-8°. Prix: 15 fr., et 19 fr. par la poste. A Paris, chez Obré, libraire, rue des Grands-Augustins.

M. BARBIER avoit deux objets, en composant ce Dictionnaire : l'un de faire connoître les auteurs qui, en publiant leurs ouvrages, n'ont pas jugé à propos de se nommer; l'autre, de démasquer ceux qui se sont cachés sous des noms supposés. Le premier

est au moins exausable: on ne fait aucun tort à l'auteur d'un bon livre en tirant son nom de l'oubli, et ce n'est peut-être qu'exercer une vengeance permise contre un écrivain ridicule que de le forcer à se montrer au public. Le second ne mérite que des éloges: il est bon de dévoiler ces imposteurs qui trompent doublement ceux qui les lisent, et par les erreurs

qu'ils enseignent, et par l'audace avec laquelle ils attribuent ces mêmes erreurs à des hommes dont le nom seul pourroit quelquefois leur donner du crédit. On rend en cela un trèsgrand service au public, qu'on avertit du moins de se tenir sur ses gardes: car il y a peut-être tel mauvais livre qui a fait beaucoup de bruit, et qui n'en auroit point fait si on avoit bien su de quelle obscure main il étoit parti. (1)

Ce Dictionnaire pouvoit donc être utile; et, pour cela, il devoit contenir: 1° le titre bien exact des livres; 2° les noms de leurs vrais auteurs. Je pense même qu'on auroit dû se borner à cela. Mais si on vouloit absolument le charger de notes historiques et critiques, il falloit du moins que les faits qu'on y cite fussent toujours vrais, que les jugemens qu'on y porte fussent toujours justes; et, pour cela, il falloit encore que l'auteur se fit une loi de ne jamais puiser les premiers qu'à des sources non suspectes, et de ne pas fonder les seconds sur les opinions d'un parti. Cette double tâche (celle de faire connoître les auteurs, et de les bien apprécier) n'étoit pas au-dessus des moyens de M. Barbier. Personne assurément ne connoit mieux que lui les livres, et sur-tout leurs titres (2), et je ne doute pas qu'avec plus de confiance en lui-même, et beaucoup moins dans l'homme qui l'a si cruellement trompé, il ne jugeât très-bien de ce qu'ils contiennent.

Mais quel mérite peut avoir un pareil ouvrage, lorsqu'il n'a pas toujours celui d'être exact? Par exemple, si moi qui n'ai que les livres dont on ne peut se passer, je trouve que M. Barbier a souvent mal rapporté les titres de ceux même que j'ai, et si je vois qu'il a défiguré les noms de leurs auteurs; si, de plus, je suis moralement sûr qu'il attribue certains ou vrages à des écrivains qui ne les ont point faits, et que plusieurs de ses jugemens lui ont été dictés par cette secte audacieuse, toujours terrassée et toujours remuante, qui, depuis cinquante ans, fait métier de tromper le public: quelle confiance puis-je avoir en ses autres notices, et en tout ce qu'il appelle ses découvertes? Faudra-t-il que sans cesse j'aille consulter d'autres bibliothèques et d'autres livres, pour savoir si M. Barbier me dit vrai, s'il n'a pas été trompé, et s'il n'a pas voulu l'être? Faudra-t-il qu'à chaque instant je fasse de nouvelles recherches; et que, chaque fois que j'aurai besoin de ce Dictionnaire, je refasse tout le travail que son auteur

(1) Par exemple, le Christianisme dévoilé.

(2) C'est ce qu'il a prouvé par l'excellent Catalogue qu'il a publié de la bibliothèque qui lui est confiée,

dit avoir fait pour le composer? En ce cas, autant valoit qu'il ne le fit pas.

Tous ces défauts existent réellement dans cet ouvrage; et ils y sont portés à un tel point, qu'ils finissent par lasser l'indulgence. Cependant, on ne s'en aperçoit que lorsqu'on l'examine avec soin. Parlons donc, avant tout, d'un défaut qui frappe au premier coup d'ail.

Je ne reproche pas à M. Barbier de n'avoir point parlé de plusieurs bons livres dont les auteurs sont encore inconnus, et mériteroient de ne pas l'être. Lorsqu'on juge un pareil ouvrage, il faut se résoudre d'avance à pardonner beaucoup d'oublis, parce que les oublis y sont inévitables. Mais encore ne faudroit-t-il pas toujours oublier. Il y a d'ailleurs de ces omissions qui étonnent, et de ces attentions qui étonnent encore plus. Par exemple (pour ne parler que des journaux), comment se fait-il que M. Barbier se soit souvenu du Journal de la Rapée ou de Ca ira, et qu'il ait oublié l'Ami du Roi et les Actes des Apôtres ? Puisqu'il dit à quel jour précis a commencé de paroître le Journal des Hommes libres, et à quel jour il a fini, que ne nous faisoit-il aussi l'histoire du Veridique, du Miroir, de la Quotidienne, de l'Eclair, etc., etc., qui ont eu bien autant de succès. Avec des titres de Mémoires il a rempli quarante-six pages, avec des Esprits il en a fait sept ou huit Mémoire sur un Port, Mémoire sur une Affaire, Mémoire sur les Spectacles forains; Esprit des Tragédies, Esprit des Journaux, Esprit de Neker, Esprit des Almanachs, etc., etc. On feroit deux cents gros volumes avec tant de mémoire et encore moins d'esprit. On n'en feroit peut-être. pas deux si on vouloit n'y mettre que les titres des livres qui sont bons à quelque chose, ou qui valent du moins l'honneur d'étre nommés.

M. Barbier nous prévient, dans sa préface, qu'il a reçu de M. Naigeon tous les renseignemens qu'il donne sur les ouvrages dits philosophiques. Eh bien! il a mal fait de consulter sur de pareils ouvrages un pareil juge. Il devoit bien s'attendre qu'un philosophe aussi incurable ne laisseroit dans l'oubli aucun des livres philosophiques, et sur-tout qu'il n'y laisseroit pas les siens. Mais quel intérêt M. Naigeon lui-même met-il à nous rappeler qu'il a fait une adresse à l'assembléc nationale? (Et Dieu sait quelle adresse, si tant est qu'en pareille occasion on puisse parler de Dieu!) Pourquoi veut-il absolument que nous sachions tantôt qu'il a abrégé une brochure, tantôt qu'il en a fait l'extrait pour l'Encyclopédie, tantôt qu'il y a fait seulement des notes? Qui est-ce qui est curieux d'apprendre qu'en 1743 on a publié un livre intitulé:

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