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blesse : leçon sublime (1) de vérité! et Godefroy, supérieur à tos par sa sagesse, est égal aux plus braves par sa valeur. Après lui, des Grands distingués par leur naissance et leurs exploits, montrent les foiblesses de l'homme privé au milieu des soins de l'homme public, et tirent de leurs passions un éclat que le chef ne doit qu'à ses vertus. Toutefois, ces passions fougueuses cèdent à de grands devoirs, et tout concourt au succes de l'entreprise et au triomphe de la vérité et de Ja vertu. Mais ce qui distingue le génie du Tasse, et fait de son poëme le tableau le plus parfait de ce que doit être la société chrétienne, c'est le caractère à la fois religieux et politique qu'il donne à ses guerriers, et ce mêlange de douceur et de force, de foi et de courage, de grandeur et de soumission qui constitue l'homme public, et dont le Christianisme seul a connu le secret. Au reste, même quand le Tasse donne à ses héros les foiblesses de l'homme privé, triste apanage de la condition mortelle, toujours à la hauteur de son sujet, il a banni de sa composition, comme indigne de trouver place au milieu de si grands intérêts, tous les détails de la vie domestique, si communs dans Homère. Les soins domestiques ne sont que des besoins, et l'homme public ne doit connoître que des devoirs; et, à cet égard, les mœurs, dans là condition élevée, sont aussi sévères que la poésie.

Si de cette belle production, expression générale de la société chrétienne, nous passons à la littérature particulière des divers peuples civilisés, nous retrouvons, dans chaque école, l'expression particulière de la société à laquelle elle appartient.

En effet, toutes les sociétés de l'Europe chrétienne sont riches de productions littéraires de tous les genres; mais cependant, chacune d'elles a cultivé avec plus de succès le genre de littérature qui a le plus d'analogie avec sà constitution et ses mœurs.

Ainsi, la littérature helvétique nous offre les modèles les plus parfaits du poëme pastoral, par cette raison locale, que les mœurs champêtres et patriarcales s'étoient mieux conservées en Suisse que dans aucune autre contrée de l'Europe, et que, dans cette société, il n'y avoit de véritable constitution que dans la famille. Gesner, le coryphée de la poésie pastorale chez les modernes, a donné à ce genre les graces décentes et modestes dont il est susceptible chez un peuple civilisé, sans lui ôter sa simplicité native; et, sous ce rapport,

(1) Voltaire ne l'a pas suivie dans la Henriade. L'histoire l'autorisoit sans doute à donner des foiblesses à son héros; mais le poète épique, chez les modernes, doit plutôt consulter le beau idéal que la vérité historiqué,

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on peut dire que Gesner est le poète de la société domestique, comme Corneille est le poète de la société publique.

Par une raison semblable, les Anglais ont du exceller dans le roman, qui offre le tableau des mœurs de la famille considérée non dans l'état champêtre, mais dans l'état de cité, et que nous appelons bourgeois: car les Anglais, comme tous les peuples réformés et commerçans, vivent beaucoup dans cette espèce de société domestique. La constitution de la famille et ses mœurs sont même plus fortes en Angleterre que les mœurs publiques et la constitution politique. Aussi leur littérature du genre noble n'a pas marché tout-à-fait du même pas. La tragédie, chez les Anglais, flotte encore entre le sublime et le trivial, entre le pathétique et l'horrible. Même dans leurs productions littéraires du genre familier, comme la comédie et le roman, à côté des traits les plus intéressans, des peintures de mœurs d'une vérité profonde, et d'une morale souvent très-pure, quoiqu'en général un peu foible, on trouve les détails les plus ignobles, quelquefois les plus choquans, et les bouffonneries les plus grossières. Leur langue même n'est pas fixée; et tout s'y ressent d'une société mixte, et d'une constitution encore indécise entre l'ordre monarchique et le désordre populaire. Le Paradis perdu, monument le plus imposant de la littérature anglaise, est entièrement, et par la nature même du sujet, dans le génie dé cette nation. Le poète célèbre à la fois les grands desseins de Dieu sur le genre humain, et le bonheur ou les désastres de la première famille. Il a dû par conséquent s'élever aux idées les plus sublimes, et descendre aux peintures les plus naïves; et ce qui eût été peut-être une faute dans toute autre épopée, est une beauté et même obligée dans celle-ci, qui, pour le fonds et l'exécution quelquefois bizarre et inégale, appartient exclusivement au caractère général de la littérature anglaise.

