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dont la conversation charme une société choisie, sans effort, il est vrai, mais avec une recherche d'expression qui provoque l'applaudissement; presque jamais on ne voit l'écrivain pesant ses paroles dans le silence du cabinet, et négligeant de vains ornemens pour chercher à réunir à la plus grande justesse la plus exacte précision. Il est à remarquer que le Père Bouhours, qui s'étend avec complaisance sur les historiens éloquens, tels que Tite-Live et Salluste, ne dit pas un mot de Plutarque, ce modèle de naturel et de simplicité que doivent se proposer tous ceux qui écrivent des vies particulières. C'est dans ce dédain pour un des plus grands écrivains de l'antiquité que l'on peut trouver le germe des défauts que nous

avons eu lieu d'observer dans l'Histoire de Pierre d'Aubusson. Le Père Bouhours recherchant trop l'éloquence et les tours nombreux, ne donne point à cette histoire le caractère qu'elle devoit avoir. S'étant trompé dans la théorie de son art, il n'est pas étonnant qu'il se soit égaré dans la pratique.

D'autres causes encore contribuèrent à donner au style de l'auteur un peu d'affectation et de faux brillant. Quoiqu'il s'élevât avec beaucoup de force, comme on le verra par la suite, contre les concetti italiens et espagnols, il ne dédaignoit pas de faire une étude particulière d'un écrivain qui ne pouvoit que lui faire prendre une mauvaise route, si son bon sens et son talent naturel ne s'y fussent opposés. Il y avoit plus d'un rapport entre la position de Voiture et celle du Père Bouhours dans la société : tous deux faisoient les délices des cercles dans lesquels ils étoient admis. Voiture, paroissant à une époque où le goût n'étoit pas encore forme, avoit eu le mérite de donner à la phrase française une légèreté, une élégance et une finesse qui lui avoient été jusqu'alors inconnues; mais son bel esprit perçoit trop dans ses lettres, ses plaisanteries étoient trop travaillées, et sa légèreté n'étoit pas dépourvue d'une certaine affectation. Méritant de grands éloges pour avoir su donner un nouveau caractère à la langue française, il n'en étoit pas moins un modèle dangereux à suivre. Le Père Bouhours s'étoit distingué dans un temps beaucoup plus heureux les chefs-d'œuvre de Racine et de Boileau avoient obtenu les applaudissemens de tous les connoisseurs éclairés; les Lettres Provinciales avoient fixé la prose française. It deve noit alors beaucoup plus facile à un écrivain d'obtenir des succès littéraires. On ne sauroit révoquer en doute que le Père Bouhours n'ait puissamment contribué à perfectionner la langue française par l'urbanité qu'il sut répandre dans ses écrits; mais les rapports qui existoient entre Voiture et lui se Arent toujours sentir; il avoit tant de goût pour cet auteur,

qu'il le portoit toujours sur lui; dans ses momens de récréa→ tion, comme il le dit lui-même, il le lisoit et le relisoit sans cesse. On doit attribuer à cette étude habituelle l'envie de briller qui se trouve trop fréquemment dans les ouvrages du Père Bouhours.

L'urbanité et une politesse raffinée, portées très-loin par le Jésuite, étoient aussi produites par une rivalité dont il est utile de faire ici une courte mention. Les ouvrages de PortRoyal produisoient alors le plus grand effet: on employoit dans les maisons particulières, et dans quelques colléges, les Méthodes et les Grammaires de Lancelot, d'Arnauld et de Nicole; Boileau et Racine témoignoient le plus vif enthousiasme pour ces excellens maîtres. Les Jésuites craignoient avec raison l'influence de ces nouveaux systèmes : chargés de l'enseignement dans presque toutes les provinces, il étoit de leur intérêt d'opposer à leurs adversaires des ouvrages propres à maintenir du moins la balance. La Logique de Port-Royal, dont les éditions se multiplioient, se faisoit sur-tout distinguer par une raison solide, par une méthode sévère, par une dialectique exacte et claire, mais ne présentoit aucun ornement déplacé. Le Père Bouhours composa, pour balancer le succès de cet ouvrage, le livre dont nous nous occupons : il ne négligea rien pour charmer le lecteur par une instruction amusante, légère et dépouillée de tout appareil sérieux. Le contraste ne pouvoit être plus marqué; mais, comme chacun de ces ouvrages, composé dans des vues si différentes, présente des qualités essentielles, tous deux ont obtenu le suffrage des connoisseurs. Cependant le livre du Père Bouhours, faisant de trop fréquentes allusions aux circonstances du moment, ne s'est pas soutenu comme la Logique; et, malgré les défauts qu'on peut lui reprocher, nous ne craignons pas de dire qu'on l'a beaucoup trop négligé. Peu de Réthoriques sont aussi bonnes : en supprimant quelques passages qui n'ont plus d'intérêt, en rectifiant quelques jugemens erronés, il n'est pas douteux qu'on en pourroit faire un excellent livre classique. C'est ce qui nous engage à en parler encore avec quelque détail.

