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Ecoutez-le (tome 2, page 161 de ce Dictionnaire) : La seule bonne édition des œuvres de Diderot est celle qui a été publiée sur ses manuscrits par M. Naigeon. Ainsi, il n'y a de bon et de vrai que ce que M. Naigeon a dit et écrit; il n'y a d'exact que ses éditions: et vous verrez bientôt qu'il nous défendra de lire Montaigne lui-même, ailleurs que dans l'édition qu'il en a donnée.

Mais M. Naigeon veut aussi avoir l'air de raisonner, et nous allons écouter ses raisonnemens. « C'est bien à tort, » dit-il (tome 1, page 95 de ce Dictionnaire), que l'on » a dit et imprimé que cet ouvrage est de Diderot. Dès la » seconde page, on s'aperçoit que c'est l'apologie d'un ou»vrage publié précédemment, sous le titre de la Basiliade. » Or la Basiliade est de Morelli fils, donc le Code de la Nature en est aussi. Voilà la conclusion de M. Naigeon. Mais comme j'ai déjà réfuté un raisonnement de cette nature, je me dispenserai de réfuter aussi celui-ci. « Quel motif, continue-t-il, » cût pu déterminer Diderot à composer l'apologie de cette » Basiliade qui n'a fait aucune sensation dans la république » des lettres? » Quel motif? Est-ce que les philosophes ont jamais eu d'autres motifs pour publier des mensonges que le plaisir seul de les mettre au jour, au risque de passer pour des fous? Quel motif! Le même, qui a porté M. Naigeon à faire dans ce Dictionnaire, non pas l'apologie, mais l'éloge de la Lettre de Trasybule à Leucippe, par Freret, et de la Lettre de Boulanger à Helvétius; le même qui lui a fait transcrire dans l'Encyclopédie cette horrible phrase qu'il attribue au curé Meslier, et qui lui fait prévenir ses lecteurs, avant de la citer, que c'étoit le vœu d'un vrai philosophe, et qui a bien connu le seul moyen de tarir partout, et en un moment, la source de la plupart des maux qui affligent depuis si long-temps l'espèce humaine. « Je » voudrois, fait-il dire à ce misérable, je voudrois, et ce » sera le dernier, comme le plus ardent de mes souhaits, je » voudrois que le dernier des rois fút étranglé avec les » boyaux du dernier des piètres. » Quel motif, dites-vous, pouvoit engager Diderot à faire l'apologie de la Basiliade? Je réponds: le même qui a porté M. Naigeon à faire, non pas l'apologie, mais l'éloge de cette phrase, et qui lui fait ajouter : « On écrira dix mille ans si on veut sur ce sujet, on ne produira jamais une pensée plus profonde, plus fortement conçue, et dont le tour et l'expression aient plus de vivacité de précision et d'énergie. Cet article est du citoyen Naigeon.» J'ai transcrit jusqu'au bout ce passage de l'encyclopédie, et je demande maintenant quel motif forçoit M. Naigeon à écrire

lui-même son nom au-dessous, et à nous renvover, par une note, à la préface de son Encyclopédie, où il fait une autre fois le plus grand éloge de ce bon curé et de sen vœu trèspatriotique?

Enfin vous demandez quel motif? Le même qui engagea Diderot à rimer cette profonde, vive, préc se, én rgique pensée dans ce dithyrambe dont, certes, M. Naigeon ne pourra pas dire: iln'est pas de lui; car c'est à lui (à M. Naigeon) que Diderot l'adressa. Me tromperois-je? Ces fameux vers seroient-ils d'un autre que de Diderot? ou Diderot les auroit-il adressés à un autre qu'à M. Naigeon? Puisqu'on nie tout aujourd'hui, il faut que je cite mes autorités : voici comment un journaliste (1) s'exprimoit à l'occasion de ce dithyrambe : « Je ne finirai pas » sans me plaindre d'une autre infidélité qui se trouve dans le » dithyrambe de Diderot, qu'on a publié depuis peu. On fait » dire à Diderot : Grimme soyons amis. Or, dans l'original » que j'ai vu, il y a: Naigeon sois mon ami. Pourquoi ôter » à M. Naigeon le témoignage que Diderot lui donne d'une » amitié bien méritée. Est-ce parce qu'il n'est pas assez accré» dité dans la république ? » Et dans le numero suivant on lit ce dithyrambe réimprimé tout entier; et comme le texte s'y trouve rétabli dans toute sa pureté, après ces vers :

Et ses mains ourdiroient les entrailles du prêtre
Au défaut d'un cordon pour étrangler les rois,

on lit ceux-ci :

Naigeon sois mon ami, Sedaine sois mon frère,

Bornons notre rivalité

A qui saura le mieux caresser sa bergère,
Célébrer ses faveurs, et boire à sa santé.

