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L'Art de connaitre les Hommes par la physionomic; par Gaspard Lavater. Nouvelle édition, etc., etc., etc. Huit vol. in-8°, et huit vol. in-4°. (C'est par erreur qu'on avoit annoncé, dans le premier extrait, qu'il y auroit douze volumes.)

(II Extrait. Voyez le N° CCXLIX.)

« Ces hommes cherchent la pensée dans le jeu » des organes qu'ils soumettent à leurs dissec» tions, et ils croient connoître le maître, parce » qu'ils ont, dans l'antichambre, interrogé les » valets. >> DE BONALD.

AVEC une raison plus ferme et une imagination mieux réglée, Lavater n'auroit pas employé trente années de sa vie à mesurer des yeux, des nez, des bouches et des oreilles. Il auroit vu, comme tout le monde, que le visage de l'homme est le miroir de l'ame; mais en même-temps il auroit reconnu qu'on n'enseigne pas plus à voir sur cette glace ce qui se passe derrière, qu'on n'apprend à boire, à manger, et à respirer. Le langage muet des figures se comprend sans étude scholastique. C'est la langue universelle des hommes entre eux, des animaux dans leurs rapports mutuels, ou dans leurs relations avec l'homme. Il n'y a pas d'animal, vivant dans notre société, qui ne voie sur la face de l'homme, ou dans son geste, le signe éclatant de son autorité, et qui ne se soumette à l'impression qu'il en reçoit. Il n'y a pas d'homme qui ne découvre sur le masque des bêtes l'infériorité de leur nature, et qui n'agisse d'une manière conforme au sentiment qu'il éprouve à leur aspect. Personne n'a jamais confondu dans son semblable l'air de la bienveillance avec les traits de la colère; et l'analyse physiognomonique des signes par lesquels ces dispositions opposées se caractérisent et se décèlent, a toujours été inutile pour établir notre sentiment. Ce n'est pas par raison que nous préjugeons le caractère ou les passions de ceux dont nous apercevons le visage; c'est par une faculté ivol ont aire qui nous est aussi naturelle que celle de voir la 1,mière quand nous ouvrons les yeux en plein midi, Toute I erreur de Lavater consiste donc à vouloir nous faire agir par raison dans un état où le sentiment seul peut être écouté. C'est proprement demander que l'homme ne soit pas ce qu'il est. Cet observateur a beaucoup trop écrit pour établir la

vérité de sa science; et M. Moreau (de la Sarthe), son commentateur plutôt que son disciple, nous promet encore une surabondance d'explications, de notes et de supplémens qui ne nous laisseront pas même la liberté de former un desir. Les deux premières livraisons de l'ouvrage, sur lesquelles nous nous sommes permis quelques réflexions, ont été suivies de plusieurs autres qui forment maintenant le premier, le second et les deux tiers du troisième volume de son édition. L'Introduction seule complète le premier tome, avec le Discours préliminaire, auquel on a cru devoir ajouter une très-longue Notice sur Lavater. Nous avons rendu compte du Discours préliminaire et de l'Introduction : nous dirons un mot de la Notice qui les précède, et nous tâcherons ensuite de donner à nos lecteurs une idée suffisante des Principes de physiognomonie qui les suivent.

Lavater, ministre protestant à Zurich, étoit notre contemporain, et il auroit putre encore long-temps s'il n'avoit rencontré, dans les troubles de sa patrie, une mort prématurée, qui l'enleva le second jour du dix-neuvième siècle, dans la cinquante-neuvième année de son âge. M. Moreau insinue, on ne sait pourquoi, qu'il a été assassiné de dessein prémédité; mais on a dit, dans le temps, que le coup de fusil qui l'avoit frappé dans la rue étoit parti de la main d'un soldat ivre ou brutal, auquel il venoit de parler familièrement. Dans les mouvemens révolutionnaires, ces actes de férocité froide et cruelle sont encore plus communs que les noirs complots d'un ennemi particulier. Le fanatisme politique immole à lui seul plus de victimes dans un jour que la haine et l'envie n'en sacrifient dans tout un siècle. Le ministre mourut comme il avoit toujours vécu, dans les sentimens d'une douce piété, d'une patience et d'une charité inaltérables, laissant, dit fort bien M. Moreau, un beau chapitre aux annales de la vertu, un autre chapitre, un peu long, à l'histoire des erreurs de l'esprit humain, et quelques pages aux archives des sciences et de la philosophie.