Voltaire, dans l'Histoire du Siècle de Louis XIV, à rendu justice à cet ouvrage du Père Bouhours. « La Manière de »bien Penser, dit-il, sera toujours utile aux jeunes gens qui » voudront se former le goût: l'auteur leur enseigne à éviter » l'enflure, l'obscurité, le recherché et le faux; s'il juge trop » sévèrement en quelques endroits le Tasse, et d'autres au»teurs italiens, il les condamne souvent avec raison. Son »style est pur et agréable. » Mais Voltaire met une restriction

à cette louange : il se moque du Père Bouhours, sur ce qu'il compare saint Ignace à César, et saint Xavier à Alexandre. Il est sûr que le Jésuite avoit trop de goût pour les rapprochemens, et qu'en les multipliant, il lui arrivoit d'en faire de forcés.

Mais Voltaire aussi se garde bien de dire à quelle occasion le Père Bouhours parle de ce rapprochement. On ne voit pas pourquoi l'auteur du Siècle de Louis XIV, qui court tant après les anecdotes, garde le silence sur celle-ci, qui est

assez curieuse.

Le grand Condé aimoit beaucoup la société des gens de lettres, et le Père Bouhours étoit quelquefois admis à son intimité. La conversation tomba un jour sur saint Ignace et sur saint Xavier. On cherchoit en vain à caractériser ces deux héros du Christianisme, dont l'un avoit fondé la Société de Jésus, et dont l'autre avoit porté le nom et la gloire de son Ordre dans les pays les plus éloignés. La conversation s'animant, le prince dit, sans y attacher d'autre intention que celle de jeter quelque lumière sur l'objet de la discussion : « Saint Ignace est César, qui ne fait jamais rien que pour de bonnes raisons; saint Xavier, c'est Alexandre, que son courage emporte quelquefois. » Il étoit tout naturel que le Père Bouhours rapportât, dans son ouvrage, ce mot si glorieux pour les Jésuites. Le petit commentaire qu'il en donne ne sert qu'à expliquer les raisons qui avoient pu porter le prince à faire ce singulier rapprochement. On ne voit pas, d'après cette explication, ce que M. de Voltaire a pu trouver de si ridicule dans ce passage de l'ouvrage du Père Bouhours. Il est faux que ce soit l'auteur qui ait fait le parallèle; mais Voltaire savoit qu'il étoit plus facile de tourner en ridicule un Jésuite que le grand Condé.

Le Père Bouhours fait quelquefois d'excellentes réflexions sur le Tasse. Les plus curieuses sont celles où le critique examine les passages que le poète italien a imités des anciens. Ces parallèles intéressans donnent lieu à des discussions très-instructives sur le génie des différens siècles, relativement à la littérature. En voici un exemple: dans l'Eunuque de Térence, Cherea, jeune homme amoureux d'une femme qu'il n'a fait qu'entrevoir, la demande de tous côtés. «(1) Où la puis-je » chercher, dit-il ? Quel chemin prendrai-je? Je suis dans

(1) Ubi quæram? Ubi investigem? Quem perconter? Quá, insistam vid?

Incertus sum: una spes est; ubi ubi est, diù celari non potest.
EUN. de Téren., act. 2, sc. 3.

» une incertitude cruelle. Mais une chose me donne de l'es» pérance, c'est qu'en quelque lieu qu'elle soit, elle ne peut » être long-temps cachée. » Cette dernière pensée est délicate et passionnée, sans avoir aucune espèce d'affectation. A l'époque où écrivoit le Tasse, on étoit beaucoup plus raffiné: la pensée de Térence auroit paru trop simple. Le Tasse, en la développant, la rend moins agréable et moins naturelle, Nous nous servirons de la traduction de M. de La Harpe, qui joint l'élégance à beaucoup de fidélité:

Ah! la beauté jamais peut-elle se cacher? (1)
Nos yeux sont-ils en vain ardens à la cherch r?
Tu ne le permis pas, Amour. D'une moin sûre
Tu sais ouvrir pour toi la plus chaste clôture,
Et dans l'ombre des murs, fermés à tout danger,
Introduis les larcins d'un regard étranger.
Argus aux yeux voilés, il n'est rien sur la terre

Que ton bandeau ne couvre, et que tan feu n'éclaire.

