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avons vu en même temps des odes, des drames, des histoires révolutionnaires, même des sermons révolutionnaires; une littérature enfin, tout entière, digne expression d'une société révolutionnaire: comme elle, affranchie de toutes les lois, et aussi barbare dans son style que la société étoit atroce dans ses opérations, Et, j'ose le dire, s'il étoit possible que l'on ignorât un jour ce qui s'est passé en France à cette époque mémorable de nos annales, on conjectureroit aisément, à voir la littérature de ce temps, qu'il s'est opéré un bouleversement prodigieux dans la société; et peut-être il étoit nécessaire, pour que des faits aussi étranges obtinssent quelque créance auprès de la postérité, que la littérature servît de garant à l'histoire.

Non-seulement la littérature chrétienne a surpassé dans le genre noble la littérature ancienne, et la littérature française celle de toutes les autres nations de l'Europe; mais cette dernière, en rejetant du genre noble tout mélange de familier, ou ne l'admettant qu'avec une extrême réserve, s'est, à quelques égards, créé deux langages, un pour le genre noble, l'autre pour le genre familier: nouvelle preuve de la distinction des deux sociétés; distinction aussi fondamentale en littérature qu'en politique,

l'on a

C'est, en effet, dans la différence de la société domestique à la société publique, qu'il faut, je crois, chercher la cause de la distinction que met notre littérature, et particulièrement notre poésie, entre les expressions qu'elle admet comme nobles dans le genre élevé, et celles qu'elle renvoie comme trop vulgaires au genre familier en sorte que ce que : regardé comme une bizarrerie de l'usage, auroit sa raison dans la nature même des choses. En général, les termes qui expriment des objets qui se rapportent à la société domestique ne sont pas nobles, ou le sont moins que ceux qui rendent les mêmes objets considérés dans leur rapport à la société publique. Nous nous bornerons à un petit nombre d'exemples. Ainsi, mari et femme sont moins nobles qu'époux et épouse; parce que mari et femme présentent des rapports de sexes qui ne conviennent qu'à la société domestique ou de production, et qu'époux et épouse présentent des idées d'engagemens (spondere sponsis), consacrés par la société publi que, société de conservation (1). Père et mère sont du genre noble et familier à la fois, parce que ces expressions désignent le pouvoir domestique, aussi noble, c'est-à-dire, autant pouvoir dans sa sphère que le pouvoir public dans la sienne;

(1) On trouve même le mot dame employé pour celui de femme, dans quelques endroits des Oraisons funèbres de Mascaron,

et de là vient que les mots père et mère, qui désignent particulièrement la paternité domestique, sont employés d'une manière générale à exprimer la paternité publique, même religieuse; je veux dire la royauté et la religion. Par la même raison, les mots enfans et frères s'emploient dans les deux genres, familier et noble; mais les mots oncle, tante, cousins, et autres qui expriment les divers degrés de la parenté domestique, ne sont d'aucun usage dans le genre noble, parce qu'ils ne peuvent exprimer aucune idée relative à la société publique; et aussi, parce qu'ils ne sont pas même nécessaires à la société domestique, constituée uniquement et parfaitement de trois personnes, comme la société publique. Fille est noble, comme relatif de père; mais si l'on vouloit désigner d'une manière absolue une jeune personne, il faudroit se servir du mot vierge, qui renferme une idée de pureté éminemment noble, et que la religion partout, et même chez les païens, a consacrée dans son culte. Ce motif moral et religieux s'étend jusque sur les animaux, et il explique pourquoi l'on ne peut se servir, dans la haute poésie, que du mot genisse. Palais est plus noble que maison, parce que l'une est l'habitation de l'homme privé, et l'autre la demeure de l'homme public. Cheval est moins noble que coursier, parce que l'un rappelle une idée de travail domestique, l'autre une idée de combats et de service public. Par la même raison encore, le pluriel est plus noble que le singulier, parce que le singulier, ou le tutoiement, est le langage de la famille, et le pluriel le langage de la société publique. C'est ce qui fait que Racine a pu dire :

«Sa main sur ses chevaux laissoit flotter les rênes. » Et ailleurs :

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Que des chiens dévorans se disputoient entr'eux. »

Je ne dis pas que, dans le choix que fait notre langue entre les expressions qu'elle admet comme nobles ou qu'elle rejette comme familières, il ne puisse se trouver quelque bizarrerie qu'il seroit difficile de ramener au principe général. Un poète peut aussi ennoblir un mot bas ou vulgaire en le joignant à une idée noble, comme a fait Racine à l'égard du mot pavé, qu'il a relevé en le rapprochant de l'idée de temple. Je dis seulement que c'est dans la différence des deux sociétés publique et domestique qu'il faut chercher la raison générale de la distinction des termes nobles ou vulgaires et c'est ce qui explique pourquoi, en même temps qu'on attaquoit en France les distinctions sociales, on avoit

essayé, comme l'observe M. de La Harpe, de faire disparoître de notre style la distinction des expressions.