On sera peut-être surpris qu'après cet aveu le médecin français, qui sait aussi bien qu'un autre ce que c'est que la vertu, compare le religieux Suisse au philosophe Diderot, et qu'il prétende trouver dans les traits de l'un et de l'autre une sorte de similitude qui démontre la ressemblance de leur ame. Or, il est bon de savoir que le visage de Diderot ressemble à celui de Lavater comme la lune ressemble au soleil. Le portrait du ministre est animé par le feu de l'amour divin, et celui de l'athée est glacé par le froid de l'égoïsme. Cela doit être ainsi, puisque, s'il en étoit autrement, la physiognomonie seroit en défaut. Il est vrai que cette différence se

reconnoit sans le secours de la physiognomonie. M. Moreau fait remarquer la longueur de la lèvre supérieure de Lavater comme un signe de crédulité qui ne se retrouve pas, dit-il, sur le visage de Diderot. Il est certain que les deux figures ne se ressemblent pas plus dans cette partie que dans tout le reste; mais qui peut savoir si la crédulité qui affirme, produit au-dessous des narines un autre effet que la crédulité qui nie? L'une et l'autre ne peuvent-elles pas, à notre insu, nous jeter également dans l'erreur? Qui peut se flatter d'avoir calculé toutes les absurdités auxquelles Diderot croyoit, ou prétendoit croire? Si ce calcul avoit pu être fait, sa crédulité, qui étoit en opposition avec celle de tous les hommes, auroit pu se trouver la plus dépourvue d'appui, la plus niaise, et, par conséquent, la plus étendue de toutes, puisqu'elle ne se seroit point arrêtée aux choses établies par une raison éclairée, ni à celles qui sont fondés sur le témoignage des hommes. Il ne faut pas croire cependant que la physiognomonie auroit été embarrassée de se voir ici en contradiction avec elle-même; elle auroit bien su découvrir dans quelqu'autre coin de la face du philosophe le signe de la crédulité négative: d'ailleurs, dans cette science sublime, les mêmes signes expriment presque toujours des dispositions d'esprit toutes différentes; et des traits absolument opposés, au contraire, comme dans Lavater et Diderot, manquent rarement d'indiquer des passions semblables: il n'y a que manière de voir les choses. Il y a toujours sur la peau un linéament imperceptible auquel il est permis de faire signifier tout ce qu'on vent. Lors donc que nous avons insinué que la figure du théologien et celle du philosophe ne se ressembloient en aucune manière, cela veut dire seulement qu'à la vue du physionomiste, et prises dans leur ensemble, elles paroissent ainsi; ce qui n'empêche pas qu'en les déchiquetant, et en comparant tous les atomes qui les composent, la physiognomonie ne puisse les trouver parfaitement semblables. Il seroit inutile de relever tous les autres rapprochemens qu'on a voulu faire du ministre protestant avec M. Bernardin-le-Saint-Pierre et avec l'illustre archevêque de Cambrai. Lorsqu'on se contente des plus foibles similitudes, on peut établir des comparaisons entre tous les hommes. Il y en a une qu'on auroit pu faire et qu'on a évitée avec soin dans le parallèle du pasteur de Zurich et du solitaire de Montmorenci Tous les deux sont venus trop tard pour exercer leur esprit ardent et avide de renommée. Ne trouvant rien dans le champ de la vérité qui ne fût exploité depuis Jong-temps, tous les deux ont promené leur imagination active dans le vague des spéculations hasardées : ils ont produit chacun un traité admirable, à quelques égards, en théorie,

mais inadmissible dans la pratique. Ils supposent à l'homme des facultés qu'il n'a pas semblables à ces artistes qui, pour s'amuser, font quelquefois des meubles qui ne sont point en harmonie avec les proportions du corps humain. Ils semblent nous inviter à prendre les tours de Notre-Dame pour un fauteuil, et à nous couvrir le chef avec le dôme des Invalides. L'un demande des angés pour faire l'éducation d'un foible enfant; et pour arriver à la connoissance du système de l'autre, il faudroit être Dieu lui-même.

Quel seroit l'homme, en effet, qui, contre le témoignage de ses yeux, contre le sentiment intime de son esprit, contre toute la présomption de son expérience, voudroit ou pourroit subitement changer son opinion sur le compte d'un ami qu'il auroit cultivé pendant long-temps, uniquement parce que la physiognomonie lui feroit remarquer que son nez est un peu trop retroussé pour que ce puisse être un bon homme? Ne faudroit-il pas qu'il pût voir en même temps le fond de son ame? Et comment le verra-t-il, si Dieu ne lui prête un moment sa toute-puissance, ou s'il ne devient Dicu lui-même ? Que m'importe qu'un ami que j'ai éprouvé dans mille cireonstances ait sur le front un trait saillant qu'il plaît à la physiognomonie de qualifier du nom d'hypocondriaque ? J'ai, pour me rassurer, le sentiment et l'expérience du contraire. Je conçois bien que le physiognomoniste va m'arrêter ici pour me dire qu'il va me faire voir un autre trait qui prouve que j'ai raison; mais que m'importe ce trait, puisque j'ai de mon ami le sentiment que je dois en avoir?