Quel contraste! Il est assez frappant pour que je puisse
me dispenser de toute réflexion. Il me reste à parler des
éloges et des réflexions dont M. Naigeon a cru devoir ac-
compagner ses notices sur les livres philosophiques; et à
prouver par quelques citations de ces livres, que ces ré-
flexions étant presque toujours fausses, et que ces éloges
étant une vraie insulte faite au public, M. Barbier n'auroit -
jamais dû les autoriser de son nom. Je me bornerai à un petit
nombre d'exemples, et je les choisirai sans me prescrire d'autre
ordre que
celui où les livres se sont présentés à moi dans ce

Dictionnaire.

A l'article Analyse de la philosophie de Bacon (par De Leyre) avec sa vie, etc., je trouve une longue notice dans

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(1) Journal d'Economie publique, de Morale et de Politique. Tom. 1, 7, 10 brum. an 5.

1

laquelle M. Naigeon nous apprend qu'il a refait cet ouvrage pour l'Encyclopédie, et qu'au moyen de la nouvelle façon qu'il lui a donnée, la doctrine de Bacon fait sur l'esprit du lecteur une impression d'autant plus forte qu'elle est plus directe. Etici je dois avouer que M. Naigeon a dit vrai. Mais savez-vous ce qu'il a fait pour donner plus de crédit aux opinions de Bacon? Il les a combattues. Le moyen, quoique nouveau, étoit sûr, et je suis étonné que M. Naigeon ait eu la simplicité de le prendre. Voici quelques preuves de son adresse à fortifier Bacon de toute l'autorité de son improbation.

Bacon dit (Encycl. méth. philos., etc. Tom. I, p. 368) que « Dieu n'a jamais fait de miracles pour convaincre un »athée, parce que rien ne peut l'ébranler, s'il résiste aux » preuves naturelles que l'univers lui donne. » Et M. Naigeon s'étonne qu'un aussi grand esprit que Bacon n'ait pas vu que cette preuve bannale ne signifie absolument rien; et plus bas il ajoute que le spectacle de la nature ne prouve absolument rien, puisqu'il n'est, à parler avec précision, ni beau, ni laid. Si Bacon, après avoir gémi sur quelques inconvéniens qui sont nés des diverses religions, fait une exception honorable en faveur du christianisme (p. 340), M. Naigeon ne veut pas de cette exception: il met en note que, soit pour les individus, soit pour les Etats, changer de religion n'est, en dernière analyse, que changer d'erreur. Du reste, il ajoute que chaque fois que Bacon par'e du christianisme, l'homme de génie dispa roit; et ailleurs, que Bacon ne sait plus ce qu'il dit. Si le grand homme assure que « le premier pas de la philosophie peut mener à l'atheisme.... mais que la véritable philosophie conduit nécessairement à la religion » (p. 369), son annotateur, qui ne craint pas de faire soupçonner qu'il en est encore au premier pas, dit gravement que si on rencontroit sou

vent dans Bacon des assertions telles, on seroit tenté de croire qu'il n'étoit pas toujours dans son bon sens. Mais lorsque Bacon prétend que « la tolérance de toutes les religions est une des portes de lathéisme, » l'annotateur ne lui répond rien il a cru apparemment que Bacon vouloit en cela faire l'éloge de la tolérance de toutes les religions.

:

Je passe vingt articles qui seroient tous également dignes de l'attention de nos lecteurs, et j'arrive à la lettre de Trasybule à Leucippe, ouvrage posthume de M. *** (Freret), Londres, etc. M. Barbier auroit pu se contenter de donner le titre de cet ouvrage, et de dire l'année, et le pays où il fut imprimé, ainsi que le nom de l'auteur auquel on l'attribue. Peut-être cependant convenoit-il d'ajouter, afin que perso ine n'y fût trompé, que cet ouvrage a été altéré, défiguré, com

menté par M. Naigeon d'une manière indécente dans l'Encyclopédie; mais au contraire, il (c'est-à-dire M. Naigeon) ajoute que M. Naigeon a été forcé de corriger cet ouvrage, et que pour faire disparoître des défauts très-choquans dans un ouvrage de cette importance, il s'est mis fréquemment à la place de Trasybule, qu'il a ajouté au texte de Freret plusieurs notes qui lui ont paru nécessaires, et que ces corrections et additions peuvent être regardées comme un service rendu à la mémoire de Freret. Notez bien (c'est M. Naigeon lui-même qui nous l'apprend) que de tous les ouvrages E philosophiques qui ont été attribués à Freret, celui-ci est le seul dont il soit véritablement l'auteur. Je prie le lecteur de ne pas oublier cette dernière phrase : j'y reviendrai; et on verra alors quelle sorte de services les philosophes rendent à la mémoire de leurs amis.