Les anciens, qui vivoient dans des Etats populaires où il n'y avoit proprement de constitution que celle de la famille, n'avoient pas toutes les idées que fait naître la société publique, et ne pouvoient par conséquent observer dans leur style, du moins autant que nous, la distinction des expressions. « Chez les Grecs, dit M. de La Harpe, les détails de >> la vie commune et de la conversation familière n'étoient >> point exclus du langage poétique, puisqu'aucun mot n'é» toit, par lui-même, bas et trivial: ce qui tenoit en partie » à la constitution républicaine, et au grand rôle que jouoit » le peuple dans le gouvernement. Un mot n'étoit point » populaire pour exprimer un usage journalier; et le terme >> le plus commun pouvoit entrer dans le vers le plus pom» peux et la figure la plus hardie. » M. de La Harpe donne la véritable raison de l'indifférence des Grecs sur l'usage des mots, en disant que le peuple jouoit un grand rôle dans le gouvernement. Il eût été plus vrai de dire que le peuple y jouoit tous les rôles à la fois, et même des rôles contradictoires, puisqu'il étoit pouvoir et sujet tout ensemble. Il ne pouvoit y avoir rien de positivement ignoble dans la littérature, là où il n'y avoit pas de noblesse distincte dans la constitution. Sous un pareil souverain, le langage de la cour ne pouvoit être différent du langage de la halle. Une marchande d'herbes, comme l'on sait, se connoissoit, à Athènes, en beau style; et un poète tragique auroit pu parler tout naturellement, et sans périphrase, de la poule au pot. Toutefois les Romains, plus constitués dans leur état public que les Grecs, et qui, même dans les plus grands désordres de leur démocratie ou de leur aristocratie, créoient, au besoin, et pour des motifs de conservation, la monarchie dictatoriale, puissant remède à des maux désespérés ; les Romains étoient plus difficiles que les Grecs sur le choix des expressions propres à tel ou tel genre d'écrire; et c'est ce que veut dire le critique que nous citions tout à l'heure, dans ces paroles : « Le choix des mots propres à tel ou tel » genre d'écrire n'est pas une superstition de notre langue, >> mais une religion des langues anciennes, quoiqu'elles fus>> sent bien plus hardies que la nôtre ». En effet, les Latins ne poussoient pas aussi loin que nous la délicatesse sur le choix des expressions. C'est ce qui fait que les langues anciennes sont moins chastes que la nôtre car la chasteté dans l'expression consiste à ne parler qu'avec une extrême réserve d'objets qui ont rapport à la société des sexes, comme la

chasteté dans la conduite, à s'abstenir des actes propres à cette société. Ainsi pour revenir à l'exemple que nous avons cité, fæmina, uxor, mulier, conjux, et autres, s'emploient dans la langue latine plus indifféremment que dans la nôtre. Les termes même de vir et d'uxor, qui semblent convenir uniquement à l'homme, Virgile et Horace s'en servent en parlant des animaux, vir gregis, uxor olentis mariti; et peut-être cette promiscuité d'expressions avoit-elle son principe secret dans les mœurs infames du paganisme, dont nous retrouvons quelque trace dans les idylles de Théocrite, et même de Virgile.

Si cette digression ne m'éloignoit trop de mon sujet, je ferois voir que les usages de la civilité reçus chez les nations modernes, ne sont autre chose que l'art de faire disparoître des manières et de la conversation, l'homme domestique, l'homme de soi, pour ne montrer aux autres que l'homme public, l'homme de tous; et de là vient que la politesse réprouve les manières trop familières, et qu'un homme familier passe pour un homme mal élevé.