Les peuples du nord de l'Europe qui, dans leur état politique et même religieux, n'ont pu sortir, jusqu'à présent, de leurs constitutions équivoques, en sont encore à chercher les principes naturels du goût dans leurs compositions littéraires; mais comme la famille est partout constituée, la même où l'Etat ne l'est pas, ou l'est mal, le genre familier ou domestique domine dans la littérature germanique, même du genre noble. Elle cultive de préférence le drame ou le roman, et en prend volontiers le sujet dans les événemens de la vie commune et domestique. Ce genre, chez les Allemands, offre sou vent de l'intérêt, du naturel et de la vérité; mais, en même temps, ils descendent fréquemment jusqu'au trivial, se perdent dans les détails, épuisent les descriptions, alambiquent

les sentimens; et, faute de principes fixes, ils n'ont pu encore faire une tragédie régulière; et même dans l'épopée, ils ont putré le sublime jusqu'au vague, à l'idéal, à l'incompréhensible ces derniers défauts se mêlent à de véritables beautés dans la Messiade de Klopstock.

On retrouve dans la littérature italienne quelque chose des vices de la littérature germanique, et pour les mêmes raisons; mais, soit la mollesse de la langue, et l'habitude des arts agréables; soit la foiblesse de leurs constitutions politiques, et la prédominance de la constitution religieuse, le style, chez les Italiens, a de l'afféterie, le goût de l'incertitude, et le sentiment même qui domine dans leurs productions une sorte de mysticité.

Les mœurs, en Espagne, sont plus fortes, et, si j'ose le dire, plus marquées que les lois, parce que cette nation a vécu, beaucoup plus que toute autre, au milieu d'événemens extraordinaires qui ont influé sur les mœurs bien plus puis¬ samment que sur les lois Qu'on se représente, en effet, deux peuples aussi opposés de génie, de mœurs, de lois, de reli¬ gion et d'intérêts, que les Espagnols et les Maures, des Chrétiens et des Musulmans, établis pendant sept à huit siècles sur le même territoire, sans communication avec d'autres peuples, toujours en guerre sans se détruire, ou en paix sans se confondre; et que l'on juge tout ce qu'un état de société, sans exemple dans l'histoire, a dû produire de sentimens et d'aventures guerrières ou même galantes chez des hommes, les uns autant que les autres, braves et passionnés, qui ne posoient les armes que pour se livrer aus plaisirs, et chez qui les rapports inévitables des deux sexes avoient à combattre tous les obstacles que peuvent opposer la différence de religion et de mœurs, et une inimitié de part et d'autre domes→ tique, Exercés par cette lutte longue et terrible, les Espagnols ne se délivrent de ces hôtes dangereux que pour dominer l'ancien monde, et voler à la conquête du nouveau; et ils étonnent l'univers par les entreprises fabuleuses de leur Cortez et de leur Pizarre, et par la puissance prodigieuse de leur Charles-Quint. Les mœurs retinrent donc en Espagne l'empreinte des événemens, et la littérature celle des mœurs. Jetée hors de toutes les limites, par une exaltation de tant de siècles, de tous les sentimens de guerre, de religion et de galanterie, ces trois mobiles qui influent si puissamment sur l'esprit et le caractère des peuples, riche d'un instrument plein, sonore, abondant, la littérature espagnole confondit tous les genres, porta le noble dans le familier, le familier dans le noble; s'éleva dans le grand jusqu'au gigantesque, et descendit dans

le tragique jusqu'au bouffon; mêla dans l'épopée les scènes de volupté aux récits de combats; fertile en romans chevaleresques, en stances amoureuses, en comédies héroïques, en drames d'intrigue, à coups d'épée, à déguisemens et à imbroglio. C'est là du moins le caractère de l'ancienne littérature espagnole, celle qui a jeté un si grand éclat, et qui a donné le Cid à la France, et Don Quichotte à l'Europe. La littérature moderne est moins connue. Depuis ces époques brillantes de son histoire, l'Espagne, rentrée dans les voies ordinaires de la politique générale, et même affoiblie par sa grandeur, semble déchue de sa gloire politique et même littéraire. Il étoit dans la nature que le repos succédât à tant d'agitations, et même la langueur à un état aussi violent. L'Espagne dort; et peut-être n'attend-elle que le moment du réveil.