Il faut distinguer dans la physiognomonie deux parties bien séparées la première, qui prétend vous enseigner ce qu'il n'est même pas possible d'ignorer; et la seconde, qui veut vous apprendre ce qu'elle ne peut pas montrer. Tout homme a son expérience et son tact physionomique : voilà ce que j'appelle la première partie de la science physiognomonique. Vouloir étudier cette première partie seroit vouloir retourner aux premières impressions de l'enfance, et faire repasser sous ses yeux tout ce que l'on a déjà vu. Quinze, vingt ou trente ans d'existence et d'observation parmi les hommes peuvent bien tenir lieu de cette première partie. Elle peut être curieuse, amusante même, si l'on veut, mais je ne crois pas qu'elle apprenne rien au-delà de ce qu'un homme fort ordinaire peut et doit avoir appris par la seule habitude. Toute la seconde partie, qui voudroit nous faire avancer plus vite que l'âge dans la connoissance des signes physiognomoniques, nous chargeroit l'esprit bien inutilement, puisque, dans les actes de quelqu'importance, l'homme sage ne se fie pas même à son expérience: il ne se livre encore qu'avec réserve à celui qui

porte sur sa figure la meilleure recommandation, attenda que rien ne ressemble mieux à un honnête homme qu'un fripon; et jamais il ne condamne qui que ce soit sur les traits de son visage, puisque l'homme a toujours dans son ame tout ce qu'il faut pour faire mentir sa figure. Cette figure est bien cependant, comme nous l'avons déjà dit, le miroir de l'ame; mais c'est un miroir mobile et trompeur, auquel il ne faut pas se fier.

Le sens physionomique s'exerce toujours sur l'homme tout entier; et en cela, comme en tout le reste, il agit conformé ment à sa nature. Le Créateur n'a pas fait des yeux sans les accompagner de tout le reste du corps; et c'est de leur union aux parties qui les environnent, que résulte toute leur expression. La physiognomonie juge aussi l'ensemble des traits: c'est là son premier exercice; mais ensuite elle détache chacune des parties, et, par leur inspection particulière, elle confirme ou détruit le jugement du sens physionomique. Si ce jugement est confirmé, je dis que cette confirmation est inutile; s'il est contredit, j'examine les motifs de cette contra. diction, et je reconnois bientôt qu'ils sont étrangers au sujet qu'il falloit juger. Un nez, un front, des yeux, ou bien un menton, détachés par la pensée du visage auquel ils appartiennent, ne sont plus le nez, le front, les yeux ou le menton qui faisoient parties d'un tout indivisible. Čomment! me dira le physiognomoniste, vous ne reconnoissez pas ces yeux louches, signes d'un esprit soupçonneux et oblique? Je les reconnois d'autant moins, qu'ils avoient un caractère tout opposé lorsqu'ils étoient à la place que le Créateur leur avoit marquée. Je les trouvois remplis de douceur et de modestie; ils étoient en accord avec le tendre sourire d'une bouche timide. Vous les en avez séparés, et je ne les reconnois plus Tout objet qui n'est pas à sa place change, par cela seul, de nature: ce n'est plus le même objet; il passe de la vie à la mort: c'est la même matière; mais c'est une matière inanimée qui ne signifie plus rien. S'est-on jamais avisé de juger un tableau sur le pan d'un habit qu'on en auroit détaché? Qui est-ce qui peut prétendre que les accompagnemens bizarres d'un seul instrument suffisent pour décider de l'effet de tout ur concert? N'est-ce pas de la place qui leur convient que tous les objets qui sont dans la nature reçoivent leur lustre ? L'absence d'un trait dans la figure de l'homme n'en change-t-il pas tout-à-fait le caractère ? Et si cet effet se fait remarquer d'une manière si sensible dans ce qui reste d'une figure à laquelle la physiognomonie aura enlevé quelque partie, quel changement ne devra-t-il pas s'opérer dans cette même partie, et comment pourra-t-on là faire servir à établir un jugement positif ?

Tant

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