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le sublime et le tempéré. Ces distinctions assez frivoles ne sont ni justes ni complètes; et M. de La Harpe observe, avec raison, que les diverses parties qui les composent rentrent perpétuellement les unes dans les autres : ce qui dans toute division est un vice capital.

A considérer l'éloquence, non dans le mode du discours ou dans celui du style, mais dans l'objet même de l'action oratoire, et dans son rapport à la société, on pourroit peutêtre adopter une division plus simple, conséquemment plus générale et plus philosophique.

En effet, en examinant de plus près l'objet que se proposent l'orateur ou l'écrivain, lorsqu'ils s'adressent de vive voix ou par écrit, à des hommes réunis ou dispersés, on voit qu'ils ne peuvent avoir pour but que d'exciter des passions et de servir des intérêts personnels, ou d'exposer des principes et d'enseigner des devoirs. Le premier de ces objets est personnel ou populaire, selon que l'orateur s'occupe d'un ou de plusieurs hommes; l'autre est public (dans le sens moral ) (1), c'està-dire général : car il n'y a rien de plus général que les principes, et de plus public que les devoirs.

Or, les discours qui nous restent des anciens sont tous, ou du genre judiciaire, je veux dire des plaidoyers pour ou contre des particuliers, ou du genre purement démonstratif, tel que des invectives et des panégyriques dans lesquels l'orateur cherche à exciter la haine contre l'homme qu'il poursuit, ou l'admiration en faveur de celui à qui il décerne un éloge solennel. Les discours de Cicéron, même ceux dont il est lui-même l'objet, sont tous de ces deux genres: et ceux pro lege Manilia et de provinciis consularibus, dont le titre annonce un objet moins personnel, ne sont au fonds que d'éloquens panégyriques de Pompée et de César, dans l'un desquels l'imprudent orateur opine à attribuer à Pompée un immense pouvoir qui fut la première cause de sa chute; et dans l'autre, à conserver à César le gouvernement de toutes les Gaules, que des sénateurs plus clairvoyans vouloient partager, et qui fut l'origine de sa grandeur et de la ruine de la république. Dans les discours du même orateur contre la loi agraire proposée par le tribun Rullus, il ne s'agit ni de principes ni de devoirs. C'est une question de fisc particulière aux Etats populaires de l'antiquité, et une conséquence barbare du droit atroce de guerre établi chez les Païens. Le peuple délibère si les terres confisquées sur les vaincus, possédées par le fisc ou par des

(1) Public se prend ici dans le même sens dans lequel on dit: morale publique, pouvoir public; et il est plutôt synonime de général que d'exterieur.

particuliers,

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articuliers, seront livrées à de nouveaux acquéreurs, et dans cette question, quel que fût le résultat, un grand pouvoit consacrer qu'une grande injustice. (1)

On m'opposera sans doute les harangues de Démosthènes contre Philippe, et celles de Cicéron contre Catilina : harangues dont l'objet étoit d'exciter à une défense légitime le peuple d'Athènes et le sénat romain. Mais s'il faut le dire: c'étoit l'intérêt de chacun, c'étoit la famille (2) qu'il s'agissoit de préserver de la dévastation et de la mort, dans un temps où le droit de la guerre mettoit à la disposition du vainqueur les propriétés de la famille et la famille elle-même. Car, pour l'intérêt de tous, et la société publique de religion et d'Etat, il n'y avoit à défendre à Rome comine à Athènes, qu'une religion absurde et un gouvernement turbulent et tyrannique, qui depuis long-temps appeloit une révolution : cette révolution que Rome fit à Athènes, et César à Rome; et ni Philippes ni même Catilina n'auroient pu donner à l'une ou à l'autre de ces deux cités, une constitution pire que celle qu'elles avoient à cette époque, ni même l'établir par plus de malheurs et d'excès, qu'elles n'en éprouvèrent dans la suite. Assurément, l'intention de ces orateurs étoit pure, et leur objet très-légitime; mais à peser au poids du sanctuaire le résultat de leurs efforts, ils ne pouvoient sauver que des intérêts personnels: car pour des intérêts publics, il y avoit long-temps qu'il n'en étoit plus question à Athènes ni même

(1) Cicéron, dans un de ses discours contre Rullus et ses adhérens, fait une peinture curieuse du cos ume qu'affectoient les démagogues de son temps, et que nous avons pu reconnoître dans ceux du no.re: tant il est vrai que le même fonds se reproduit partout so les mêmes formes! Alio vultu, alio vocis so o, alio incessu esse meditabantur. Vestitu obsoletiore, corpore inculio et horrido, e pillatio es quiàm ante, barbaque majore, ut oculis et aspectu denuntiare omnibus vim tribuniciam el minitari reipublicæ viderentur. « Ils s'étudioient à >> changer leur figure, leor voix, leur démarche : leurs vêtemes sales et » négligés, leurs cheveux hérissés, leur barbe plus longue qu'à l'ordi»naire, leur extérien affreux, tout, dans leur regard et leur aspect, nous » annonçoit à tous les violences populares, et menaçoit l'Etat des