Enfin, Malherbe vint: et la littérature française, malheureuse jusqu'alors dans ses essais, et plus naïve que noble, commença par l'ode, c'est-à-dire, par ce qu'il y a de plus élevé dans la composition poétique; et dans ce genre, ses coups d'essai furent quelquefois des chefs-d'œuvre. Corneille continua sur le même ton, et fit parler à la tragédie un langage inconnu jusquà lui, même chez les anciens. Racine tempéra cette dignité sans l'abaisser, comme, après lui, Voltaire et Crébillon l'ont exagérée, peut-être sans l'agrandir. Dans ce siècle de hautes pensées, de nobles sentimens, de belles actions, tout prit, dans la littérature, un grand caractère. La comédie elle-même s'ouvrit de nouvelles routes dans le genre sérieux et moral du Misantrope: genre inconnu aux anciens, et imité avec succès par les modernes. Le roman, dédaignant les aventures vulgaires, révéla le secret du cœur des rois ; l'apologue orna sa simplicité primitive d'une parure qui ne parut point étrangère; et l'on vit jusqu'au genre badin revêtir, dans le Lutrin, les formes augustes de l'épopée. Mais la pastorale, trop éloignée de nos mœurs, fut sans naturel et sans naïveté. La poésie érotique n'osa se montrer; et les poètes de ce beau siecle, qui faisoient parler avec tant de succès les rois et les héros, ne se crurent pas des personnages assez importans pour parler d'eux-mêmes, et entretenir le public de ces plaisirs obscurs, de ces chagrins amoureux qu'on dérobe même à

l'amitié.

La littérature se monta donc en France au ton le plus noble et le plus naturel à la fois, même dans le genre purement familier; et elle fut ainsi, sous le règne de Louis XIV, l'expression fidelle de cette société où tout tendoit au grand et à l'ordre, et y arriva sans effort, par la seule influence d'une constitution affermie, qui consacroit le pouvoir du monarque,

la dignité du ministre, le respect et l'amour dans le sujet ; et, gravant dans les mœurs ce qui n'étoit pas écrit dans les lois, mettoit la religion dans l'armée, et la force publique dans les tribunaux; faisoit de la magistrature civile un sacerdoce, et du sacerdoce une magistrature politique; et maintenoit entre les différentes personnes de la société ces rapports naturels qui constituent l'ordre social: l'ordre, cette première source de toutes les beautés, même littéraires !

Mais à mesure que la France, au commencement du dernier siècle, étoit entraînée par diverses causes hors de sa constitution naturelle de religion et d'état; que la foiblesse gagnoit le pouvoir, l'épicuréisme le ministre; que l'esprit de discussion et de révolte se glissoit jusque dans le peuple, la littéra– ture descendoit plus volontiers au genre familier, et se dénaturoit dans le genre noble. En même temps que les principes de la société étoient mis en problème dans des écrits impies et séditieux, les principes du goût étoient méconnus dans des poésies, et l'autorité des modèles attaquée dans des poétiques. Les romans licencieux et même obscènes (ce qui est le dernier degré du familier), inondoient la littérature; et Voltaire, outrageant à la fois les mœurs, la religion et la politique, travestissoit, dans son fameux poëme, la Muse grave du poëme héroïque en une effrontée courtisane. La tragédie devenoit bourgeoise sous le nom de drame; la poésie érotique prenoit rang dans notre littérature. Les hautes sciences, les sciences morales étoient abandonnées pour les sciences physiques. Tout changeoit dans les idées et dans les mœurs. On ne voyoit l'homme que dans l'enfant; et de là tant de livres sur les enfans ou pour les enfans, qui ont bien plus besoin d'exemples que de leçons (1). On ne voyoit la société que dans l'état sauvage, la vie que dans les jouissances, la nature que dans les pierres, les animaux et les plantes. Le goût de la nature noble, et les sentimens du beau moral disparoissoient peu-à-peu des représentations dramatiques. La fierté devenoit de la férocité, la passion de la frénésie, la dignité de l'enflure, la force de la violence. La déclamation s'introduisoit dans l'histoire, sarcasme dans la philosophie, les sentences dans la poésie : tout annonçoit une révolution prochaine; et, lorsqu'elle a été consommée, et que nous avons eu une législation révolutionnaire, un pouvoir révolutionnaire, des tribunaux révolutionnaires, des armées révolutionnaires, une société tout entière religieuse et politique en état révolutionnaire, nous

(1) Ce qui le prouve, est que la nature leur donne à la fois un penchant naturel à l'imitation, et une extrême horreur de l'étude.

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