D'abord, je trouve dans cette lettre si importante qu'il faut regarder toute religion comme un système d'erreur et de tyrannie, et qu'il ne peut y avoir une bonne morale partout où il y a une religion quelconque. L'absurdité de ce der-. nier principe est bien grande; car il s'ensuivroit nécessairement qu'il ne peut y avoir de bonne morale que parmi les hommes tels que M. Naigeon; et que tous les pays ayant toujours eu une religion quelconque, ont toujours été nécessairement. dépourvus de bonne morale. Mais on va voir mieux : ceci n'attaque que les religions ou ce qu'ils appellent le culte; c'est à Dieu qu'ils en veulent, et c'est lui qu'ils vont attaquer. Apprenez donc (toujours de cette lettre importante) que (1). Dieu est une chimère, un fantôme qui n'a tout au plus qu'une existence objective, et qui n'est point hors de l'esprit de ceux qui l'ont examiné. Si cela ne paroît pas suffisamment clair, apprenez donc encore que (2) la cause infinie n'est présente à notre esprit que.... (3) comme non existante et comme impossible; et plus bas, qu'elle n'y est tout au plus que comme les objets de nos songes. Du reste soyez tranquille, vivez heureux et moquez-vous de tout comme ces écrivains: car l'immortalité de l'ame (4) est une réverie théologique. Pour moi, il me semble que dans tout cela, on ne peut pas reprocher à M. Naigeon d'avoir obscurci le texte. Peut-être même se vante-t-il å bon droit d'en avoir fait disparoître l'obscurité. Mais ce n'est pas tout d'être clair, il faudroit encore avoir le sens

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de

commun, et ne pas appeler les sentimens de Socrate, Platon, de Cicéron, de Sénèque, et de tout ce qu'il y eut jamais de grands philosophes parmi les anciens et les modernes, des rêveries théologiques.

Jusque-là, ce sont des erreurs bannales et qui attaquent indistinctement toutes les religions. Voici pour nous les livres des Juifs, sont, dit-il, des livres scandaleux, et de misérables rapsodies. C'est ainsi qu'ils traitent nos livres saints! Eh bien, si au lieu de dire que cette lettre est impor tante, je l'appelois scandaleuse; et si j'ajoutois que tous les ouvrages, toutes les notes de M. Naigeon sont, comme cette lettre, de misérables rapsodies, M. Naigeon crieroit au scandale; il diroit que je maoque à toutes les convenances, envers un membre de l'Institut, et que je suis un fanatique. Et lui, il insulte à la croyance de tous les siècles, de tous les peuples, i insulte à Dien; et je ne dirai qu'un seul mot de lui: c'est un philosophe.

Les Chrétiens, (enfin voilà les Chrétiens) dit-il encore, cachent avec grand soin leurs livres aux juifs et aux étrangers, en sorte que comme ces livres n'ont point été exposés à la contradiction, le silence de leurs ennemis sur les faits qui y sont contenus ne peut être cité comme un aveu de leur vérité. Je suis accoutumé aux mensonges des philosophes; mais celuilà m'a étonné. Quoi! ces Chrétiens auxquels il a été dit : Quod in aure uudistis, prædicate super tecta, cachent leurs livres! Pour moi, je n'ai qu'une chose à répondre à M. Naigeon: c'est que je suis chrétien, et que tous mes livres sont à sa disposition.

Mais M. Naigeon a rendu un grand service à la mémoire de Freret en refaisant cette lettre. Ah! c'est autre chose. Si M. Freret a pu desirer qu'on publiât cette lettre, et qu'on la refit, M. Naigeon, en lui donnant cette publicité, ou cette clarté qu'elle n'avoit pas, aura rendu sans doute un fort mauvais service au public; du reste il n'aura manqué ni à l'amitié, ni à la bonne foi, ni à tous ces devoirs que respectent encore entr'eux ceux même qui ne respectent plus rien. Mais si M. Freret vouloit que sa lettre ne fût jamais imprimée, et s'il comptoit la jeter au feu, que faut-il penser de celui qui, au lieu de la mettre au feu, l'a imprimée, réimprimée, éclaircie; et en cela, prétend avoir rendu service à la mémoire de son auteur.

Ecoutons Duclos dont l'autorité ne doit pas être suspecte aux philosophies. «Freret, dit-il, avoit fait un ouvrage (1) qui seroit

(1) (Luvres de Duclos, tom. X, p. 62,

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