» derniers excès. »›

(2) La guerre, chez les anciens, ne se faisoit qu'à la famille ; et il n'est amais question que ce défendre s-s foyers, sa femme et ses enfans Cheź les modernes, elle n se fait qu'à l'Efat. Le premier article du Droit des Gens, chez les Païens éoit que les propriétés seroient confisquées et les hommes emine és en esclavage; le premier article de toutes les capitulations entre Ghrét ens, est « que le propriétés seront respectées» et à la honte éternelle de la Franc, ce n'est pas dans la conquète et entre e nemis, mais dans une évoluti n et entre concitoyens, que le droit sacré de propriété a été méconnu, et que les moeurs païennes ont reparu an sii de la Chrétienté.

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à Rome. La patrie y étoit un être de raison; le pouvoir, le droit de parler à la tribune et d'entraîner le peuple dans tel ou tel parti; et en dernière analyse, il ne s'agissoit que de maintenir l'ancien désordre contre un désordre nouveau. En un mot, l'effet de toute cette éloquence n'étoit pas de rendre le peuple meilleur et la société mieux constituée; mais de procurer aux citoyens un peu plus de tranquillité et de bienêtre, et de prolonger le pouvoir de la multitude: malheur plus grand pour un Etat que les victoires d'un conquérant ou même que les succès d'un conspirateur.

Si je ne craignois de déplaire aux zélateurs de l'antiquité, s'ils pouvoient écouter de sang froid une comparaison qui ne porte que sur l'objet du discours, et non sur les intentions on le talent des orateurs, j'oserois dire que nous avons vu quelques exemples de ce genre d'éloquence propre aux Etats popu laires dans nos orateurs du Palais-Royal, qui excitoient le peuple à défendre les constitutions de 89 ou de 95, dans lesquelles personne n'oseroit dire qu'il fût question des intérêts de la société ; et l'on ne peut raisonnablement douter, que dans ces discours improvisés par la fureur, il n'ait pu se trouver aussi quelques beaux mouvemens d'une éloquence emportée et déclamatoire.

C'est donc chez les modernes, et ce n'est que chez eux qu'on trouve le genre d'éloquence véritablement publique, d'une éloquence religieuse ou politique, qui expose des principes naturels d'ordre social, et enseigne les devoirs d'une morale universelle. On la trouve cette éloquence, dans les discours religieux, partie de l'art oratoire entierement inconnue aux anciens. « L'usage d'assembler les hommes dans » les temples, dit M. de La Harpe, pour leur prêcher par >> l'organe des ministres des autels, ce qu'ils doivent croire et » pratiquer, est une institution particulière aux peuples chré» tiens. » Dans ce genre de discours, l'orateur ne cherche pas à exciter des passions, mais à les combattre. Il ne fait pas valoir auprès de ses auditeurs des considérations d'intérêt personnel, mais des motifs tirés des grands préceptes de la religion et de la morale; il ne déclame pas contre le particulier vicieux, mais contre le vice en général; et même dans l'oraison funèbre, où il décerne à des grandeurs évanouies les éloges que le panégyriste chez les anciens adressoit à des grandeurs présentes, l'éloquence parlant au nom de la religion et de la mort, dans des lieux tout pleins de l'une et de l'autre, dépouille les formes adulatrices pour revêtir un caractère imposant et sévère, et elle instruit les vivans par les louanges même qu'elle donne aux morts où les censures qu'elle exerce sur leur mémoire.

'On retrouve encore cette éloquence vraiment publique dans les discours politiques dont l'objet est d'énoncer les progrès des fausses doctrines, ou de combattre l'influence d'exemples contagieux. Les réquisitoires du ministère public en France étoient de ce genre; et les peuples qui voyoient le magistrat revêtu de toute l'autorité de la loi, ne faisoient pas assez attention que l'orateur étoit armé de toute l'autorité de la raison, et souvent de toute la force de l'éloquence.