Ce sentiment des convenances sur les détails familiers que réprouve l'usage du monde, introduit par le Christianisme, qui tend toujours à nous subordonner aux autres, et à généraliser la société, a passé jusque dans le peuple, qui ne parleroit pas à quelqu'un d'un rang élevé de beaucoup d'ob jets qui appartiennent uniquement et immédiatement à l'homme domestique, saus ajouter la formule excusatoire, sauf le respect que je vous dois, ou quelqu'autre semblable. (1)

(1) C'est peut-être dans ces idées sur la noblesse des sujets et des expressions, idées moins développées chez les Romains que chez nous, m is qui néanmoins ne leur étoient pas étrangères, qu'il faut chercher l'ex¡ lication du passage d'Horace qui fut le sujet d'une dispute littéraire entre le savant Dacier et M. de Sévigné :

Difficile est propriè communia dicere ; tuque

Rectius iliacum carmen deduces in actus,

Quàm si proferres ignota indictaque primus.

Dacier prétendoit, on ne sait pourquoi, que le mot communia « signifioit des caractères nouveaux et inconnus que tout le monde a » droit d'inventer, mais qui sont encore dans les espaces imaginaires, "jusqu'au premier occupant qui s'en empare. » Son adversaire traduisoit, ou plutôt tronquoit ainsi ce passage: « Il est difficile de traiter » d'une manière propre des sujets communs; et cependant on fera » beaucoup mieux de les choisir que d'en inventer. » Peut-être, en se tenant plus près de l'acception propre des expressions latines, pourroiton traduire : « Il est difficile de rendre des choses vulgaires et familières >> d'une manière noble et propre à la haute poésie (dont il est question » dans cette partie de l'Art poétique), et vous mettriez plutôt toute » l'Iliade en tragédies ( deduces in actus), que vous n'introduiricz le

En comparant entr'eux les anciens et les modernes, sous le rapport de la littérature, nous n'avons parlé que de la poésie, qui en est la partie la plus brillante, et celle qui retient le plus fidellement l'empreinte de la constitution et des mœurs. Il nous reste à parler du genre historique et oratoire. L'histoire ne peut êire chez tous les peuples, et dans tous les temps, que le récit des faits. Mais dans l'antiquité, où les peuples ne se connoissoient entr'eux qu'autant qu'ils se touchoient immédiatement, l'histoire se bornoit au récit des faits particuliers à un peuple, ou même au récit des anecdotes de sa vie privée, si l'on peut parler ainsi, domestica facta, comme dit Horace; et elle ne s'occupoit des autres peuples qu'à l'occasion des rapports de guerre ou d'alliance qu'ils pouvoient avoir avec la nation dont elle racontoit les événemens. Chez les modernes, l'histoire a étendu sa sphère, comme la politique ses relations, la géographie ses découvertes, le commerce même ses spéculations; et l'on ne peut plus écrire l'histoire d'un peuple européen, sans faire l'histoire de toute l'Europe; ni écrire l'histoire de l'Europe, sans faire celle de l'univers. Il se trouve même qu'à cause du système d'équilibre politique, qui souvent va chercher fort loin ses contre-poids, des peuples éloignés les uns des autres sont quelquefois en rapport plus immédiat que des peuples voisins entr'eux ou limitrophes. L'histoire étoit donc plus locale, et, en quelque sorte, plus domestique chez les anciens. Elle est plus générale, plus universelle chez les modernes, plus générale dans le récit des faits, plus philosophique dans la description des lois et des mœurs, plus étendue et plus profonde dans ses réflexions sur les causes des événemens, et dans ses conjectures sur leurs résultats. Les anciens faisoient plutôt l'histoire de l'homme; les modernes font plutôt celle de la société et encore cette partie de la littérature est, chez les uns et chez les autres, l'expression des temps divers de la société.

Les modernes ont, d'après les anciens, distingué trois genres dans le discours oratoire : le démonstratif, le délibératif, et le judiciaire ; et trois genres aussi dans le style : le simple,

» premier sur la scène noble, des sujets ignobles et des expressions »inusitées : ignota indictaque. » Et quoiqu'il ne faille pas chercher dans les écrits didactiques des anciens, pas même dans l'Art poétique d'Horace, cette méthode rigoureuse, cette suite non interrompue dans les idées, qui distinguent les productions des écrivains moderne, si l'on fait attention à ce qui précède ce passage et à ce qui le suit, on trouje crois, assez naturelle cette explication, qui peut-être a déjà été donnée par quelque traducteur.

vera,

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