On voit que le Tasse, en voulant renchérir sur Térence, a été beaucoup trop loin. Quoique ce défaut soit adouci dans la traduction de M. de La Harpe, comme on peut s'en convaincre en examinant le texte, la comparaison avec Argus a quelque chose d'affecté. On a reproché au Père Bouhours d'être trop sévère envers le Tasse; mais jamais il ne lui conteste le mérite de ses conceptions épiques, de ses caractères, et de ses descriptions de combats, Il ne lui reproche que des défauts de style, séduisans pour la plupart des lecteurs, et qui n'en sont que plus dangereux. Il a raison de trouver mauvais que le poète italien, dans les endroits les plus sérieux, se permette des ornemens superflus et des bagatelles brillantes, nugæ canora, qui ne conviennent point au ton de l'épopée. Dans toute cette critique, les leçons du Père Bouhours, conformes à celles de Boileau, mais plus développées, sont des modèles de goût.

Cette manie de renchérir sur les beautés simples des anciens, a été portée très-loin par les poètes du dix-huitième siècle. Dans la tragédie sur-tout, les poètes modernes se sont livrés à beaucoup d'exagération. Ce défaut se fait remarquer

(1) Pur guardia esser non può, che' n tutto celi
Beltà degna ch'appaia, e che s'ammiri :
Nè tu il consenti Amor. ma la riveli
D'un giovinetto a i cupidi desiri.
Amor c'hor cieco, hor Argo, hora ne veli
Di benda gli occhi, hora cegli apri, e giri;
Tu per mille custodie entro a i piu casti
Virginei alberghi, il guardo altrui portasti.

Chant 2, strophe 15.

principalement dans leurs imitations des anciens. Il suffit, pour s'en convaincre, de comparer l'Iphigénie en Tauride de Guimond de la Touche à celle d'Euripide, l'Oreste de Voltaire à l'Electre de Sophocle, etc.

Les réflexions du Père Bouhours ne se bornent pas à la poésie et à l'éloquence. Il donne aussi de fort bons préceptes sur la manière d'écrire l'histoire générale. On a vu que, dans la préface de son histoire de Pierre d'Aubusson, il regarde Tite-Live et Salluste comme les meilleurs modèles. Il n'est pas aussi favorable à Tacite; et son jugement sévère n'est pas sans quelque fondement. En effet, comme nous l'avons observé, quand nous avons eu l'occasion de parler de ce grand écrivain, Tacite a le défaut de vouloir pénétrer trop avant dans les mystères de la cour : il a la prétention de découvrir les plus secrets sentimens de ceux dont il parle; et cette prétention ne peut manquer de l'égarer souvent. Sur quels titres, sur quels Mémoires fonde-t-il ses conjectures? Quand il auroit été le confident intime des princes, il lui auroit été impossible de lire aussi profondément dans leurs coeurs. La propension de l'historien à considérer toutes les actions sous les rapports les plus défavorables, étoit une des causes qui portoient les directeurs des études à ne point mettre ce livre entre les mains des jeunes gens: à cet âge, il est dangereux de voir ainsi la société, et l'idée qu'on puise dans un ouvrage de ce genre, conduit ou à la haine ou au mépris des hommes, deux sentimens également funestes quand on entre dans le monde: ils ne peuvent produire que la misantropie ou la dépravation. Ce ne fut qu'à la fin du dix-huitième siècle, que Tacite fut introduit dans les écoles. A l'époque de la révolution, on put facilement apercevoir quelle influence la lecture de cet auteur avoit exercée sur les jeunes gens. Combien de fois les phrases de Tacite ne servirent-elles pas d'épigraphe et de texte aux pam-. flets dirigés contre les chefs du gouvernement? Le Père Bouhours, qui, heureusement pour lui, n'avoit pas l'expérience de l'effet qu'un historien comme Tacite peut produire sur les jeunes gens, lui reproche seulement son défaut de simplicité et ses conjectures hasardées.

« C'est à la vérité, dit-il, un grand politique et un bel » esprit que Tacite, mais ce n'est point à mon avis un excel» lent historien. Il n'a ni la simplicité, ni la clarté que l'his>>toire demande : il raisonne trop sur les faits; il devine les » intentions des princes plutôt qu'il ne les découvre : il ne >> raconte point les choses comme elles ont été, mais comme >> il s'imagine qu'elles auroient pu être; enfin, ses réflexions » sont souvent trop fines, et peu vraisemblables. Par exemple,

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