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Mais c'est dans l'assemblée constituante, la première du même genre, et sans doute la dernière dans l'histoire des sociétés, prodige de talent et d'erreur, qui seule a donné la mesure de tout ce que la France avoit acquis de lumières, et de tout ce qu'elle avoit perdu de principes; c'est dans cette assemblée que l'éloquence politique a paru dans tout son éclat, et même s'est ouvert de nouvelles routes. Je le demande : entendit-on jamais chez aucun peuple des discussions semblables, pour la grandeur des objets et l'importance des résultats, à celles qui s'élevèrent dans l'assemblée constituante, sur les distinctions politiques des divers ordres de citoyens, sur le renvoi des ministres, sur le droit de paix et de guerre, participation du pouvoir à la sanction des lois, la constitution du culie public, les signes monétaires, l'aliénation des biens publics, l'inégalité des partages, la nécessité des corps intermédiaires, etc., etc. : questions toutes du plus haut intérêt, qui tiennent à tous les principes de politique et de morale publique, et sur lesquelles reposent le bonheur des hommes, la paix des nations, l'ordre des sociétés, les destinées même du monde civilisé? Car il ne s'agissoit pas, comme chez les Romains, de décider qui du sénat ou des tribuns, obtiendroit un pouvoir assez indifférent au peuple de Rome, et dont le reste de l'Empire entendoit à peine parler; où comme à Athènes, qui d'un démagogue ou d'un autre se feroit écouter de ce peuple d'enfans; mais de savoir, et les événemens l'ont prouvé, si la France, si l'Europe passeroient de la religion à l'athéisme, de l'ordre à l'anarchie, de la civilisation à l'état sauvage. Et encore chez les anciens, l'orateur, au forum de Rome ou d'Athènes, ne pouvoit parler que pour le petit nombre de personnes qui pouvoient l'entendre; au lieu que nos orateurs, graces à l'impression et aux journaux, étoient tous les jours entendus de toute l'Europe. Et certes, ils ne restèrent pas au-dessous d'aussi grands objets ni d'un aussi auguste auditoire. Jamais l'éloquence n'avoit traité de si hautes questions avec autant de force, de savoir et de gravité. Et dans quelles cir constances encore! Lorsque la raison, sûre d'être condamnée même avant d'avoir été entendue, devenue à la fin un specta-4

cle pour la curiosité, avoit à surmonter l'insurmontable dégoût d'une lutte commencée au milieu de tous les orages, poursuivie sans relâche pendant deux ans au milieu de toutes les passions et de toutes les violences, terminée enfin au milieu de toutes les alarmes, peut-être et de tous les regrets, sans que dans une aussi longue carrière, un succès, un seul succès à peine eût consolé l'orateur, soutenu ses efforts ou ranimé sesespérances. Mais si l'art oratoire chez un peuple parvenu à la maturité de la raison n'est pas seulement un frivole arrangement de anots; si la grandeur des objets, la majesté des intérêts, l'importance des résultats, la gravité même des événemens ajoute quelque chose à la dignité de l'éloquence et au mérite de l'orateur; je le dis avec une entière conviction, et je m'honore de rendre à mes contemporains et a ma nation la justtice qui leur est due l'éloquence chez les anciens, est à l'éloquence chez les modernes, ce que l'homme est à la société; ce que les intérêts populaires des Etats païens sont aux intérêts publics des nations chrétiennes ; ce que le pillage de la Siçile par Verrès est au bouleversement de l'Europe par nos niveleurs, le projet insensé de Catilina à la vaste et profonde conjuration des Jacobins, et la réponse des Aruspices discutée au sénat par Cicéron, à la constitution extérieure de l'Eglise chrétienne défendue dans l'assemblée constituante par le plus étonnant de ses orateurs.

En considérant sous ce point de vue l'éloquence chez les anciens et chez les modernes, nous ne pouvons nous empêcher `de regretter que l'usige ait donné à ces expressions, éloquence populaire, une acception qu'on ne peut plus détourner à un autre sens. Ces mots auroient assez bien désigné l'eloquence telle qu'elle étoit chez les anciens; comme ceux d'éloquence publique auroient caractérisé l'éloquence chez les modernes. L'éloquence populaire auroit été celle de l'homme, de ses passions, de ses intérêts personnels; l'éloquence publique auroit été celle de la société, de ses lois, de nos devoirs. Cette distinction eût parfaitement correspondu à la division générale de la société politique en société populaire, societé de passions et d'intérêts privés ; et en société monarchique, société d'ordre et d'intérêts publics. Elle auroit ajouté une nouvelle preuve à toutes celles que nous avons données du rapport de la littérature à la société; et peut-être auroit-elle abrégé la longue dispute entre les Anciens et les Modernes, sur le mérite respecuf de leurs compositions oratoires, en faisant voir qu'on a souvent rapproché les uns des autres des objets qui ne sont pas identiques, et qui pour cette raison, ne peuvent être comparés ensemble d'une manière absolue. DE BONAL D.

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